Auteurs et autrices / Interview de Lolita Sechan
Attiré par une couverture qui m'a tapé dans l'oeil, c'est en plongeant dans ce roman graphique que j'ai réalisé au fil de ma lecture qui était Lolita Séchan. Récit d'une quête personnelle (dur d'être "fille de") et volonté de témoigner de la condition d'une minorité vietnamienne, voici le compte rendu de cette rencontre avec elle lors du festival d'Angoulême pour évoquer tout cela.
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Lolita : Oui c'est moi. Super qu'elle t'ait plu! Parce que je n'avais jamais fait de couv' et j'appréhendais beaucoup.
P : Quand j'ai lu ta BD je n'avais pas fait le rapprochement avec ta famille et c'est en arrivant vers la fin de l'album que j'ai fait le lien ; je suis passé complètement à côté de tout cet aspect, et que je me suis dit que je n'avais plus qu'à la relire.
L : Ah c'est génial ! C'est encore mieux parce que c'était pensé pour qu'on puisse la lire sans y prêter attention !
P : C'est vrai que je me suis posé la question de savoir si c'était fait exprès car tous ces détails de l'ordre de l'intime poussent forcément à réflexion ?
L : Oui c'est volontaire. Et c'est sûr que quand on sait, il y a des choses, des petits détails qui sont de l'ordre de l'intime et qui enrichissent la lecture.
P : Du coup, pour revenir à la genèse de cet album, comment t'es venue l'idée de ce projet ?
L : Elle est venue parce que je voulais vraiment raconter cette rencontre avec cette petite fille. Je voulais avant tout lui donner la parole et une liberté d'expression qu'elle n'avait pas du tout dans son pays et avec sa culture ; faisant partie des minorités ethniques elle n'avait vraiment aucun lieu de parole. Après je me suis rendu compte que j'allais indirectement parler de moi parce que je ne suis pas sociologue, je ne suis pas journaliste et que je n'arrive pas à faire quelque chose de factuel. J'ai été obligée de rentrer dans le subjectif. Donc je me suis dit que c'était intéressant de faire un parallèle entre deux femmes parce que c'est vraiment ce qui s'est développé avec notre amitié ; c'était tellement improbable que je me suis dit que c'était ça qui était intéressant. Et du coup, de vouloir parler d'elle, ça m'a amené à parler de moi et ça a été une thérapie un peu longue et pas toujours facile. Mais au bout du compte ça a été très positif.
P : Et pourquoi cette volonté de transmettre cette quête identitaire ?
L : Au début je voulais faire découvrir le statut des minorités ethniques au Vietnam, ça a été vraiment ça le moteur. Après quand j'ai commencé à le penser comme un récit, toute réalité ne fait pas un récit. Il fallait que je le structure, que je l'écrive comme un scénario et j'ai commencé à chercher des parallèles, des choses intéressantes à mettre en vis à vis. Surtout je me suis rendu compte qu’inconsciemment ce que moi j'essayais de raconter c'est l'histoire d'une petite fille qui était beaucoup trop lucide pour ses 12 ans, elle était déjà très adulte. Et ce qui m'a interpellé c'est que moi avec mes 22 ans je me sentais complètement bébé. Du coup je me suis rendu compte que c'était un récit initiatique, la famille était très présente et a beaucoup joué dans notre rapprochement amical car on avait des points communs avec nos familles. On s'en est rendu compte au fil des années, ce n'est pas du tout venu dès la première rencontre. Après c'est devenu une émancipation personnelle du cocon familial vers un lien choisi.
P : Mais au départ, cette destination du Vietnam ça tient du hasard ou c'est quelque chose de réfléchi ?
L : Non c'était pas le hasard, moi j'étais obsédée par les pays qui avaient connu la guerre donc j'avais ma meilleure amie avec qui on voyageait, on a décidé d'aller au Vietnam. Je l'ai enlevée du récit parce qu'elle n'a pas eu la rencontre que moi j'ai faite ; je l'ai enlevée pour simplifier le récit. En fait on partait toutes les deux, on est allées à Hiroshima, après à Auschwitz en Pologne, on allait toujours sur des lieux qui avaient connus des conflits mondiaux pour essayer de comprendre un peu l'humanité. En fait, j'ai pas forcément mieux compris la guerre du Vietnam, mais par contre j'ai découvert le peuple Mong et leur combat à eux.
P : Et du coup comment a évolué ton rapport au dessin avec toute cette histoire ?
L : J'ai appris à dessiner en faisant cet album donc ça a énormément évolué. Ce scénario pour moi ferait un bon roman graphique ; je pense que j'avais envie de dessiner et que j'adore ce genre-là, j'en lis beaucoup, et ça correspondait. Je me suis dit que ça serait le seul medium dans lequel je pourrais mettre de la subtilité et ne pas faire une histoire manichéenne d'une petite privilégiée parisienne qui va rencontrer une petite sauvage. Mais après, pour ce qui est de mon rapport au dessin, j'ai appris à dessiner en le faisant. Ça a été très très long, je n'arrêtais pas de me dire que c'était nul jusqu'au point final, mais j'ai appris beaucoup de choses, j'ai découvert plus de libertés en tout cas.
