« In Waves », sublime surprise de l’année 2019, a révélé un auteur sensible et talentueux : AJ Dungo. Il nous paraissait pour le moins logique de le rencontrer lors de son passage au dernier Festival d’Angoulême.
C’était il y a un peu plus d’un mois à Angoulême, et le Covid-19 n’était encore qu’une lointaine menace… Nous avons alors pu réaliser cet entretien sur une terrasse de café, même si le temps n’était pas des plus favorables. AJ Dungo (prononcer « Ay-Dji ») s’est plié à l’exercice avec une extrême gentillesse. Le jeune homme semblait à peine réaliser les honneurs qui lui étaient faits en terre hexagonale : d’abord le Prix de la BD Fnac/France Inter, puis la nomination dans la sélection angoumoise et l’invitation qui en découlait… Si on le sentait encore fragilisé par la perte de sa compagne Kristen évoquée dans
In Waves, AJ affichait un sourire serein couplé à un regard irradiant d’une humble bienveillance, s'essayant même à parler quelques bribes de français.... Et malgré son agenda serré, il s’est montré disponible et la rencontre fut très chaleureuse.
Bonjour Aj Dungo. Peux-tu te présenter pour les lecteurs qui ne te connaissent pas encore ?
Je suis AJ Dungo, je viens de Los Angeles. Je suis un artiste de bande dessinée et j'ai écrit
In Waves.
Est-ce la première fois que tu viens en France ?
C’est ma quatrième fois.
Et ta première à Angoulême ?
Ouais (*). Très excité d’être ici.
Est-ce ta première bande dessinée ?
Premier livre de BD, oui, mais je fais des bandes dessinées depuis un petit moment. Je suis allé dans une école d'art et à plusieurs reprises, j’ai fait des bandes dessinées courtes. Mais ici c'est ma toute première publication.
On est frappé par le contraste entre la douceur de ton dessin et l’âpreté de la situation. Je dois dire que ton roman graphique, extrêmement pudique, est très bouleversant. Dans quelle mesure ce livre t’a aidé à faire le deuil ? Est-il difficile pour toi t’en parler ?
Ce n'est pas difficile d'en parler, mais il y a beaucoup de sentiments mêlés dans une telle situation… Kristen est décédée quelques mois avant que j’envisage le livre, donc c'est très frais. A l'époque, ma principale préoccupation était de ne pas oublier Kristen. Lorsque vous perdez un proche, vous voulez vous souvenir de toutes ses facettes, toutes ses imperfections, la façon dont il regarde certaines choses, la forme de son visage, ses cheveux, son odeur. J'essayais juste, fiévreusement, de la garder avec moi. C'est un exercice cathartique. Je me suis isolé pour faire ce livre, comme le font les artistes de bande dessinée, mais c’était là plus un moyen d’analyser ce qui s’était passé et aussi de faire quelque chose à partir de ma tristesse.
Quelle a été la phase la plus difficile ?
Tout était difficile… c'était difficile de commencer car on me suggérait d’associer un récit intime à l'histoire du surf. Je n’avais aucune idée de la façon dont j’allais procéder… Donc c'était difficile de faire ce choix. Il y a évidemment eu beaucoup de travaux préparatoires. J'ai passé plus de la moitié du temps à travailler sur la conception du livre et l’écriture.
Écrire a été difficile parce que je ne me considère pas comme un écrivain, plutôt comme un illustrateur. J'apprenais beaucoup au fur et à mesure. Tout était difficile, mais je pense que le plus simple a été quand j'ai finalement obtenu l'accord de mon éditeur pour commencer les dessins. Venait alors le moment de passer à la phase de création artistique du fait que le dessin est mon domaine. Cela ne demande pas beaucoup de réflexion, mais l’écriture et la mise au point, la composition du livre entier, c'était en revanche beaucoup de choses à penser. C'était donc plus facile quand je suis arrivé au dessin.
Le livre, qui est pour le lecteur une très belle leçon de vie, t’a-t-il permis de te reconstruire, même si j’imagine que la douleur sera toujours présente ?
