Depuis de longues années Grégory Jarry et Thomas Dupuis (alias Otto T) dirigent une très belle "petite" maison d'édition, FLBLB et, au sein de celle-ci, développent une oeuvre on ne peut plus originale et intéressante.
Cela fait longtemps que je suis leurs productions, toujours avec plaisir, et je souhaitais que les visiteurs du site fassent davantage connaissance avec ces faiseurs de "petites histoires".
Ils ont bien voulu répondre à ma demande d'entretien, et je voudrais les remercier chaleureusement pour cela - et pour le petit dessin que voici les représentant.
Pouvez-vous nous dire rapidement quand et comment est née l’idée de créer les éditions Flblb ? Et que signifie ce nom voyellophobe, s’il a une signification ?
Otto T. : Nous avions créé le fanzine Flblb en janvier 1996, le fanzine s'était transformé en une belle revue multicolore, et nous avions aussi commencé à publier de petits livres, la création de la maison d'édition s'est faite dans cette continuité. Nous datons la création des éditions Flblb en 2002, car c'est la date où nous sommes entrés en diffusion pro chez le Comptoir des Indépendants, et où l'idée de la maison d'édition s'est réellement imposée à nous.
La maison d'édition est née de l'envie de continuer à faire des choses ensemble. On avait envie de publier les livres comme on le voulait, plutôt que de faire le tour des éditeurs avec notre carton sous le bras. Il y avait aussi l'idée de parvenir à vivre de notre activité, et de posséder notre outil de production.
Le nom n'a pas de signification, il est dérivé de l'onomatopée « Flebelebeleb » qu'on trouve notamment dans Panade à Champignac de Franquin, c'est le bruit que ça fait quand on tire la langue.
Beaucoup de vos albums ont été publiés au format à l’italienne, et vous publiez aussi beaucoup de flip-books (très réussis d’ailleurs !) : pourquoi préférer ces demi-portions ?
Otto T. : Ce ne sont pas des demi-portions, c'est un format comme un autre. Il se trouve que notre tout premier livre ensemble était fait comme ça (
Le Savant qui fabriquait des voitures transparentes), aussi parce que ça convenait à cette alternance du texte et de la BD que nous pratiquons. Il y a également l'idée de se distinguer, à la fois des gros éditeurs et des autres éditeurs alternatifs.
Le flip-book est une des spécificités de notre maison d'édition, c'est un moyen d'expression en soi, distinct de la bande dessinée.
Je précise que Grégory et moi sommes aussi des cinéphiles, c'est sans doute pourquoi nous développons au sein de la maison d'édition deux formes d'expression qui sont à cheval entre le cinéma et le livre : le flip-book et le roman-photo.
Comment s’est constitué votre duo ?
Otto T. : Nous nous sommes connus quand nous étions étudiants, Grégory à la fac de Lettres de Poitiers, moi à l'école des Beaux-Arts. Nous avons commencé à publier le fanzine Flblb, dans lequel nous avons tenté plusieurs façons de travailler à deux, parfois même à trois, avec Rémi Lucas. Nous avons tenté des contraintes type Oubapo, des cadavres exquis, on a aussi essayé de travailler de façon classique, avec un scénario bien écrit et des pages façon « ligne claire », avec des cases et des bulles. Nous avons trouvé cette façon de travailler à deux avec nos premiers livres :
Le Savant qui fabriquait des voitures transparentes et
Lucius Crassius, puis
Petite histoire du grand Texas, où ce langage commun trouve sa forme et son rythme.
Comment travaillez-vous ? Et comment faites-vous pour que votre travail commun soit aussi complémentaire ?
