Auteurs et autrices / Interview de Luc Brunschwig
Luc Brunschwig est un peu un chouchou sur bdtheque, ses histoires ont reçu beaucoup de suffrages et d'avis favorables. On avait envie de le revoir nous parler de son métier, et ça tombe bien, ça fait 25 ans qu'il l'exerce.
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Oui, je voulais revenir aux sources... partager avec mes amis Facebook et les gens qui me suivent sur ma page pro la mémoire de toutes les choses qui m'ont poussé vers ce métier (à commencer par mon frère Yves, qui le premier a pris les crayons pour faire de la BD alors qu'il n'avait que 6 ans).
C'est surtout une façon d'essayer de comprendre comment un garçon timide, complexé par son physique, mais aussi par une vraie angoisse vis à vis du monde extérieur (on me traiterait aujourd'hui de « geek » ou on dirait que j'étais atteint de « légères » phobies sociales) a réussi à s'extraire de sa timidité, de ses névroses pour transpercer le miroir et faire de son rêve une réalité.
Ceci dit, j'ai beau essayer de comprendre, je n'arrive toujours pas à m'expliquer comment un garçon si peu actif a pu attirer sur lui autant de chances (une rencontre avec Ciro Tota à 18 ans, une autre rencontre décisive avec Laurent Hirn à 21 ans) qui lui ont permis de signer un premier contrat professionnel à l'âge de 22 ans ?... Sérieux. Je me croiserais aujourd'hui dans la rue, je me collerais des claques tellement j'étais replié sur moi-même et pataud.
Et puis, c'est ridicule quand on y pense. Qu'est ce qu'on sait de la vie et du monde à 22 ans ? Et pourtant, c'est l'âge où j'ai écrit le tome 1 du Pouvoir des Innocents, qui avait l'ambition de parler de la société moderne et des maladies qui la rongent.
Peut-être ai-je réussi à parler de tout ça parce que j'étais moi-même malade de cette société. C'est une hypothèse.
Sans certitude.
Ce qui m’a frappé, encore plus fait sourire, c’est les œuvres que tu cites. Par exemple tu parles de Spider-Man, dont tu as découvert les aventures dans Strange après la série animée. Ou encore Photonik, dessiné par Ciro Tota pour le marché français, mais complètement influencé par les comics de super-héros. C’est surprenant de lire qu’un auteur phare de la franco-belge (bien que cette appellation n’ait plus de sens aujourd’hui) doit en partie sa vocation à des publications venues d’ailleurs…
Oui, bah... je ne sais pas... J'ai démarré mes lectures par les classiques : Astérix, "Tintin"... mais, même si je trouvais ça vraiment bien, c'était juste de super histoires dans lesquels on suivait des personnages qui ne me parlaient pas plus que ça. Juste des silhouettes avec des psychologies sommaires.
Et puis, il y a eu mon premier Strange. Rien n'a représenté le choc et l'addiction qu'ont été les Comics pour moi quand je les ai découverts en 1978. Plus que des aventures, on suivait la vie de personnages qui semblaient presque réels, avec une famille, des amis, une vie privée qui était creusée un peu plus chaque mois. Si tu voulais un équivalent en France à l'époque, il fallait se diriger vers la BD adulte... Alors que là, non... On s'adressait à des adolescents. Des gens comme moi.
On leur parlait de la vie, la vraie, du fait que nos choix impliquent des conséquences sur notre entourage. Moi, ça m'a appris une grande partie des choses à côté desquelles ma timidité me faisait passer : les codes sociaux, la construction de l'adolescent face au monde, les relations amoureuses dans toute leur complexité (eh oui... je parle bien de complexité dans des comics dont on s'empresse pourtant de se moquer, car jugés trop puérils par l'intelligentsia française).
Et puis, surtout, je me suis rendu compte que c'était ça, la BD qui m'intéressait... Parler des gens, de leurs relations, de leurs choix...
C'est toujours ces thèmes qui guident mon écriture aujourd'hui.
Comme tu le dis, c’est lors d’une visite des studios Lug que tu rencontres Tota, qui cherchait quelqu’un pour reprendre les scénarios de Photonik. Une expérience quasi mystique, non ?
