Auteurs et autrices / Interview de Nicolas Otéro
Saint-Malo 2015, festival Quai des bulles, je m’installe dans la salle de presse bondée pour m’entretenir avec Nicolas Otéro, enragé du dessin…
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Inévitablement ; j’ai surtout eu peur pour mon avenir proche, de toute façon lié à la série, puisque ce cher Emmanuel Proust m’avait signé un contrat pour le tome 9 de la série en avril 2014, et le redressement judiciaire est intervenu en juillet. Pour moi, il savait parfaitement quelle direction prenait sa boîte, et ça m’est resté en travers. Je me suis retrouvé avec une grosse somme, quasiment la totalité du bouquin, qui est partie chez un mandataire judiciaire.
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Bonecreek a été une autre série d’épreuves, d’un autre type, puisque mon scénariste Bat a eu une maladie grave. Il s’en est sorti, mais de fait on n’a pas pu, ni voulu continuer, le marché de la BD n’attend pas et la production actuelle ne laisse pas la place à l’humain, les tuyaux de l’édition se doivent d’être toujours pleins, c’est dégueulasse mais c’est comme ça. Après, rien n’est fermé, mais on peut considérer qu’elle est finie.
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On a fait les trois tomes comme convenu. On avait l’idée de faire un éventuel second cycle se déroulant 20 ans plus tard, mais les chiffres de vente n’ayant pas spécialement été au rendez-vous, on s’est arrêtés sur ce second cycle, qui se suffit à lui-même.
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Eric est venu me voir à un festival de Blois, en me disant qu’il allait relancer un second cycle d’Uchronies, et m’a demandé si ça m’intéressait. Connaissant sa notoriété, mais aussi par amitié pour lui, puisqu’on se connaissait déjà avant, j’ai accepté, me disant que ce la me permettrait de me remettre en question, et aussi par défi, j’aime bien tenter des univers différents. Par rapport au graphisme, les gars de Glénat, dans la foulée d’Eric, m’ont dit qu’ils cherchaient à faire un second cycle plus varié graphiquement que le premier. D’où ces dessinateurs aux approches différents, lesquels ont proposé un assemblage intéressant, pour moi en tous les cas. C’était super-cool à réaliser, en tous les cas.
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Très intéressant à réaliser, il s’agissait d’une bande dessinée avec du contenu interactif, du transmédia. Le bouquin pouvait se lire de façon traditionnelle, mais il contenait aussi de la video, de la réalité augmentée, c’était plutôt bien foutu. Ça tournait autour du vin, comme Eric Corbeyran est assez porté sur le pinard en ce moment… Les ventes n’ont pas été enthousiasmantes, les gens ne sont pas forcément prêts à lire un bouquin avec leur smartphone ou leur tablette à portée de main pour apprécier ces contenus. J’ai eu un retour d’Eric qui me disait qu’on avait peut-être fait ça un peu trop tôt. L’avenir nous le dira. Comme le bouquin parlait du Médoc, il a été distribué sur la région bordelaise uniquement. Le premier tirage a quasiment été vendu en intégralité. Après Arnaud Hacquin, qui s’occupait de la partie éditoriale, a été planté par son distributeur, les bouquins ont été bloqués dans les entrepôts juste avant Noël… Des petits soucis qui ont fait que malgré son bon départ, le projet a été un peu cassé dans l’œuf. Pas de chance.
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Je suis un gros poissard, je te le confirme… (rires) Plus sérieusement, tout ça ne sont des expériences enrichissantes, il n’y a aucune aigreur et les circonstances font qu’il arrive ce qu’il arrive.
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J’avais en tête de me lancer en solo, mais Boddah ne faisait pas encore partie de ma vie à cette époque. Je savais que je voulais parler de choses qui me touchaient vraiment, que je voudrais mettre un max de moi dans le premier bouquin que je réaliserais tout seul. Certaines des pistes auxquelles je pensais à l’époque sont toujours dans un coin de ma tête, j’ai peut-être suffisamment pris confiance pour me lancer maintenant, on se recroisera dans cinq ans pour en parler !! Comment ce projet s’est-il construit ? As-tu rencontré Héloïse Guay de Bellissen, dont tu adaptes le roman ?