P : Comment s'est fait le choix du noir et blanc ? C'est par rapport à l'histoire ou tu n'avais pas envie de gérer la couleur ?
L : Par rapport à l'histoire, vu qu'ils ont des tissus très colorés et des broderies, c'est vrai que c'est un peu le contraire et que ça aurait été plus judicieux de mettre de la couleur. Mais moi j'adore le noir et blanc et je ne lis pratiquement que ça, que ce soit des romans graphiques ou des mangas. J'aime pas trop la couleur. En plus, déjà je ne savais pas faire, ça m'aurait pris deux ans de plus et tout le monde m'aurait tuée, et c'est tout simplement que ça ne m'attirait pas. C'est donc un vrai choix, et d'ailleurs pour la couverture ça a été difficile de mettre de la couleur. Je l'ai fait avec quelqu'un et au bout du compte j'en suis très contente, mais au début ça m'a fait bizarre ce bleu.
P : Il y a aussi autre chose que j'ai beaucoup apprécié c'est que tu te sois affranchie des cases dans tes planches. Ça représente quoi cette absence ? Ça a un rôle particulier ou ça change quelque chose pour toi ?
L : A la base c'est venu de cet apprentissage du dessin en réalisant cette BD. Comme je n'avais aucun réflexe et aucun automatisme je faisais comme je pouvais. Donc au début il y avait des cases faites à la main, à la règle, au stylo... En fait j'ai testé différentes choses, je faisais mon découpage, ma mise en scène et j'avais tellement peur de ne pas être à la hauteur en terme de dessin que je me disais « Le texte c'est bon ; les bulles je ne les place pas ; les cases je verrai après » et j'ai avancé comme ça. Au bout du compte, au bout de 300 pages il a quand même fallu trouver une unité et je me suis rendu compte en prenant plus d'aisance à dessiner que parfois si je n'avais pas de cases je me sentais plus libre de continuer mon dessin et d'arriver à quelque chose qui me plaisait plus. Donc il y a eu un énorme travail après de remontage, de recadrage et que personne ne pouvait faire à ma place ; il n'y a que moi qui savais où la case s'arrêtait vraiment. Et pour unifier tout ça je me suis dit à la fin que le plus intelligent c'était d'enlever les cases ; comme c'était déjà touffu, avec beaucoup de traits et beaucoup de cases par pages, s'il y avait en plus des tours de cases cela allait être très étouffant. Et donc j'ai gommé tous les tours de cases de la première partie.
P : Pour revenir sur tes voyages, combien en as-tu fait pour finaliser cette histoire ?
L : Au bout du compte, ça fait 14 ans que j'y vais tous les ans. Donc je n'ai pas spécialement fait plus de voyages à partir du moment où j'ai fait la BD parce que déjà cet album c'est nos 10 premières années d'amitié, et ça fait 14 ans qu'on se connaît. Je l'ai donc structurée pour l'arrêter là où ça avait du sens. Mais j'ai fait plus de vingt voyages. Je travaillais dans des restos, je me payais mon billet et j'y allais. A la naissance de ma fille je n'y suis pas allée pendant trois ans et là je me rattrape. Je ne dessinais pas trop sur place, c'est marrant. J'allais là-bas, je vivais des choses avec elle, je prenais juste des notes de tout ce qu'on se racontait, des impressions, de bruits, de tout ça, et je rentrais à Paris et là je faisais mon scénario. Je faisais tout de tête ; j'ai jamais regardé une seule photo ou sur internet. Et quand j'y retournais je me disais c'est marrant comment ça marque les lieux qu'on visite.
P : Qu'est-ce qui a été pour toi le plus difficile au niveau « choc culturel » ?
L : Moi je me sens très latine, méditerranéenne, et dans ma famille on peut être explosif, on est passionnels, on peut s'engueuler, on se réconcilie... C'est un peu comme les films de Ettore Scola où tu as une espèce de gros bordel, voilà ! C'est très méditerranéen et en même temps on passe vite à autre chose. La culture asiatique c'est quand même beaucoup dans le non dit et il faut s'apprivoiser. C'est ce qui m'intéressait, et le plus difficile c'était de savoir quelle était ma place avec Lo Thi Gôm. Par exemple quand je l'emmènais à Saïgon elle ne me disait jamais non. Je comprenais qu'elle ne voulait pas faire ce que je lui proposais et il fallait que je devine ce qu'elle voulait faire ; il fallait ruser, l’amener à me révéler ce dont elle avait envie. C'est très éprouvant. Ça pouvait juste être sur le choix du film qu'on voulait aller voir mais c’était pareil pour les rapports humains. C'était deviner comment elle me considère, jusqu'où je pouvais m’immiscer dans sa vie et tout ça ce sont des choses beaucoup plus éprouvantes psychologiquement.
P : J'ai été marqué par autre chose dans ton album, c'est l'humour et l'auto-dérision. C'est quelque chose que tu as travaillé ou c'est sorti naturellement ?