Ho oui. Quelle émotion ! J'étais venu rendre visite aux Editions Lug parce que dans le cadre d'un cours de distribution (je démarrais à l'époque des études en publicité et marketing), on devait analyser la stratégie commerciale d'une entreprise. Je ne m'attendais pas une seconde à tomber sur Ciro Tota. Pour moi, ce mec était un dieu. Il était français. Il faisait du comics et pas n'importe quel comics : un des trois meilleurs existant tout super-héros confondus. J'adorais ses personnages : Thaddeus, Doc Ziegel et Tom Pouce, trois âmes cabossées, maltraitées, qui pourtant jugeaient plus important de rendre la justice plutôt que de profiter de leurs pouvoirs pour malmener les gens qui les avaient déconsidérés, méprisés, torturés.
C'était inscrit dans un quotidien très rude et pourtant c'était noble, puissant et Ciro était un dessinateur hors pair... Un garçon qui a su créer un style graphique parfaitement identifiable. Je le place à égalité avec les grands stylistes de la BD que sont Giraud ou Hermann.
Alors quand il m'a proposé de reprendre le scénario de Photonik, j'ai senti la main de Dieu se poser sur moi. J'ai arrêté mes études et j'ai écrit. J'ai écrit, jusqu'à ce qu'il juge une de mes histoires suffisamment maitrisée pour être présenté à son Boss. Mais le prix de planche qu'ils m'ont proposé (12 euros la planche pour le scénario) m'a paru tellement ridicule malgré toute mon envie de collaborer à Photonik que j'ai préféré dire non.
J'ai osé dire non. Ça paraît fou, avec le recul, mais je trouvais vraiment leur proposition totalement indécente. De toute façon, 6 mois plus tard, Ciro m'apprenait qu'ils arrêtaient le production de séries de super-héros françaises, jugées trop onéreuses.
Trop onéreuses à 12 euros le scénario par planche ? On croit rêver.
…et trente ans plus tard, tu t’apprêtes à réellement donner une suite à Photonik, avec comme partenaire graphique Stéphane Perger. Tota était fatigué ?
Ha non. Pas fatigué. Mais Ciro n'est pas l'homme d'un seul personnage. Il est d'ailleurs, en ce moment même, en train de mettre un terme à l'histoire de « son » Photonik.
Il va raconter sa dernière aventure aux éditions Black and White et après, il souhaite tourner la page et partir vers de nouveaux défis. Par contre, ça a l'air de l'amuser que je reprenne le personnage et que je fasse « mon » Photonik, maintenant que le sien est allé au bout de son voyage. J'imagine que le fait que mon intérêt pour le personnage date d'une trentaine d'années, que Ciro m'a vu sortir du néant pour devenir un scénariste reconnu par la profession, le rassure sur ce que je suis capable d'en faire.
C'est pourquoi, il s'agira avec le surpuissant Stéphane Perger, de recréer le héros visuellement, mais aussi de lui inventer un parcours différent mais cohérent avec l'héritage de Ciro. J'ai envie de parler du Photonik que j'ai cru voir dans les interstices des histoires de son créateur. Le rendre plus ambigu, plus réaliste aussi. Montrer comment d'un des êtres les plus méprisés et ignorés de l'humanité, on devient un être de lumière, charismatique vers lequel tous les regards se tournent... Montrer aussi l'empreinte que peut laisser sur le monde un personnage d'une telle puissance.
Tu es quelque part, un repreneur en série, puisque tu avais redonné, le temps de quelques aventures, vie au personnage de Mic Mac Adam…
Tu sais, en tant que fan de Comics, je n'ai vraiment pas de souci avec l'idée de travailler sur des personnages que je n'ai pas créés (Mic Mac Adam, Sherlock Holmes, Bob Morane ou Photonik). Au contraire, je trouve que c'est formidable de s'appuyer sur des univers déjà existants pour y apporter sa petite note personnelle. Il faut juste que ces univers nous permettent d'exprimer quelque chose qui nous est intimement lié.
S’il s'agit juste de copier un univers à l'identique, s’il ne faut pas bouger une virgule dans la façon d'aborder les persos et leur écriture, ça n'a aucun intérêt pour moi. On a vraiment un souci avec ça en France. La plupart des reprises ne sont que des copiés-collés de ce que le créateur a fait, en moins bien évidemment, puisqu'il n'y a pas d'enjeu personnel.