Tout est parti d’un rêve très bizarre que j’ai fait, qui m’a hanté pendant quelques semaines. Je n’arrivais pas à analyser ces images qui étaient très limpides dans mon esprit, mais par la suite j’ai réalisé que j’avais vécu deux suicides coup sur coup, un ami très proche et un cousin. Mon deuil a été plus compliqué que ce que je pensais à faire. Ce rêve, donc, se terminait par la vision d’un entrebâillement d’une porte de placard, et je découvrais une chevelure blonde ensanglantée sur le sol. Comme je te le disais je n’arrivais pas à analyser ce rêve, et parmi mes contacts se trouvait Héloïse, je savais qu’elle était en train d’écrire un bouquin sur Kurt Cobain. J’ai alors compris que j’avais rêvé de la mort du chanteur de Nirvana. Ç’a été une évidence, et je me suis persuadé qu’il fallait que je raconte ça. Je me suis payé le culot d’appeler Héloïse, en lui disant que je n’avais pas lu son livre –qui ne sortirait que deux mois plus tard-, mais que je l’ai rêvé. Je lui ai raconté mon rêve, et comme elle a un petit côté rock n’roll, ça l’a fait marrer, on s’est rencontrés sur Paris, j’avais lu le bouquin entre-temps et j’ai pu lui expliquer plus précisément ce que j’avais en tête.
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Je travaillais déjà avec Franck Marguin, qui est éditeur chez Glénat, créateur de la collection 1000 feuilles, c’est aussi lui qui s’est occupé de moi sur Sixième Soleil et Uchronies, et au détour d’une conversation, j’ai évoqué ce projet. Sa réaction m’a surpris, car il m’a dit « Putain c’est pas trop tôt, depuis le temps que j’attendais… pour moi tu es un auteur qui doit aller vers le roman graphique… » Je me suis dit que ce mec était prêt à me suivre dans cette aventure, ça s’est fait naturellement, il connaissait mon travail et avait la capacité de me donner les conseils dont j’avais besoin. On se parle suffisamment honnêtement et franchement pour que j’aie confiance en lui. C’est en cours de réalisation qu’il m’a demandé si je voulais que ça sorte chez Glénat uniquement ou ailleurs. Aimant particulièrement ce garçon et trouvant sa collection riche de bons auteurs, de superbes projets et de beaux livres, ça m’a paru normal de le faire dans cette collection. Après ça n’est finalement qu’un logo sur un bouquin, ce qui compte c’est le contenu.
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C’est une adaptation, donc comme toute adaptation, il y a des changements. Le bouquin faisait 350 pages, il fallait forcément tailler dans le gras, il y avait pas mal de parties qu’il ne me semblait pas intéressant de traiter, j’ai dû déstructurer le livre, abandonner des anecdotes, rajouter des passages, réagencer des dialogues, tout ça pour livrer la vision que j’avais de ce bouquin. L’axe narratif choisi, c’était une histoire intime, proche de l’humain, organique, retraduisant l’énergie et la trajectoire fulgurante de ce mec.
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Kurt Cobain, pour moi, n’est pas un héros. C’est un petit gars mal dans sa peau, dans sa façon d’appréhender la vie et sa souffrance intime, le succès international lui a fait beaucoup plus de mal que de bien, et ça l’a conduit inévitablement à ce dégoût encore plus prononcé de lui-même. Il a perdu l’envie de faire de la musique et l’a conduit à certaines extrémités. Pour en revenir au côté rageux du truc, je sortais tout juste, à l’époque, de la galère avec Amerikkka, de la mise en danger de ma famille, la rage, je l’avais vraiment en moi. Et ce bouquin j’avais vraiment envie de le faire, de le porter, la vie de Kurt Cobain contenait aussi cette rage. Je voulais faire ce bouquin sans concession. Ça fait plaisir que tu aies ressenti ce côté personnel.
