Auteurs et autrices / Interview de Ted Naifeh
Ted Naifeh a fait une entrée remarquée dans le monde de la fantasy gothique avec la série Courtney Crumrin. Au cours d’une exposition parisienne de ses œuvres, le contact est pris. (Lire l'interview en VO ici)
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Comme beaucoup d’esprits brillants, j’ai grandi dans une banlieue bourgeoise et déprimante d’une grande ville, San Francisco en l’occurrence. J’ai commencé à aller à l’école en ville au début de mon adolescence, et j’y ai finalement emménagé pour mieux profiter de la vie délurée, décadente et débauchée de… heu… d’un auteur de BD... Hum... bref.
J’ai commencé ma carrière de dessinateur professionnel au début des années 90. J’avais été ébloui par Batman - Dark Knight de Franck Miller, ainsi que par beaucoup d’œuvres françaises grâce au magazine Heavy Metal (version anglaise de Métal Hurlant). Au début de ma carrière, mon dessin était inspiré par le travail de Miller, Moebius, Caza et Jon Totleben (qui travaillait avec Alan Moore sur Swamp Thing et Miracleman). En tant que jeune auteur j’ai visé très haut et échoué de façon spectaculaire.
A l’époque Jim Lee, Todd McFarlane et quelques autres artistes « à la mode » de Marvel avaient lancé Image Comics. L’argent coulait à flots dans l’industrie du comics, des boîtes américaines payaient une fortune des gosses comme moi qui savaient à peine tenir un crayon. Pendant quelques années j’ai réalisé un travail incroyablement médiocre, et juste au moment où j’ai commencé à atteindre un niveau correct, la bulle comics a éclaté et le travail se fit très rare. Je me suis dégoté un boulot de designer dans l’industrie du jeu vidéo, mais sans jamais abandonner mon rêve de faire de la BD.
Finalement un ami et moi-même avons crée une petite BD nommée GloomCookie, juste pour se faire plaisir. Elle est devenue très populaire. J’ai laissé tomber les jeux vidéo et me suis remis à la BD à plein temps, dessinant des petites BD indépendantes comme Courtney Crumrin, et travaillant occasionnellement sur des projets tel que Star Wars et Death Junior.
Selon ton site web, tu adores voyager. Es-tu déjà venu en France ? Pour des festivals de BD peut-être ?
J’ai visité Paris quand j’étais ado, mais bon ça ne compte pas vraiment. Toute sa magie m’était un peu passée au-dessus de la tête, même si je me souviens avoir passé quelques heures dans une boutique de BD près de la Sorbonne.
Depuis la publication de Courtney Crumrin, j’ai fait 3 tournées de dédicaces. Je suis allé à Angoulême l’année dernière, et plus récemment au festival de Saint Malo. J’ai adoré les deux, voir tous ces nouveaux livres, rencontrer tous ces artistes talentueux, les regarder travailler, c’est incroyable.
Saint Malo est une ville magnifique, et leurs « galettes » sont délicieuses. Je sais que beaucoup de gens n’aiment pas trop la ville d’Angoulême, mais moi je lui ai trouvé beaucoup de charme, particulièrement sous la neige. J’ai pris des dizaines de photos. Aux USA on n’a pas autant d’héritage culturel autour de nous. A Angoulême, j’ai dormi dans une petite maison de ferme du 18ème siècle, j’avais l’impression d’être dans un film d’époque.
Mais ce que j’ai préféré lors de ces tournées, c’était les séances de dédicace en librairie. Je découvrais une nouvelle ville presque tous les jours, goûtais les spécialités culinaires des différentes régions, et j’ai rencontré des centaines de fans. J’ai été dans plus de villes et j’ai rencontré plus de lecteurs en France qu’aux USA.
Revenons un peu sur ton court passage dans l’industrie du jeu vidéo.
J’ai travaillé pour Accolade. J’avais été recruté par un ami de mon école d’art pour bosser sur un jeu de robots géants nommé Slave Zero. On avait tous les deux le même style graphique, et le jeu avait un côté sombre et gothique. On s’est vraiment éclaté sur ce projet.
Pourquoi es-tu parti de cette industrie ? Te vois-tu y travailler de nouveau ?
Il y avait trop d’interférence venant de nos supérieurs.
Dans Slave Zero, notre robot géant, le personnage principal du jeu, avait été conçu comme un hybride biomécanique de Godzilla et Evangelion, avec des chaussures à talons et des seins en forme d’obus. Le design était excellent.
