Auteurs et autrices / Interview de Jacques Demiguel
La clairvoyance et l'amour des hommes peuvent voir naître tous les espoirs. Les dessiner et les rendre accessibles à tous est le défi que se sont lancés Maurice Rajfus et Jacques Demiguel, des auteurs en résistance. Jacques a bien voulu nous répondre.
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Alors, pour me présenter, je dirais d’abord que je dessine depuis que je suis tout petit grâce à des gens comme Franquin, Jijé, l’univers de Spirou. Ces gens-là m’ont motivé et m’ont permis de dessiner. C’est expressif, marrant, très animé. Et c’est de là que j’ai eu le goût des petites cases. Je suis autodidacte et j’ai appris à dessiner en recopiant ce que je lisais. J’ai fait des pages entières de mains, d’ombres comme celles que Jijé faisait dans Tanguy et Laverdure.
On peut dire que tes influences viennent de la bande dessinée franco-belge ?
Au départ c’est un moteur oui. C’est Jijé, Kiko, Roba, Morris… Franquin que je regarde encore parce que Franquin c’est excitant tout le temps. Mais les gens vers qui je vais aujourd’hui ce sont vraiment les américains, pour la dynamique de l’animation, ce qu’on trouve dans le cinéma, les comics strips, c’est très visuel. C’est ce que j’aime dans mon travail. Je fais des storyboards.
Au départ je dessinais sans n’avoir rien à dire. Je redessinais des bandes existantes et j’ai beaucoup appris. J’avais 10 – 12 ans et ça ne m’a pas quitté. Petit à petit je me suis tourné vers les illustrations et là, de grands comme Topor ou Steinberg et d’autres m’ont donné l’impulsion de travailler autrement. J’ai appris à dessiner sur un thème, à le décliner, à lui trouver une orientation, un sens, à créer des associations d’idées, à retrancher des éléments. C’est une véritable alchimie de l’imaginaire. La création c’est ça, un mélange d’impressions.
Pour moi dessiner c’est jouer avec tous les éléments jusqu’à ce que je trouve la clé qui les relie tous ensemble. Je ne suis pas forcément dans une optique de bd. J’ai besoin de beaucoup de liberté, j’ai besoin que ce soit ludique et surtout que ce soit visuel. C’est pour ça que j’ai beaucoup appris avec les illustrateurs parce que les dessinateurs de bande dessinée sont plus descriptifs, plus primaires.
Une image ça se médite. Il faut se connecter avec la création et le miracle opère ! J’aime vraiment créer, c’est mon truc. Je suis habité par mon dessin il me prend mon temps et mon esprit.
Ce qui est intéressant aussi est de créer des ponts. On s’en rend compte d’ailleurs avec toutes ces bds des années 30 voire avant. Quand je regarde ces bandes de Fenouillard par exemple, regarde les strips de 1925 etc. tu sais Franquin vient de là ! Ces gens m’intéressent passionnément aujourd’hui. Par exemple Morris dans Spirou faisait une rubrique intitulée « Neuvième art » (1) et il y avait des vieux strips de tous ces gens-là. Et pour moi, c’est ça !
Moussa et David est ton premier album édité ?
C’est la première bd oui.
Pour un premier album, tu te lances avec un livre difficile au sujet lourd concernant le conflit israélo-palestinien, comment cet album t’est-il arrivé ?
Au départ je ne voulais pas faire ce truc-là. Mon éditeur m’avait fait lire le texte et je voyais un projet très sérieux, très réaliste et sombre, un document alors que je travaille plutôt dans les projets légers et rigolos. Mais j’ai réfléchi et j’ai eu envie de le faire. J’ai discuté avec José Jover et je lui ai expliqué qu’il fallait faire un travail plutôt visionnaire, qui permette d’aller dans l’émotion. Quand on parle de ce sujet, on ne connaît que des images de presse ou des films documentaires et c’est toujours très strict. On ne voit jamais le côté émotionnel des choses, c’est froid, ce sont des faits énumérés et ce sont des plans très durs. Moi, ce que je voulais faire, c’était visualiser l’émotion.