L : Je suis une grande angoissée pessimiste, donc je serais insupportable si je n'avais pas de l'auto-dérision et de l'humour. J'aime bien l'humour noir, je trouve que ça sauve un peu toutes les situations. Quand j'ai voulu faire cette histoire c'était à la base pour parler de choses un peu graves, sur le statut des minorités, les injustices, et des choses un petit peu sombres, mais je ne voulais pas que ce soit glauque, que ça tombe dans le pathos. Donc dès qu'il y a une scène un petit peu sérieuse ou avec un enjeu un peu fort émotionnellement, j'ai besoin de faire une blague. C'est pour ça que mon personnage est complètement loufoque, un peu ridicule, maladroit et bourré de défauts, mais c'est comme ça même dans la vie. C'est aussi ça qui m'a amusé. J'aime bien les mélanges de gaieté et de tristesse.
P : Dans cette BD il est donc question de trouver ta place, géographiquement ou au niveau de ta famille. Cet album fini, est-ce que ça a changé quelque chose pour toi ?
L : Tout ! Je ne sais même pas comment le définir... J'ai trouvé ce que j'aimais faire, j'ai assumé de le faire, j'ai découvert une famille. Je me suis fait mon territoire en fait et ça fait grandir, ça positionne différemment par rapport aux parents. Je pensais que je n'irais jamais au bout de cet album, mais je l'ai fini, j'ai réussi à y mettre un point final ! Rien que ça, moi qui me voyais comme une chose molle et lente (rires) finalement je l'ai fait et maintenant je me dis que je peux faire tout ce que je veux lentement et mollement - Peut-être un petit peu moins mollement quand même. Il y a un dessinateur connu de la classique franco-belge qui m'a dit un truc très mignon lors d'un salon. Il m'a dit « Bravo pour ton album » ; je lui ai répondu « C'est adorable ça me touche venant de virtuoses du dessin, mais moi je ne vois que les défauts ». Il m'a alors dit « T'as gardé le meilleur de tes défauts ». Et c'est ce truc que j'ai appris, garder le meilleur de nos défauts et faire avec. Ça change un peu la vie quand même.
P : Et est-ce que Lo Thi Gom a lu l'album ?
L : Elle ne l'a pas lu parce qu'elle ne l'a pas eu. En fait je ne peux pas lui envoyer – c'est compliqué la poste vietnamienne – et les minorités ne reçoivent pas trop les colis qui viennent de l'étranger. Donc il faut que je lui apporte, mais je vais devoir lui jouer en fait car elle ne parle pas français et ça ne sera pas traduit en vietnamien. J'ai un peu peur de son jugement bien sûr. C'est compliqué de parler de la vie de quelqu'un d'autre. Moi pendant cinq ans je me suis demandé si je ne lui volais pas sa vie en fait. Ça part d'une bonne intention de vouloir montrer ce qu'elle vit, mais en même temps ça parlait beaucoup de son intimité, de ses parents, de son rapport au mariage forcé... Au bout du compte, même si c'est biographique ça devient un personnage. Mais elle n'a jamais été dans la censure, elle a toujours été bienveillante avec moi. Elle a traduit tous les passages Mong et elle m'a dit « Vas-y, c'est génial que tu fasses ça » alors qu'il y a des passages où sa mère lui dit « C'est pas ton amie, c'est une touriste ». Elle lui a toujours dit des choses assez dures et moi elle m'a toujours dit que c'était bien de parler de tout ça, ce qui n'est pas donné à tout le monde. Même dans la culture vietnamienne ce ne sont pas des gens qui reviennent sur les choses. Même les vietnamiens qui ont fui la guerre et qui sont venus en France ne parlent pas de ça, ne transmettent pas aux générations suivantes. Après, ce sont des survivants, des gens qui avancent, c'est ça que j'aime et que j'admire beaucoup, mais ils ne parlent pas des choses difficiles. Ce ne sont pas des gens du genre à s'appesantir sur leur sort. Ça c'est très européen, on a la chance d'avoir une grande liberté de parole et il faut en profiter.
P : Pour finir je voulais savoir si tu as envie de continuer à te chercher à travers la BD ou si tu as d'autres envies maintenant ?
L : En fait, j'ai d'autres histoires que je vais être obligée de raconter parce que ça me tient à cœur. Donc, les trois prochains projets seront en bandes dessinées c'est sûr, mais après j'ai d'autres envies, des histoires que je veux raconter par le biais du cinéma. Voilà on verra, ça prendra vingt ans au lieu de cinq (rires). Encore un autre challenge. Car je pense qu'il y a des histoires qui ne s'adaptent pas à tous les médias ; pour cet album par exemple, je ne pense pas que ça ferait une bonne adaptation au cinéma. Parfois les gens me disent « Ah oui, tu veux carrément faire du cinéma ! ». Je leur réponds que je ne me voyais pas dessiner et j'ai commencé par faire ça, alors pourquoi pas !
P : Et bien Lolita, merci et bonne continuation alors.
L : Merci à toi
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