Les grandes reprises aux USA ont été faites par de grands auteurs qui non seulement ont apporté leurs obsessions, leurs thématiques dans l'univers d'un autre, mais ont surtout recontextualisé les personnages afin d'en faire des héros de leur temps.
Quoi de plus moderne qu'un Batman alors que Batman a plus de 75 ans ?
Tu n’as aucune formation en écriture ni en bandes dessinées, tu as écrit certains des titres les plus marquants de ces 25 dernières années, et tu es même devenu directeur de collection chez Futuropolis pendant quelques temps… Pourquoi avoir quitté cette fonction ?
Je l'ai quittée à regret je t'assure. Travailler avec des auteurs sur des univers que je n'ai aucune chance à titre personnel de visiter, mettre avec eux les mains dans le cambouis, aider à élever la qualité d'un projet, c'est un privilège immense.
Mais soyons honnête, la collection 32 que j'avais lancée à l'époque a été un four complet. J'ai un temps continué de travailler sur des albums plus classiques, mais c'est une époque où Futuropolis souhaitait réduire la voilure, sentant bien que plus de 4 sorties par mois était ingérable pour eux. On était 4 directeurs de collection et Sébastien Gnaedig, le directeur éditorial de Futuro voulait revenir de 60 titres l'an à 42... Il m'a semblé que c'était à moi de me retirer et de retourner à temps plein à mes activités de scénariste.
Mais je t'assure que ça ne s'est pas fait sans regret profond, ne serait-ce que parce qu'en tant que directeur de collection tu as vraiment l'impression d'être utile à ton métier et à des gens qui vont être publiés parce que tu as porté un regard bienveillant et enchanté sur leur travail.
L’histoire de l’édition du Pouvoir des Innocents est particulière, puisqu’en quelque sorte, elle t’a permis de voir la duplicité des éditeurs envers les auteurs…
Hahaha ! Oui. On a eu la chance avec Laurent Hirn, à une époque où les maisons d'édition n'étaient vraiment pas en recherche de nouveaux talents, d'intéresser les 6 éditeurs qu'on est allés voir avec notre dossier du Pouvoir des Innocents. Un jeu de concurrence s'est installé entre les différents directeurs de collection, qui se sont mis à déballer sur les méthodes de leurs concurrents et nous ont fait un petit cours express sur les clauses contractuelles qu'il fallait faire sauter ou changer pour avoir un contrat réellement à notre avantage et non à celui exclusif de l'éditeur.
Dans ce petit jeu de dupes, on a aussi découvert que si un éditeur vous jure ses grands dieux que le prix de planche qu'il vous propose ne peut être réévalué, ça n'est vrai que le temps que son concurrent propose mieux et plus.
C'est vraiment une des choses dont les jeunes auteurs sont le moins conscients. Un contrat, surtout sur une série, engage leur bien-être sur des années, des décennies, voire carrément sur toute une vie si la série est un succès. Un mauvais contrat, mal négocié, et ce sont des années à bouffer de la vache enragée alors que leur vie pourrait être bien plus douce, s’ils avaient été mieux informés des choses à faire et des choses auxquelles il faut s'opposer avec fermeté.
La BD t’a servi, en quelque sorte, de révélateur, puisque tu étais quelqu’un de timide, pas très ouvert au monde… Et l’écriture t’a permis de l’appréhender, ce monde, de le rencontrer. La période difficile, psychologiquement parlant, que tu as traversée il y a quelques années, est-elle liée à ce rapport au monde ?
Oui, oui, clairement lié. Je crois qu'à un moment, j'ai réalisé que la BD m'avait permis de repousser tous les murs que j'avais érigés autour de moi quand j'étais gamin. Fini la timidité. Fini les complexes. J'étais un auteur comblé, un père de famille heureux, un être aimé par une compagne formidable. Je n'avais plus peur des gens, du monde. J'étais libre, enfin. Mais qu'est-ce que je faisais de cette liberté ? Je restais cloîtré chez moi, au fin fond de la campagne, à ne voir personne et à ne fréquenter que des personnages de fiction qui me bouffaient la vie au lieu de me laisser vivre la mienne.
Il a donc fallu que je rééquilibre le professionnel et l'intime, que je me sociabilise un peu plus, que je laisse les autres pénétrer ma bulle pour retrouver un peu de plaisir à respirer jour après jour.