Ce qui est très intéressant dans cet album est que c’est d’abord historique, qu’il s’adresse à tous y compris aux jeunes scolaires, qu’il permet de découvrir des vérités que nous ne connaissons pas encore et que Maurice, qui est historien, nous décrit parfaitement bien. J’ai découvert ces vérités au moment où mon éditeur m’a proposé le projet.
Tu es le premier à qui José Jover a présenté cet album ?
Oui car José me connaît depuis longtemps. Il savait que l’univers me correspondait et il avait raison. Pour l’anecdote, quelques années auparavant José avait vu chez moi un strip de trois cases en noir et blanc représentant une femme, plan arrêté aux épaules. Derrière elle tout est noir. Elle a les yeux ouverts puis elle les ferme en pleurant, car tout le noir derrière elle, forme deux mains (toujours en noir) qui se mettent sur ses épaules, comme si c'était de l'encre noire qui coulerait en forme de mains. Elle continue de pleurer mais elle met ses mains sur "ces" autres mains noires et voilà, ce sont les trois cases.
J’ai expliqué à José que c'était un strip qui illustrait la tristesse d'une femme ayant perdu son mari pompier dans les équipes de secours des "Twin towers" de l'attaque terroriste du 11 septembre à New York. Le noir derrière la femme exprime le vide, le manque qu'ont laissé les tours disparues mais aussi l'absence du mari disparu qui pose ses deux mains sur les épaules de sa femme, le vide devient physique et inoubliable...
J’avais oublié ça mais quand je lui ai demandé pourquoi il voulait que ce soit moi qui dessine le récit de Maurice, il m’a reparlé de ce strip. Pour moi, ce n’est pas un grand strip, mais ça aura au moins été le point de départ de cet album. Alors en la dessinant, au fur et à mesure je me voyais parfois glisser le drapeau américain puisque ce sont eux qui financent et aident Israël, mais finalement j'ai trouvé ça inapproprié et évidemment pas dans le texte qu'a écrit Maurice.
Après m’avoir présenté le projet, il m’a présenté à Maurice. En réalité, nous avions fait connaissance à l’occasion de son anniversaire quelques temps auparavant mais je ne m’imaginais pas faire un travail avec lui un jour. Il est très agréable. Nous avons été très proches durant l’élaboration. Je l’appelais tout le temps car je voulais que lui, qui est historien, me donne le ressenti pour aider mes images. Il était très curieux de voir comment ça se passait et vraiment cet homme est génial pour travailler. J’ai pu l’appeler à n’importe quel moment, 10 fois par jour. Il m’a nourri et il a nourri du début jusqu’à la fin le sentiment de désespoir et de haine qu’on peut avoir par rapport à ce genre de conflit.
J’ai découvert le texte au fur et à mesure car j’ai voulu garder l’effet de surprise et rester frais. J’ai voulu échapper au rythme de l’auteur qui se lève le matin et qui sait ce qui l’attend pour la journée voire la semaine. Ce n’est vraiment pas séduisant.
Combien de temps a t-il fallu pour réaliser cet album ?
J’ai mis deux ans à dessiner. C’est une grosse production !
Le thème est lourd et plein d’espoir, quel impact lui envisagez-vous sur le public ?
Moi j’étais tellement dedans que je ne pensais qu’à ça. C’est au fur et à mesure, sur certaines images, que je me rendais compte que c’était bien de réaliser cette œuvre historique pour sensibiliser. La finalité est arrivée petit à petit mais de façon assez lente car je suis trop impliqué dans mon dessin, dans sa construction, à chercher les traits, le sens de chaque élément. C’est comme le photographe qui veut capturer un instant et dans cet instant, il faut qu’il y ait tout !
Ce récit n’est pas linéaire comme une aventure de "Tintin" par exemple. En fait ce sont des petits bouts qui au final, font l’histoire des deux enfants. C’est très syncopé, très elliptique et ce travail de case en case m’a éloigné de ce phénomène de la portée du livre pendant que je le réalisais. Maintenant qu’il est fini je ne sais pas l’impact que ça peut avoir.