Je suis plutôt un livre ouvert pour certaines choses ... et la bonne chose à propos de ce livre est que comme j’en parlais ouvertement, tout en étant pudique à propos de certains moments — j’ai mis de côté les moments très personnels — certains lecteurs ayant vécu cette situation ont l'impression de me connaître et de vivre leur chagrin à travers moi. Ce n'est pas difficile d'en parler et selon moi, ils m'ont dit que ça les avait aidés à surmonter leur propre chagrin parce que ce livre est une sorte de miroir. C'était pour eux comme de réouvrir des pièces pour y découvrir une réponse extrêmement personnelle et très authentique, donc j'aime à penser à ce livre comme une sorte d'aide. Ils ne se sentent plus seuls, tu vois…
C’est pourquoi tant de gens en ont été si touchés…
Merci beaucoup ! (*)
Combien de temps as-tu mis pour produire cette œuvre ? On a l’impression que cela a été simple tellement c’est fluide à la lecture…
Non… ça a l'air simple comme ça, et comme c’est souvent le cas avec les choses simples, il a fallu beaucoup de mise au point et de modifications pour arriver à la forme définitive. Cela m’a pris environ deux ans et demi. Un an et demi pour toute l’écriture, et un an pour le dessin, la mise en couleur et réaliser la couverture.
Tu ne l’as donc pas fait juste après la mort de Kristen ?
Elle est décédée en février 2017, puis Nobrow [l’éditeur US, ndr] m’a demandé de faire le livre en juillet.
J’ai vu l’immense compliment de Craig Thompson sur la couverture… As-tu eu l’occasion de le rencontrer ?
Là, j’ai une anecdote complètement folle. Je suis fan absolu de Craig.
Blankets - Manteau de neige était sur mon bureau pendant que je travaillais, il m’a servi de référence…
Je ne suis pas surpris…
… Et c'était aussi le livre de bandes dessinées préféré de Kristen. J'étais donc au Toronto Comic Arts Festival et quelqu'un est venu me voir pour me dire que Craig leur avait conseillé de lire mon livre ! Je n’en revenais pas ! Ce que je ne savais pas, c'est que Casterman lui avait envoyé un exemplaire parce qu'ils l'avaient publié en français et voulaient insérer une citation de lui. Il venait donc de le lire et la personne qui m'avait dit ça me fait signe : "Il est juste derrière toi !" Alors je me retourne et me dirige vers Craig pour lui faire signer son nouveau livre. J’en profite pour lui apporter une épreuve du mien, le lui tend et immédiatement il le reconnaît. Et là, chose incroyable, il m’attire à lui et me serre dans ses bras, me demandant si je voulais faire une photo avec lui, se tenant toujours un peu en retrait… Imaginez ! C’est comme si votre héros voulait s'agenouiller devant vous, c'est bizarre… mais il a été si généreux et je pense que sa citation sur
In Waves, qui est une validation, a permis à beaucoup de lecteurs de penser que ce livre pouvait valoir le coup…
Certaines personnes n’ont pas vu l’intérêt de raconter l’histoire du surf en parallèle ? Que leur réponds-tu ?
Je peux comprendre cela parce que ce sont des sujets tellement différents, que le lecteur ne voit pas pourquoi ils sont mis côte à côte. La réponse est qu'honnêtement, c'était une demande de l'éditeur. Un genre de défi, une suggestion. Ainsi, mon objectif était de faire comprendre que ce qui relie les deux histoires, c'est le fait que la relation entre Duke et Tom [deux surfers mythiques évoqués dans le livre, ndr] reflète celle entre Kristen et moi-même. Duke a totalement séduit et inspiré Tom, qui le vénérait et, sous cette impulsion, a réalisé de très grandes choses dans sa vie. Grâce à une seule rencontre. La rencontre fortuite entre Kristen et moi relevait d’une situation similaire. Sans elle, je ne serais pas ici en France pour vous parler en ce moment. Sans elle, sa maman n'aurait jamais lu ce livre, ma rencontre avec Craig ne serait jamais arrivée, et je ne ferais pas la promotion d'un livre. Donc, il faut vraiment s’immerger dans la lecture, ce n’est pas mon rôle d’expliquer au lecteur pourquoi il y aurait une connexion. J’espère simplement qu'il pourra le deviner.