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On s’est rencontrés dans une école d’art. Elle est plutôt partie sur un boulot de graphiste. Sa boîte a fermé il y a deux ans et elle est au chômage en ce moment. Moi qui la connais intimement, j’ai toujours vu ses peintures, la qualité de ses réalisations, et au fur et à mesure que j’avançais dans la production de l’album c’était une évidence qu’elle devait faire la couverture. Parce que je savais qu’elle allait arriver à donner de l’élégance et de la force à cette image. Je suis plus que ravi de cette couverture, le tableau original mesure 1,60m x 1,40m, il est juste à côté de moi quand je bosse, et c’est du bonheur. L’idée que Kurt devait être en robe sur cette couverture était très importante par rapport à ce qui est raconté dans le bouquin, sans en dévoiler plus. Quand j’ai attaqué Boddah, j’avais fait une partie d’Amerikkka 9, mais j’ai fait 150 pages en 8 mois, l’encrage, les couleurs, le lettrage, il n’y a pas un brin d’informatique sur cet album, c’est du 100% fait main, on est dans le grunge, quoi !! J’en suis ressorti lessivé, mais pas fatigué. Toi qui connais un peu le métier, tu sais qu’ordinairement on fait 46 pages sur ce laps de temps. Tout est cohérent dans ce livre. Mais je croyais en ce bouquin, et j’espère que les gens l’apprécieront et le ressentiront comme tel, un bouquin honnête.
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Boddah n’est pas en couleurs tout le temps, d’ailleurs, seulement quand Kurt prend de la drogue. C’était mon idée. Par contre mon éditeur m’a suggéré un élément très important, le fait que Boddah devait être incarné. C’était très important par rapport à l’axe choisi par Héloïse. On a décidé qu’il devait se positionner dans l’entourage très proche de Kurt, que de par sa personnalité, seul Kurt devait lui parler, et que représentant sa part d’enfance et d’innocence, il devait être le seul à être en couleurs.
[interruption de Stéphane Créty, qui vient taper et insulter amicalement Otéro, et se moquer du mode d’enregistrement. Eclat de rire général dans la salle de presse.]
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Dans la foulée de Boddah j’ai discuté avec Franck, qui m’a dit qu’il était ravi, que ça l’avait conforté dans son idée. L’an dernier à la même période, à Saint-Malo, on a discuté autour d’une petite bière, et il voulait parler de la suite. J’étais très honoré, et au détour de la conversation est né un autre projet, un roman graphique, pour lequel je n’ai plus un bouquin pour me servir de béquille. Je l’ai entièrement écrit, ça va s’appeler Confessions d’un enragé, ça va compter une bonne centaine de pages également. Le début va se passer dans le Maroc de mon enfance ; quand j’ai eu 4 ans j’ai été attaqué par un chat enragé, et j’ai failli mourir de la rage. C’est le point de départ, il y aura une part d’autobiographie, j’ai puisé dans mes souvenirs pour construire une histoire originale, puissante et émotionnellement assez forte. Ma femme va être aux couleurs sur cet album, ça sortira en 2016, je n’ai pas encore d’idée plus précise de la date.
Pour revenir à Glénat ils ont toujours été réglo avec moi du début à la fin, ne m’ont jamais laissé tomber, y compris quand c’était la merde avec Proust. Franck Marguin est un mec en or, il y a une transparence, un échange et un dialogue que je n’ai encore trouvé nulle part ailleurs. Il aime ses auteurs et est fier d’avancer avec eux, à leurs côtés, et sans vouloir passer la brosse à reluire sur ses petites fesses glabres, c’est une richesse assez rare dans le milieu de l’édition.
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Quoi, ce n’est pas suffisant, tu trouves que je ne bosse pas assez ?!? Hey, mec, je n’ai que deux mains, dont une seule dessine.
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Je t’en prie mon lapin, merci pour la bière.
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