Bon dit, comme ça, ça a l'air simple ; Mais ça a pris un temps qui m'a paru infini (3 ans, en réalité) et surtout, je crois qu'à la conclusion, j'ai compris que la BD, en me permettant de comprendre le monde et d'en parler avec mes lecteurs, faisait de moi ce que je suis profondément. Sans elle, je serais différent, mais pas sûr que la différence me plaise. Donc, aujourd'hui, j'écris et je n'ai plus de doute sur ce besoin. Il me prive de certaines choses mais m'apporte tellement qu'il est hors de question que je renonce à lui.
Quelle est pour toi l’utilité d’un site comme bdtheque ?
Il y a quelques années, je t'aurais dit : savoir si les gens ont aimé notre travail.
Mais avec les années, je sais que tout le monde ne peut pas aimer de la même façon et intégralement un même travail. C'est donc plutôt la façon dont les gens, dans leur diversité, vont appréhender mes univers qui m'intéresse aujourd'hui.
Je sais aussi que les gens qui me connaissent bien attendent certaines choses de moi (une profondeur des personnages et de l'histoire)... et je vérifie donc par votre intermédiaire si la mission a été remplie (ou pas).
Parmi les séries que tu cites sur ta page facebook, tu parles de « Notre Père »… Or, sauf si mes renseignements sont faux, aucune de tes séries ne porte ce titre. Ou alors, peut-être a-t-elle été renommée ? Et dans ce cas, pourquoi ?
En fait, « Notre Père » est un projet que j'espère signer dans l'année qui vient. J'ai un dessinateur associé à ce projet, mais pour ne pas lui porter la poisse, je vais garder son nom par-devers moi. C'est un projet bien barré ayant pour personnage central un sociopathe qu'on ne voit jamais mais qui écrit des lettres à ses « enfants ». C'est un thriller psychologique bien noir qui se passe en France et qui pour l'instant a bien glacé le sang de ceux (très rares) qui l'ont lu.
Une grande partie de mes futurs projets sont comme ce « Notre Père », déjà écrits ou en train de mûrir dans ma tête depuis des années.
Tu as donné non pas une, mais deux suites à ta première série, Le Pouvoir des innocents, avec Les Enfants de Jessica et "Car l’enfer est ici". Il y avait donc un goût d’inachevé… Ou un besoin de raconter le monde qui t’entoure ?
Quand nous avons fini le Pouvoir des Innocents en 2001, après 12 ans de travail sur cette série, nous n'avons pas pu le faire sans essayer d'imaginer les conséquences de ce que nous avions mis en place... C'était amusant et intéressant d'essayer de voir comment les USA, nation profondément individualiste et de droite, allait vivre le fait d'avoir Jessica Ruppert – une humaniste venant de la société civile - à la tête de l'une de ses plus grosses métropoles, l'une des plus emblématique. En plus, nous avons fini l'écriture du Pouvoir quasiment le jour des attentats du 11 Septembre. C'était très troublant alors que nous parlions dans notre fiction d'un attentat, de nous trouver confrontés à une réalité qui rejoignait ce qu'on avait imaginé.
Nous avons donc eu envie de continuer de parler du monde, de son évolution à travers deux histoires. La première, le cycle 2 intitulé Car l'Enfer est Ici, créée le choc entre notre attentat de fiction et la réalité des attentats du 11 septembre, par le prisme des personnages et des enjeux politiques que nous avions mis en place dans le cycle 1.
Les attentats du 11 Septembre ont bouleversé la géopolitique des 15 années suivantes. Notre perception de l'Islam. Nous sommes toujours dans les conséquences de ce qui s'est passé ce jour-là et nous ne sommes pas près d'en sortir.
La seconde histoire, le cycle 3 intitulé Les Enfants de Jessica, parle davantage des conséquences catastrophiques de la guerre en Irak sur les USA et de la crise économique qui s'en est suivie et qui a détruit la vie de millions de gens, même si on a tendance à distinguer ces deux fondamentaux de l'histoire américaine contemporaine, pour ne pas laisser entendre que la guerre en Irak a plongé le pays dans la crise et l’a contraint à se vendre à d'autres pays (comme la Chine) pour financer un conflit absurde que les USA ont perdu non sans conséquences majeures pour eux et les pays du Moyen Orient.
