Auteurs et autrices / Interview de Patrick Prugne
Patrick Prugne s’est fait remarquer par ses belles pages faites à l’aquarelle, mais c’est aussi un grand voyageur, par le biais de ses albums. Notre interview a été réalisée en plein cœur de Paris, au sommet de la Butte Montmartre.
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J’ai commencé comme beaucoup de mes camarades, en envoyant des dossiers à des maisons d’édition. A la même époque j’ai eu ce qui s’appelait à l’époque le Prix Alph’Art avenir à Angoulême. Ça m’a ouvert des portes chez certains éditeurs, notamment Vent d’Ouest, chez qui j’ai fait ma première BD, Nelson et Trafalgar, qui a connu un succès assez modeste. A une époque où il était possible de vendre beaucoup d’albums, nous on n’en a pas vendu beaucoup (rires). Ceci dit on a réussi à faire 5 albums, là c’était encore possible, même avec un succès modeste. A présent tu fais un premier album, si le deuxième ne marche pas, ta carrière est compromise. C’est pour ça que je ne fais que des one-shots. (rires)
5 tomes sortent en à peine deux ans, c’est rapide...
C’est surtout que je n’avais que les à-valoir (rire général) et un loyer à payer, un gamin à charge...
Puis plus rien jusqu’à la sortie du premier tome de Fol, en 1999, entièrement ton œuvre. Qu’as-tu fait dans l’intervalle ?
J’aimais bien travailler avec Jacky Goupil sur Nelson et Trafalgar, mais j’ai pris un peu de maturité sur Fol, qui a connu deux tomes. En parallèle je faisais pas mal de boulot de communication, de l’illustration, des travaux alimentaires en somme.
Fol, justement, semble emprunter ses éléments à plusieurs contes, tels que Pinocchio, avec du Tolkien dans les coins... Certains y ont même vu des références à la Quête de l’Oiseau du temps...
Oui, en effet, j’ai sans doute été bercé par tout ça. Mais je me suis rendu compte, par la suite, que je n’étais pas forcément fait pour ce genre d’histoire. Il me faut un ancrage historique pour être à l’aise, ce qui n’était pas vraiment le cas sur Fol, qui était un conte, de la fiction pure.
Malheureusement la série semble se terminer de façon un peu précipitée. Aurais-tu aimé rajouter un chapitre ?
La fin précipitée ? Peut-être. C’est peut-être une erreur scénaristique, il n’y avait pas de contraintes éditoriales particulières. A cette époque Tiburce Oger travaillait pas mal sur les débuts de l’Auberge du bout du monde, je devais faire mes premières recherches, travailler sur une nouvelle technique pour les couleurs et être sur le point de signer chez Casterman, ça m’a peut-être perturbé... Difficile à dire, ça remonte à pas mal d’années déjà.
Comment as-tu rencontré Tiburce Oger ?
En tant que gagnant du prix Alph’art, j’ai fait partie du jury l’année d’après, et c’est lui qui l’a eu. On a sympathisé, on a fait ensemble des petits dessins, qui ont été publiés le lendemain dans la Charente Libre, puis on a réfléchi à ce qu’on pourrait faire ensemble, et de fil en aiguille on a fait l’Auberge du bout du monde. Puis Canoë Bay, chez Daniel Maghen, que m’a d’ailleurs présenté Tiburce, à la demande de Daniel.
Sur L'Auberge du Bout du Monde, on sent que tu franchis un cap, graphiquement parlant, et les couleurs directes sont magnifiques. As-tu changé de technique entre-temps ? Si oui, était-ce pour coller à l’ambiance ou Oger a-t-il écrit une histoire qui correspondrait à ton dessin ?
C’est le résultat de mois et de mois de recherches. Je faisais de l’illustration en couleurs directes depuis longtemps, mais entre faire de l’illu en couleurs directes et un album de BD en couleurs directes, case par case, c’est totalement différent. Il faut que ce soit lisible, il ne faut pas ennuyer le lecteur, il faut créer une ambiance... J’ai mis du temps à m’y mettre, il fallait que je sois au point. J’avais trois albums à faire. Au niveau de l’histoire, je lui avais simplement dit ce que je n’avais pas envie de dessiner. Les époques, les thèmes qui ne m’intéressaient pas, comme la science-fiction. Les buildings, pareil. Il m’a donc proposé une histoire basée sur un conte breton... Pour Canoë Bay, je lui avais dit que la Guerre de Sept Ans m’intéressait.
As-tu participé au scénario ?
Non, pas du tout. Bon, bien sûr, si je pensais qu’une scène passerait mieux en deux cases plutôt qu’en une, je le faisais, je lui disais. Donc à part deux-trois broutilles, je n’ai rien modifié.
Après coup, comment apprécies-tu l’intégrale en petit format ?