J’ai vu aussi cela comme une façon de mettre de la distance entre toi-même et la douleur…
C'est vrai, j'aime cette idée parce que je n'y ai pas pensé au moment où je l’ai fait. Je ne l’ai compris qu’au moment où les lecteurs m'ont dit que ça leur avait permis de prendre du recul face à un sujet aussi grave. C’est très agréable quand les gens reviennent vers vous et vous disent ce genre de choses…
Je pense que grâce à toi, beaucoup de gens, notamment en France, qui ne connaissaient rien au surf ont pu voir ce sport sous un autre angle que l’aspect frime… Dans le livre, tu dis que tu t’y es mis très tard et grâce à Kristen. Pratiques-tu toujours ?
Oui absolument ! C'est une activité tellement pleine de nostalgie pour moi, du fait que c’est quelque chose que nous avons partagé et qu’aujourd’hui elle n’est plus là. J’essaye d’en faire autant que possible, mais avec toute cette promotion… C'est drôle parce que je fais la promotion du surf mais je ne peux pas m'entraîner…
Il y a aussi un moment très émouvant, c’est lorsque tu rencontres la mère de Kristen. Celle-ci dit de sa fille : « J’ai l’impression d’avoir fait grandir une sainte ». Il faut vraiment avoir une très grande foi pour dire cela. Peut-on croire en Dieu après une maladie qui semble si injuste et cruelle ?
C’est un moment décisif pour la plupart des gens quand ils sont confrontés à ce genre de perte tragique. Ils sont déboussolés. Donc pour moi, si vous y trouvez du réconfort et si vous êtes vraiment croyant, je pense que rien n’ébranlera votre foi. Si ce n'est pas le cas, ça peut aller aussi ou alors vous resterez désabusé par la perte d’un proche...
Es-tu croyant toi-même ?
J’espère mais je n’ai pas de certitudes, d’une façon ou d’une autre. Ce qui était beau avec Kristen, c'est qu'elle était contente et n’était pas révoltée de ce qui lui arrivait. Si elle-même était en paix, il n'y avait aucune raison que je ne le sois pas. Mais j’ai eu beaucoup de mal à l’accepter parce que j'étais vraiment en colère, tellement en colère ... Je n'ai pas écrit à ce sujet mais je me sentais comme quiconque est passé par là. Vous avez le sentiment que quelque chose se détourne de vous, que ce n'est pas juste, que ça ne colle pas avec l’idée que vous vous êtes fait du monde ... Selon moi, Kristen était une vraie croyante et avait cet espoir d'une vie meilleure ...
Alors tu penses qu’elle est morte en paix ?
Absolument, elle est morte comme elle le voulait, c’est elle qui était aux commandes à la fin…
Aux commandes ?
Tout à fait. Elle a décidé elle-même qu’il était temps d’en finir. Huit années de cancer, et le sien était des plus douloureux, le cancer des os… c’était la souffrance d’une vie, mais à la fin, cela a été assez rapide.
Quelles sont tes influences ?
Mes influences vont être dans les parages toute la journée (rires)… On a parlé de Charles Burns, je suis un grand fan de Charles Burns… également Adrian Tomine, Moebius, et tant d’autres…
Et sinon, des projets en vue ?
Je songe à un autre livre, j'ai en quelque sorte parcouru différents scénarios dans ma tête. Je veux trouver une histoire suffisamment intéressante pour que j’y consacre une grosse partie de mon temps, et suffisamment intéressante pour mes lecteurs… quelque chose qui ne soit pas futile.
Thank you AJ !
Merci beaucoup ! (*)
(*) En français dans le texte