Un autre des cancers qui ronge les USA est la libre vente et circulation des armes. Barack Obama semble décidé à lutter contre ce fléau, mais le lobby de la NRA, entre autres, ne semble pas prêt à lâcher l'affaire. Tu n'aurais pas envie de traiter le sujet dans une autre éventuelle suite ou une nouvelle série ?
Sincèrement, je suis plus inquiet des nouvelles technologies qui sont en train de pointer le bout de leur nez. La possibilité pour tout un chacun de pouvoir acquérir un drone qui peut être porteur d'une mini-charge explosive me semble aujourd'hui plus inquiétant que la vente libre des armes (même si je ne suis pas contre une législation). Mais si Barack Obama arrive à légiférer sur les armes, je sais d'avance qu'il ne fera rien pour réglementer les drones qu'il a lui-même exploité à outrance durant ses 8 années de présidence... Eh oui, le leader du monde libre, prix Nobel de la paix, a fait assassiner durant cette période des dizaines d'opposants par des machines sans jugement, en toute illégalité et sans que ça ait la moindre conséquence sinon accentuer la colère des pays visés par ses machines tueuses.
Une autre de tes séries emblématiques, La Mémoire dans les poches, devrait connaître son dénouement dans les mois, ou les années à venir, alors que tes fans n’y croyaient plus…
Oui. Le tome 3 va sortir courant 2017. La Mémoire, c'est sans doute ce que j'ai écrit de plus proche d'une autobiographie. En tous cas, c'est une histoire que j'ai imaginée en ayant tout le temps en tête la personnalité de mes parents et les rapports que nous avons eus durant toute mon adolescence.
Quand j'ai attaqué le tome 3 qui parlait de la mort du héros (Sidoine) en miroir de la propre mort de mon père, je l'ai fait la fleur au fusil, pensant que les années écoulées depuis le décès de mon papa m'avaient permis de digérer cette perte.
Bon, ben à l'évidence, c'était une grossière erreur bien stupide, pour ne pas dire plus, puisque c'est en essayant d'écrire ce tome 3, que j'ai sombré dans la dépression, il y a 6 ans. D'habitude, je laisse mon imagination explorer toutes les pistes possibles puis je reconcentre tous ces éléments dans un récit, éliminant beaucoup pour me frayer un chemin qui va permettre aux lecteurs de suivre agréablement une histoire en exprimant toute sa complexité de façon simple et addictive.
Ben, sur la Mémoire 3, impossible de procéder à cette concentration des données. Impossible de me frayer un chemin dans un récit qui ne cessait de s'étendre devant moi. Je me suis perdu dans mon histoire et ça a contaminé toutes mes autres histoires. J'étais devenu incapable de me mettre à ma table de travail sans ressentir une pression qui s'accompagnait de crises d'angoisse de plus en plus fortes.
Comme je le disais plus haut, il m'a fallu 3 années pour analyser les vrais raisons de ces crises et sortir de l'ornière. Puis, dans un premier temps, il n'a plus été question de retoucher à la Mémoire 3, de peur de replonger dans l'abîme.
Mais voilà... Je me suis remis à ce tome 3 il y a 5 mois. Et j'ai déjà rédigé 40 des 70 pages prévues. L'histoire vient naturellement, j'ai déjà ébauché toutes les étapes menant à la fin. Je crois qu'on peut être confiant.
Comment Urban Games est-il devenu Urban ?
Haha ! Là encore, ce n'est pas une histoire très simple. Au démarrage, Urban s'appelait Sin City, une histoire que j'avais commencé à imaginer quand j'avais 15 ans en écoutant la chanson éponyme de AC/DC.
Cette histoire ne m'a jamais quitté. J'en ai écrit une première mouture en 1991. Ca a été le second scénario que j'ai proposé aux éditions Delcourt après la signature du Pouvoir des Innocents, celui qui a assis la conviction que j'en avais dans la culotte, puisque tout le monde trouvait que le récit était aussi dense et bien charpenté que le Pouvoir. Par contre, c'était une évidence pour moi que mon Sin City – Urban Games – Urban avait besoin d'un dessinateur au talent rare, tant aucun des différents aspects traités par l'histoire (technologie, psychologie, architecture) ne devait être négligé. Ben ce dessinateur, je l'ai trouvé dans un premier temps en Jean-Christophe Raufflet, dans une première édition de l'histoire qui s'appelait URBAN GAMES (les Humanoïdes Associés en 1999)...