Mais le PDG nous a demandé de le modifier en quelque chose que les ados sans imagination pourraient comprendre et reconnaître. Nous l’avons donc modifié en une brute épaisse, sorte de croisement entre Iron-Man et un gorille. Selon nos chefs, le gorille était plus héroïque, et ressemblait plus à quelque chose qu’on voudrait être, plutôt que quelque chose qu’on voudrait tuer.
Toute cette expérience m’a laissé insatisfait. J’ai arrêté de bosser sur ce projet, et je me suis consacré à un jeu de course de motos, toujours pour Accolade. Modeler les motos en 3D était amusant (et a déclenché ma passion pour les motos), mais ne me satisfaisait pas d’un point de vue artistique.
Et puis finalement Accolade a été racheté par une boîte française, Infogrames, et je me suis fait licencier.
Je ne pense pas retravailler dans cette industrie. Le processus créatif est trop contrôlé par les ventes. En plus je n’ai pas assez de temps dans ma vie pour deux carrières, et je ne me vois pas abandonner ma carrière dans la BD, même si une bonne opportunité se présentait côté jeux vidéo.
Revenons sur le début de la gloire en 1998, avec la parution de GloomCookie (qui vient juste de paraître en France).
Mon amie Serena et moi-même avions travaillé sur ce projet pendant que je travaillais dans l’industrie du jeu vidéo.
J’avais plus ou moins abandonné l’idée de bosser dans la BD, mais une histoire courte de Serena, nommée Lex & Max, m’avait beaucoup touché. Ca cadrait parfaitement avec le monde de la BD indépendante de l’époque, qui intéressait de plus en plus les jeunes lecteurs gothiques, avec des oeuvres tels que Johnny the Homicidal Maniac et Lenore. Il y avait tellement de jeunes lectrices gothiques à la recherche de ce genre d’œuvre, et pratiquement rien pour les satisfaire.
Tous les exemplaires du premier épisode se sont vendus en une nuit ! Je n’arrivais pas à y croire. J’avais passé les 5 premières années de ma carrière à dessiner pour les autres, sans réussir à percer. Et la toute première BD que je crée moi-même avec une amie est un succès retentissant ! C’était un signe, il fallait que je suive mes propres instincts, plutôt que de simplement faire ce qu’on me demandait de faire.
De plus, dans GloomCookie, mes lacunes au niveau technique étaient compensées par mon enthousiasme, et le fait que je maîtrisais mon sujet. C’était un des avantages de pouvoir choisir ce que je dessinais.
Et puis l’adorable Courtney pointa le bout de son nez. D’où t’est venue l’inspiration pour ce personnage à fort caractère et cet univers fantasy très riche ?
Je mentirais si je disais que l’existence de Harry Potter n’a eu aucune influence sur la création de Courtney Crumrin. Je ne pense pas que le travail de J. K. Rowling ait énormément influencé le mien, mais le succès de sa série m’a fait réaliser que les histoires pour enfants, que j’ai toujours lues avec plaisir, ont un public conséquent et réceptif. J’avouerai aussi que les audiolivres de Harry Potter m’ont tenu compagnie pendant de nombreuses heures de dessin.
Par contre le manga a moins influencé mon style, contrairement à ce que les gens ont pu penser en regardant mon travail. Ca ne m’intéressait pas vraiment avant que les petits formats en intégrales ne fassent leur apparition. Les séries à rallongent ne fonctionnaient pas vraiment avec le format comics standard.
Bon maintenant, j’en lis un peu plus, et ça m’influence sans doute un peu. J’ai aussi regardé beaucoup d’anime au cours des années, ce qui a aussi sans doute influencé mon style. Déjà ado je m’amusais à recopier des visages des versions anime de Macross.
Tu as écrit un spin-off sur la jeunesse de Aloysius, un personnage fascinant de la série Courtney Crumrin. Etait-ce sur la demande de lecteurs ? As-tu prévu d’autres spin-offs ?
J’ai réalisé ce spin-off simplement sur une envie personnelle, et j’espère bien en faire d’autres. Une de mes choses préférées avec les univers fantasy est le coté « création d’univers cohérent », et je voudrais continuer sur ce chemin, en parlant de l’histoire de la famille Crumrin et de la mythologie des « choses de la nuit ». J’adorerais avoir plus de temps à consacrer à ces spin-offs, mais je suis aussi impatient de me remettre à parler de Courtney elle-même, sans parler de mes autres projets.