Otto T. : Dans tous les livres que nous avons réalisés ensemble, nous avons tenté des formules différentes. Dans
Le Savant qui fabriquait des voitures transparentes, Grégory s'est inspiré de dessins que je faisais dans mes brouillons afin de construire l'histoire, puis pour Lucius Crassius,
Petite histoire du grand Texas,
Petite histoire des colonies françaises et
Village toxique, il a écrit un texte, basé sur sa documentation historique, auquel j'ai répondu en bande dessinée, en faisant à chaque page un petit gag qui complète, ou contredit, ou souligne l'ironie du propos, qui parfois même dit autre chose. Pour
Petite histoire de la Révolution française, Grégory a tout écrit, même les pages de BD, pour
Bart O' Poil en tournage, il s'agissait d'une collaboration plus classique, avec un scénario écrit, que j'ai entièrement dessiné dans des cases. Pour notre dernier livre
300 000 ans pour en arriver là, Grégory a tout écrit aussi, mais je suis davantage intervenu dans la narration et la mise en scène.
Notre travail en commun est très complémentaire car nous travaillons de façon rapprochée : Grégory n'écrit pas tout de A à Z avant de me confier son texte, il commence à écrire, à chercher, et il me donne le texte petit à petit, je commence à dessiner, on voit ce que ça donne. Parfois il part dans une direction qui finalement ne colle pas, donc on recommence, etc. On travaille en ping-pong, et même en « studio », car la mise en page et la couleur sont faites conjointement avec Guillaume Heurtault ou Lucie Castel, les graphistes de la maison d’édition. Ce qui fait qu'à tout moment on peut voir ce que donne le livre, on peut ajouter, enlever, redécouper, corriger. Pour comparer avec le cinéma, c'est comme si on faisait en même temps le scénario, le tournage et le montage.
Le dessin est le plus souvent très très minimaliste, comme dans vos premiers albums en commun ou dans vos « petites histoires », du Texas ou des colonies françaises, mais parfois, il l’est relativement moins, comme dans La Conquête de Mars ou d’autres albums plus récents. Est-ce un choix raisonné dû à une contrainte de temps, de place (je précise que pour moi les deux « fonctionnent ») ? Et, autre petite question à Otto t : qu’en est-il de ce pseudo ? Est-il là pour cacher que vous êtes en fait le riche héritier d’un grand éditeur de BD ?
Otto T. : Au départ mon dessin synthétique (mes « bonshommes-patates ») était avant tout expérimental, il s'agissait d'exprimer le maximum avec le minimum de traits, c'est un exercice que je trouve très stimulant. Dans mes influences graphiques, il a beaucoup de dessinateurs de presse, des gens qui expriment des idées complexes au moyen de dessins rapides, en allant à l’essentiel (Reiser, Sempé, Pétillon, Feiffer). Pour
Petite histoire du grand Texas, il y avait une contrainte de temps, car au départ, ce devait être le livret d'une expo sur les États-Unis, et nous avons dû le réaliser très vite. Mais Le résultat nous a beaucoup plu, et nous avons développé cette façon de faire sur les 5 tomes de
Petite histoire des colonies françaises et
Village toxique. Ça fonctionne bien quand il s'agit de parler d'histoire, surtout l'histoire coloniale, qui est particulièrement violente. Ça permet de faire passer des choses abominables de façon légère. Je trouve aussi que ça exprime bien le côté collectif (de l'histoire coloniale, de la lutte antinucléaire) : pas de figure héroïque à laquelle se raccrocher, on est tou.te.s des bonshommes-patates.
La Conquête de Mars est une fiction, et assez vite j'ai vu que je ne pourrais pas la raconter de la même façon, il y avait des personnages historiques, de la technologie, je ne pouvais pas l'aborder avec des bonshommes trop simplifiés. Idem pour
Bart O' Poil en tournage, où nous nous mettions en scène.
Pour la
Petite histoire de la Révolution française, la partie bande dessinée est aussi une fiction, avec des personnages récurrents.
Sans doute mes bonshommes-patates sont plus adaptés pour le côté documentaire, et j'utilise un dessin plus réaliste lorsqu'il s'agit de fiction. Dans notre dernier livre, il y a les deux, et ça fonctionne comme ça : la partie anticipation avec des personnages bien identifiables, la partie historique avec des bonshommes-patates.