Enfin, quand je dis que je l'ai trouvé... Malheureusement, ce que je craignais s'est réalisé. L'aspect graphique était si lourd pour un dessinateur dont ce n'était que le premier album, qu'il n'a jamais eu la force d'attaquer le tome 2.
Urban Games est devenu une de ces séries sans suite qu'on espère plus ou moins ressusciter un jour. D'ailleurs, régulièrement, je retravaillais le scénario, le rendant plus sombre, plus cohérent, plus tendu, avec des personnages mieux définis. Et puis un jour, en 2008, je crois, Roberto Ricci, qui cherchait un scénario à illustrer, m'a demandé si j'avais quelque chose dans mes tiroirs. Je lui ai envoyé Urban Games, convaincu qu'il allait très vite en mesurer les difficultés et qu'il me dirait non. Sauf qu'il m'a dit oui et que tout ce qu'il a fait après prouvait qu'il avait très bien compris l'enjeu et surtout qu'il était bel et bien l'homme de la situation.
On a rebaptisé la série Urban et si elle n'a pas encore le succès qu'elle mérite, il faut bien avouer qu'elle suscite dans la profession un intérêt assez rare, qui m'enchante.
En ce mois d’octobre sort également le nouveau tome d’une autre de tes séries emblématiques, à savoir Holmes. Peux-tu nous raconter sa genèse ? Pourquoi avoir voulu faire une « nouvelle » version d’un personnage déjà archi-connu ?
Avec Cecil, nous sommes des fans de Sherlock Holmes depuis notre adolescence... Nous sommes aussi amis et ça nous a très vite démangé d'utiliser ce personnage dans une histoire commune. Mais soyons honnêtes, nous étions conscients qu'essayer de réaliser une histoire de Sherlock Holmes à la manière de Sir Arthur Conan Doyle, son créateur, nous poserait très vite un vrai problème car nous n'étions en aucune façon des spécialistes de l'Angleterre victorienne. Or, si Sherlock parvient à décoder son époque, c'est justement parce que c'est une époque extraordinairement codifiées. S'habiller de telle façon renvoie immédiatement à telle classe sociale. Porter la barbe taillée de telle façon renvoie à tel métier. Bref, autant de détails extrêmement précis dont nous n'avions pas la connaissance. Donc à oublier.
On s'est recentré sur ce qu'on maîtrise à peu près correctement. Mon domaine de prédilection, c'est la psychologie des personnages. Ce qui les a construits. Ce qui fait qu'ils sont ce qu'ils sont.
On s'est donc dit que le mieux était alors peut-être d'explorer ce qui fait la personnalité de Sherlock Holmes sous la forme d'une enquête que mènerait un détective aux capacités de déduction plus à notre portée : le docteur John Watson.
La personnalité du détective fascine les gens (et son compagnon d'aventures) depuis toujours. D'autant qu'on sait très peu de choses sur son passé.
Avec une morgue et une prétention sans borne, nous avons donc décidé de fournir à des générations de lecteurs les clés pour comprendre Sherlock Holmes. Parce que nous avons découvert un élément, un seul, qui permet d'expliquer presque tout ce qui a forgé son étrange personnalité.
Cela doit être un plaisir de travailler avec un artiste de la trempe de Cécil…
Au-delà même du plaisir, c'est de voir Cécil recréer une époque, cette Angleterre victorienne, mais aussi l'Europe de la seconde moitié du XIX e siècle qui rend la collaboration complètement fascinante. On y est. On touche à une vérité visuelle et émotionnelle qu'on a eu peu l'occasion de rencontrer dans les adaptations en BD de Sherlock Holmes.
Créer une histoire forte dans un cadre visuel complètement crédible avec un artiste qui en plus a une vraie passion de la justesse des personnages, de leurs gestuelles, de leurs mimiques, c'est un pur bonheur.
La série est-elle toujours prévue en 7 tomes ?
Nous étions partis sur 7 tomes à l'époque où nous avions fait le choix de fascicule de 32 pages très denses en termes de lecture. Depuis le tome 3 nous sommes passés à des paginations plus classiques de 46 pages, sans pourtant perdre en densité narrative. Bien au contraire, dirais-je.