Alors ça c’est déjà du passé, car une nouvelle intégrale en grand format va sortir le 29 novembre, avec un cahier de croquis supplémentaire, couverture inédite... Pour en revenir à cette intégrale en petit format, c’était très à la mode chez les éditeurs à l’époque, mais il leur a fallu un peu de temps pour comprendre que personne ne les achetait. En plus Daniel Maghen est arrivé sur ces entrefaites avec des albums grand format, qui respectaient plus le format des pages originales, c’est évident que les gens n’allaient pas acheter des demi-formats...
Changement d’ambiance en 2009 avec Canoë Bay. Comment ce superbe album s’est-il construit ?
Eh bien après que je lui aie parlé de mes envies graphiques sur la Guerre de Sept Ans, il est parti sur son travail de scénariste. Il me parlait de l’histoire au téléphone, ça me donnait une idée des personnages, mais je travaillais plutôt sur les ambiances, les couleurs. Pour les personnages, je préfère savoir comment ils devaient se comporter avant de travailler dessus. Après c’est un univers que je connaissais déjà pas mal, pour avoir lu beaucoup de choses sur cette période de l'Histoire et avoir été baigné jeune dans "Captain Swing", et Blek le roc, à l'époque où d'autres lisaient des Marvel. Ensuite c’est à toi, en tant qu’auteur, de saisir la substantifique moelle de cette ambiance ; il faut que le lecteur entende le bruit du canon, la pétarade des combats... En BD il ne manque que le son.
L’occasion pour toi de dessiner –ou peindre- de grands espaces... Mais aussi de proposer de nombreuses pages de croquis préparatoires.
Moi j’adore voir ce genre de choses dans les albums des autres, et lorsque je suis en dédicace, les lecteurs m’en parlent souvent. Ils aiment bien ce côté tambouille. Les journalistes qui lisent l’album en pdf le découvrent véritablement à sa sortie. Ça apporte une part de véracité à l’album. Il y a une part énorme d’esquisses, de recherches, dans la création d’une BD.
Un de nos habitués a noté l’évolution autant chromatique que géographique de tes récits sur ces dernières années : du bleu plus ou moins sombre pour la Bretagne et l’Auberge du bout du monde, à un vert de plus en plus clair avec tes albums se passant de l’autre côté de l’Atlantique.
Il aurait pu continuer en disant que depuis Pawnee je suis retourné dans une autre ambiance avec Poulbots. Mais à chaque histoire correspond une atmosphère. Si demain je fais la campagne de Russie, la retraite de Napoléon, je vais utiliser d’autres tons. Il faut que l’atmosphère que tu veux créer colle à ce que tu veux raconter. Il faut que le lecteur n’aie pas l’impression de voir un dessin, qu’il se sente porté par une histoire... Pour une feuille qui vole, une couleur verte, avec un ciel bleuté en arrière-plan, les grandes plaines américaines avec les herbes jaunes, etc. Je n’aurais donc jamais pu traiter la Bretagne sur des tons verts, comme je l’ai fait pour Pawnee et Frenchman, par exemple. Ça ne colle pas, sinon on m’appelle le" mec qui peint tout en vert."
Justement, dans Frenchman, certains lecteurs ont été frustrés de ne pas en savoir plus sur Louis, sa quête, sa culpabilité, sa place au milieu des deux hommes qui l'accompagnent, son rapport à sa famille et à sa classe sociale, son histoire d'amour tragique et, bien entendu son destin final...
C’est vrai qu’à la fin de Frenchman, j’ai ressenti que pour ce personnage tout n’avait pas encore été dit, qu’une histoire sous-jacente n’attendait que d’être racontée. Un personnage qui part avec l’expédition de Lewis et Clark, son ami qui est prisonnier des Pawnees, et sa sœur qui est restée en France... On m’en a parlé, moi aussi j’étais un peu gêné, donc j’ai cogité, j’ai cogité... Et l’album Pawnee est arrivé.
Et du coup tu penses en avoir fini avec ces personnages ?
Pourquoi ne pas y revenir un jour ? Toujours en les remettant dans un contexte historique, peut-être 10, 15 ans après... mais il faudrait que j’en aie envie. Pour l’instant ce n’est pas à l’ordre du jour.
L'un des traits de ton œuvre, c'est un refus du spectacle, du sensationnalisme, au profit de la contemplation, du réalisme.
Alors dans Poulbots on n’est pas du tout dans la contemplation, mais par contre le souci de réalisme historique est bien présent. Dans ce même album je montre la grande pauvreté, mais sans en faire un truc pleurnichard. Je me suis attaché à rendre tout ce qui avait trait à la butte Montmartre, historiquement et artistiquement parlant.
Quelles sont tes sources d'inspiration, visuelles, sonores... ?
Je travaille beaucoup en musique, beaucoup de choses, que je ne vais pas t’énumérer là. J’écoute beaucoup la radio, surtout France Musique, France Culture, France Info, j’aime bien varier, j’ai un panel assez large. Pour Poulbots, j’écoutais du Brel, du Nougaro, mais aussi les Stones, ou encore le jazz de la Nouvelle-Orléans, ça variait pas mal. J’ai cherché des morceaux dans l’esprit guinguette, pour me mettre dans l’ambiance, et je suis toujours tombé sur des trucs nasillards, et au bout d’un moment ça m’a un peu gavé.