Mon pseudo vient de nos années de fanzinat : on avait tous des pseudos, pour faire croire qu'on était très nombreux, j'ai gardé le plus simple, celui qui à l'envers fait « Toto ».
Beaucoup de vos séries communes, sous couvert d’absurde et d’humour, sont très engagées – et documentées. Pouvez-vous nous en dire plus sur cet aspect ?
Grégory : La documentation est la première des politesses quand on écrit un livre sur un quelconque sujet. Elle permet de s’en imprégner, de voir aussi comment d’autres auteurs s’y sont pris. La documentation, c’est le b-a-ba de tout travail de vulgarisation. Le plus important c’est de donner des clés de compréhension, de montrer comment les faits s’emboîtent, les logiques à l’oeuvre, etc. Avec Otto T. nous nous attaquons à des sujets parfois compliqués, souvent polémiques, et a priori pas drôles. Comme le dit Otto T, « la gravité nous ennuie », nous préférons l’humour, la polémique voire même la mauvaise foi. C’est notre façon de nous approprier des sujets aussi variés que le nucléaire, la colonisation, les guerres contemporaines, la disparition des espèces ou le réchauffement climatique. Rire avec ces sujets permet de les mettre à distance et de mieux affronter les clichés qui embourbent notre réflexion.
Pouvez-vous nous présenter votre dernière collaboration en date, 300 000 ans pour en arriver là ? Dont le titre (et « l’histoire » ?) semble poursuivre et conclure votre travail « historique », débuté avec l’Antiquité (votre Petite histoire de la Révolution française jouait déjà avec notre présente actualité) ? D’autant plus que le format (un carré entre le format habituel à l’italienne et le format « classique »), le dessin (mêlant l’ultra minimaliste à quelque chose de plus élaboré proche de La Conquête de Mars) semblent faire une synthèse, ou en tout cas marquent une « évolution » du rendu de votre collaboration ?
Otto T. : Le livre se situe effectivement dans la continuité de
Petite histoire des colonies françaises et de
Petite histoire de la Révolution française : après avoir constaté les méfaits du colonialisme et du capitalisme, on s'est posé la question de la possibilité d'une nouvelle révolution, et
300 000 ans pour en arriver là est plus désespéré (même si on l'espère drôle) : la catastrophe est inévitable. Il réunit effectivement plusieurs aspects de notre travail en commun : fiction et documentaire, science-fiction et Histoire, bonshommes-patates et dessin plus réaliste, nous avons aussi tenté plusieurs façons de mettre en couleur.
Grégory : Pour moi, ce n’est nullement une conclusion. Chaque livre qu’on a fait ensemble est un progrès par rapport au précédent, on essaie toujours de faire évoluer nos systèmes, même au sein des 5 tomes de la
Petite histoire des colonies françaises il y a une grande évolution entre le 1er tome et le dernier. On est en recherche permanente de cette forme à 4 mains, 2 cerveaux, plusieurs voies narratives qui s’entremêlent, mêlant documentaire, fiction, vulgarisation, et dans ce dernier tome précisément, western et vengeance.
Quels sont vos projets (en commun ou en solo) ?
Otto T. : je réalise actuellement une bande dessinée sur un scénario de Rémi Lucas, et j'en prépare une autre sur un scénario de Daniel Selig, j'aimerais aussi sortir un recueil de mes histoires courtes, dans la lignée de
Zioum Tchabada Tchou Tchou. Et toujours des flip-books. Pour le moment nous n'avons pas de nouveau projet en commun.
Grégory : Je termine avec Lucie Castel et Nicole Augereau le troisième et dernier tome des
Voyages en Égypte et en Nubie de Giambattista Belzoni, avant une exposition rétrospective qui aura lieu durant le prochain festival d’Angoulême à la Cité de la BD. Ensuite avec les mêmes autrices, nous avons un nouveau livre en préparation intitulé
Vent Debout, d’après l’histoire vraie d’un couple de navigateurs anarchistes libres comme l’air qui par deux fois à 8 ans d’intervalle, se sont fait arraisonner par des pirates des mers et ont connu une fin tragique.