On a donc décidé de finir au tome 6, qui lui sera sans doute plus fortement paginé que les autres pour conclure en beauté et sans rien omettre de ce que nous voulions mettre dans cette histoire.
Et tu n’aurais pas envie de revenir sur des anciens projets, comme Angus Powderhill ?
Il ne faut jamais dire jamais. Je sais que j'aimerais bien retravailler sur Après la Guerre qui contient une histoire et une vision du monde à venir qui m'interpelle toujours autant. Donc Angus Powderhill, pourquoi pas, même si ce n'est pas le récit-fantôme qui me hante le plus.
Que nous prépares-tu pour les 25 prochaines années ?
Je vais donner des titres. D'ici 8 ans on s'amusera à voir lesquels ont été développés ou pas. Déjà, d'ici 2017 va sortir le « XIII Mystery : Jonathan Fly » que je réalise en ce moment avec Olivier Taduc. Puis outre « Notre Père », mon histoire de sociopathe dont je t'ai déjà parlé plus haut et « Après la Guerre » sur lequel je referais bien un tour, il y a des récits qui me tiennent très fort à cœur comme « 2 Frères », l'histoire de deux frères juifs de 1927 (année où le cinéma est devenu parlant) à 1948, année de la création officielle de l'Etat d'Israël, « Un Nouveau Monde » une uchronie qui prend pour point de départ l'idée que l'Amérique est française et non anglaise, « Holmes 1888 », une préquel à HOLMES 1854-1891, qui parle du lien de Sherlock avec Jack l'Eventreur. Il y a aussi « Petiot Maloy » qui explore l'univers intérieur d'un enfant autiste, « ABIBI » (les aventures du flic de la B.A.C. créé par Laurent, le fils romancier de Sidoine dans la Mémoire dans les Poches).
J'ai d'autres pistes qui ne sont pas aussi développés que celles-ci... mais bon, il y a déjà de quoi bien s'occuper les doigts rien qu'avec ça. Et puis, avec Laurent Hirn, on s'est promis d'écrire et réaliser notre film... donc, on va s'y coller avant d'être des vieux machins gâteux.
Quel est ton regard sur la BD d’aujourd’hui ? La surproduction, les revendications des auteurs, la BD numérique, la concentration des éditeurs ?
Je vais paraître d'une abominable prétention, mais si mon regard n'est pas très positif sur l'avenir de ma profession, je ne m'inquiète pas outre mesure pour moi.
Pour ce que j'entends et constate, il est clair que la machine va ralentir très très fortement. Pas avec plaisir, parce que beaucoup de talents vont se retrouver sur la touche, mais parce qu'on a atteint le niveau de saturation du lectorat qui fait que la plupart des albums coûtent aujourd'hui bien plus aux éditeurs qu'ils ne leur rapportent.
Et quand les éditeurs perdent beaucoup d'argent, il y a d'office crispation. On risque donc d'assister à une reconcentration de la production autour de quelques gros titres (les reprises de séries à succès) et quelques noms qui sont agréables à l'oreille des lecteurs et des libraires (noms dont je pense faire partie (enfin, on peut rêver)). Les places vont être chères et les prises de risque de plus en plus limitées, j'en ai peur (en espérant faire erreur).
On risque aussi de voir les avances sur droits fondre comme neige au soleil. Quelques éditeurs militent déjà pour qu'on soit payés comme dans le roman, c'est à dire : l'auteur fait son album dans son coin en parallèle d'un autre métier et est payé après la sortie de l'album avec les droits d'auteur que son livre générera une fois mis en vente.
Autant dire qu'il deviendra pratiquement impossible de se professionnaliser dans ces conditions à part quelques chanceux. Et qu'il deviendra de plus en plus rare de trouver des albums avec un beau dessin classique mais chronophage.
Le numérique me semble une solution catastrophique : 1) parce que je ne conçois pas d'économie numérique de la Bande Dessinée (qui est aujourd'hui prêt à payer pour une offre numérique alors que le piratage est la règle alors qu'elle devrait être l'exception ?) 2) le numérique, en permettant une édition sans frais pour un auteur, va encore multiplier l'offre et rendre la plupart des titres invisibles aux lecteurs en confondant des travaux amateurs, semi-pro et professionnels.
On se le fait, ce tournoi de badminton entre lecteurs et auteurs de BD ?
Oué !
Luc, merci !
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