Ton projet le plus récent, Polly et les Pirates, est actuellement en cours de publication en France. Qu’est ce qui t’a inspiré à créer cette histoire ?
L’abondance soudaine de pirates dans la culture pop (Pirates des Caraïbes en tête) m’a pris par surprise. Je voyais de temps à autres des pirates dans des comics, généralement dépeints sans imagination ou originalité, et simplement sortis de la naphtaline et présentés de façon volontairement kitsch. « Regardez comme c’est fou et délire un pirate !».
J’ai toujours soupçonné les créateurs de ces petits livres underground de vouloir ramener la mode des pirates au premier plan de la culture pop, alors que tout ce que je voyais, c’était des tentatives maladroites qui essayaient artificiellement de se faire passer pour une nouvelle mode.
Quand le film Pirates des Caraïbes est sorti, il surfait au sommet d’une vague culturelle que je ne m’attendais pas du tout à voir. Soudainement il y avait des pirates partout, dans la BD, dans la mode, dans l’inconscient collectif. Alors je me suis dit que vu que j’avais tort sur le fait qu’ils ne reviendraient jamais à la mode, autant essayer de me lancer et de m’essayer au genre. C’est probablement la raison la plus bête au monde de décider de créer une BD… bah.
Aussi, avec le recul, je me rends compte que certains comics dont je me suis moqué étaient finalement assez funs. Et de toute façon, j’ai toujours eu cette drôle d’idée d’une version fantastique de San Francisco sur bateaux.
Comme dans Courtney Crumrin, le personnage principal est encore une fille… pourquoi cet intérêt pour les jeunes héroïnes ?
Les gens me posent souvent cette question. Je ne sais pas vraiment. Peut-être parce qu’il y a tellement peu de personnages féminins intéressants dans la BD, et qu’il est plus facile de créer une histoire originale en se disant « et si le personnage principal était une fille ? ».
Polly est un peu l’équivalent féminin de Hawkins, le garçon aventurier de L’Ile au trésor. Ou peut-être une combinaison de Wendy et Peter Pan. Je voulais raconter une histoire d’aventure traditionnelle pour garçon, mais avec une fille.
Mais je ne voulais pas simplement insérer une fille dans une histoire de garçon, je voulais vraiment raconter l’histoire d’une aventurière à part entière, avec tout ce qu’implique ce rôle unique.
Pour moi, les personnages et l’histoire sont tellement liés qu’ils ne font presque qu’un. Tu ne peux pas juste changer le sexe du héros et ne rien changer au scénario. Une aventure signifiera quelque chose de différent pour un homme et pour une femme. Pour une femme, elles sont plus subversives. Par définition toute aventure est un voyage au-delà des règles et lois de notre société, mais il est moins toléré qu’une femme franchisse ces limites à cause des idées dangereuses et perverses auxquelles elle sera exposée.
C’est peut-être ce qui m’attire le plus dans les personnages féminins. Leurs aventures sont plus dangereuses, plus subversives. Elles ont plus à perdre, mais aussi plus à gagner.
En France Polly et les pirates est publié en grand format couleur, au lieu du format comics original (petit format, noir et blanc). Que penses-tu du résultat ?
J’adore les BDs grand format. Elles ont un coté plus épique, sans perdre le côté chaud et affectif. Les couleurs sont merveilleuses. J’adore le petit format américain, mais le noir et blanc ne retranscrit pas vraiment l’ambiance du monde de Polly. D’ailleurs tu peux voir que je travaille beaucoup sur les couleurs des couvertures, qui elles retranscrivent beaucoup mieux l’atmosphère que j’avais en tête.
Et je trouve que Albertine (Albertine Ralenti, coloriste de la version française, ndw) a parfaitement retranscrit cette atmosphère.
Par contre si je pouvais changer quelque chose, je voudrais que les chapitres soient publiés deux par deux. Je ne pense pas que mes chapitres soient assez longs pour satisfaire le lecteur d’un tome français.
J’ai lu sur ton site web que Polly sera peut-être adapté au cinéma ! Qu’en est-il ?
On en est toujours aux discussions préliminaires, mais je suis confiant ! Un grand réalisateur a l’air très intéressé. On verra, j’ai appris à ne pas trop retenir mon souffle avec Hollywood.
Quels sont tes projets actuels ou futurs ?
Je vais écrire et dessiner encore deux histoires de Polly. Mais mon projet en cours est une nouvelle histoire de Courtney ! D’ailleurs il faut que je finisse de répondre à cette interview et que je me remette au travail !
Merci beaucoup Ted !
Merci à vous !
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