Passons à présent à Poulbots, ton nouvel album. Pourquoi avoir changé d'éditeur ?
Eh bien parce que l’éditeur est mon fils (rires) ; ensuite parce que je sais que son équipe et lui sont des passionnés voulant lancer une collection de BD, et que j’aime beaucoup ce qu’ils ont déjà fait (ndSpooky : essentiellement des contes jeunesse en grand format).
L'ambiance aussi est très différente de tes précédents albums. Nous voici revenus en France, plus précisément à Paris, dans le quartier de Montmartre, en 1905. Ce cadre est-il venu d'envies graphiques particulières ?
Non, c’est tout simplement parce qu’il y a plusieurs années je suis tombé amoureux de l’univers du peintre Francisque Poulbot, ses dessins, ses affiches, ses peintures... J’ai gardé ça sous le coude, j’ai lu beaucoup de choses sur Montmartre, et de fil en aiguille j’ai eu envie de faire quelque chose sur Poulbot, et donc Montmartre, puisque c’est un enfant de la Butte. Et c’est venu assez facilement, assez naturellement, pour donner Poulbots.
Nous voilà au sein d'une bande de petits gavroches, ou des loupiots, qui vivent de rapines et de menus délits. Ils côtoient une société particulière, surtout le peintre Francisque Poulbot, dont le nom finira par désigner ces enfants des rues... Le peintre est présent dans l'album, mais de façon elliptique, il évolue en périphérie de l'intrigue principale. Voulais-tu parler du peintre ou des enfants, au final ?
Ce sont les gamins, les « gosses », comme il disait, qui sont au centre de l’album. On a fini par les appeler les poulbots, son nom de famille est ainsi devenu un nom commun pour désigner ces titis parisiens qu’il côtoyait, et qu’il a peints à maintes reprises. C’est pourquoi j’ai pris le parti de parler d’eux dans mon album.
J'imagine que tu as utilisé la nombreuse iconographie relative à cette époque pour créer les décors, les costumes des personnages, etc. ?
Bien sûr, je suis venu souvent ici, au musée Montmartre, j’ai acheté des bouquins sur le quartier, sur cette époque, des reproductions de vieilles cartes postales, j’ai tout basé sur ça.
Justement, quel est ton personnage préféré ?
J’ai un petit faible pour Trois-Pouces, le gamin au couteau. Graphiquement c’était le plus intéressant, avec son côté renfrogné, la petite teigne. Il est rigolo à dessiner, il fait partie de ces personnages qui ont un charisme plus fort que d’autres.
On sent ton souci de réalisme, en reproduisant la gouaille et le parler si particulier de ces enfants, livrés à eux-mêmes très tôt.
Je me suis bien sûr documenté sur l’argot parisien de l’époque. J’ai tranché dans le vif, car s’ils n’avaient parlé qu’en argot, on n’aurait rien compris. Par contre il fallait qu’on les différencie du fils de petit bourgeois qu’ils rencontrent. Certains ont les lacets défaits, l’autre a les lacets bien faits, tu vois.
Voir ses planches exposées au musée de Montmartre, c'est une jolie mise en abîme, non ?
Oui, je suis venu pour l’inauguration du musée, où sont exposées mes planches et la couverture, en regard de dessins originaux de Poulbot. Mes planches sont celles qui reprennent des vues de Montmartre. Cela m’a permis également de rencontrer des représentants de l’association des amis de Poulbot.
N'aurais-tu pas envie de continuer l'aventure et de nous parler de la République de Montmartre ?
Ce n’est pas à l’ordre du jour. Et de toute façon, réfléchir à une histoire, commencer à l’écrire, la réécrire, la dessiner, faire les couleurs, la boucler, pour un album de 50 pages, ça prend un an et demi. Et puis il y a les moments de pause, de promo, il faut arriver à tout gérer. J’ai toujours une idée d’avance, voire quinze (rires).
Quel est ton prochain projet ?
Pour l’heure je me documente particulière au sujet du voyage de La Pérouse, le naufrage de l’Astrolabe et la Boussole sur l'île de Vanikoro dans l'archipel des Salomon, en 1788. On sait qu’il y a eu des naufragés, des rescapés qui se sont installés sur place, et je ferai démarrer mon histoire à partir du naufrage. Comment cette vie, improbable sur cette île avec des requins, des récifs, des mélanésiens et des polynésiens qui s'affrontaient sans cesse a-t-elle été possible ? Ces marins bretons ne pensaient qu’à une chose, construire un bateau et se sauver, ce qu’ils ont fait. Deux ou trois seraient restés sur l’île... On n’en sait pas beaucoup plus. C’est cette histoire que j’aimerais raconter. Peut-être en 80 pages, ou en 2x50, pourquoi pas... Ce sera chez Daniel Maghen, en tous les cas, mais pas avant deux ans.
Patrick, merci. Merci également à Anabelle Araujo, attachée de presse des Editions Margot.
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