A la fin de ce mois (ndw : mars 2007), la ville de Bezons (95) invite les villes en France sensibles à cette problématique, la presse régionale et nationale, écrite et audiovisuelle, et organise toute la journée et la soirée du vendredi 30 mars des rencontres scolaires et public de la Médiathèque, et le soir un débat adultes et jeunes adultes. Après la sortie du livre ils se jumellent avec une ville en Palestine ! Comment vois-tu cet impact ?
Je ne me rends pas compte. J’aimerais bien faire d’autres choses avec Maurice, il y a tellement de souvenirs à raconter sur la guerre...
Ce souvenir-là montre des choses vraiment très dures, certaines cases sont d’une grande violence montrant des hommes en pyjama rayé, maigres et emprisonnés derrière des barbelés…
C’est la vérité ça.
Et parfois des cases exprimant une douceur et pureté éclatante avec un arc en ciel, une jeune fille, une colombe…
C’est la paix…
Tu travailles beaucoup avec des symboles ?
En effet, ça me parle beaucoup comme ça. Le truc est qu’il y a tellement de choses à dire dans ce récit que j’ai choisi un raccourci. Aux images on peut leur faire dire ce qu’on veut mais les gens n’y voient que ce qu’ils ont envie de voir. C’est comme quand on écoute un morceau musical en regardant une image. Ca va changer son sens. Moi je travaille sur l’impression, sur le sens. Ce qui me gêne en bande dessinée c’est que les gens ne travaillent que sur du factuel. Moi, je travaille sur du factuel et sur l’impression de ce factuel, sur des choses très subtiles, très simples aussi. Par exemple s’il fait froid, on se couvre, c’est aussi basique que ça. J’aime beaucoup travailler comme ça, faire des histoires et faire que le sentiment qu’on éprouve soit l’histoire même.
Tu traduis toutes les étapes qu’elles soient intellectuelles ou non, par des images…
Je suis un visuel à 300% !
As-tu mis quelque chose de très personnel dans cet album ?
Non. A part le fait d’être exclu… Dire ces sentiments d’exclusion qu’on ressent lorsqu’on a des droits et qu’on n’arrive pas à les avoir par exemple. Mais je ne pense pas avoir exprimé ma détresse personnelle. Par contre, c’est sans doute différent pour Maurice.
A-t-il suivi le déroulement au fur et à mesure ?
Je lui ai envoyé toutes les photocopies au fur et à mesure.
Il a tout vu en n&b. Avez-vous travaillé les couleurs ensemble ?
Il a lancé des bases, laissé des notes mais nous n’avons pas franchement travaillé ça.
Moi j’ai mis des annotations à certains endroits pour que ça ait du sens par rapport au texte même de façon symbolique. Mais nous avons fait confiance à la coloriste.
Tu travailles sur quel format ?
Je fais plein des choses différentes. Je découpe mes A3 en plusieurs strips. J’ai fait du A3 horizontal et je l’ai découpé en strips. Ca m’a permis d’avoir assez d’espace car il y a beaucoup de personnages.
Est-ce que tu as dû refaire des planches ?
Non. J’organise et prépare beaucoup à l’avance. Je fais de nombreux croquis, je travaille mes calques, mon encrage à la table lumineuse, les étapes sont verrouillées et ça fonctionne.
L’album est dans les bacs, tu vas rencontrer le public…
Oui, je vais faire des festivals. Mon éditeur me demande de le faire alors je le fais mais je prends ça comme un cadeau. C’est un cadeau de créer, d’offrir, de recevoir, c’est très agréable de dialoguer avec le public et de répondre à ses questions. Je me rends compte avec recul que lorsque je travaille je suis en immersion totale et la compréhension de la case est maximale mais après il est possible que même moi, j’en dilue le sens.
N’as-tu pas eu peur de faire des images trop violentes ?
Je ne pense pas. Les informations que j’ai utilisées sont beaucoup plus violentes que ce que je fais moi.
Au contraire alors tu as édulcoré la réalité ?
Non plus et j’espère que c’est profond et que nous avons réussi à aller jusqu’au cœur de la souffrance des deux côtés.
Je pense à cette case où tu dessines un immeuble qui aurait pu être banal mais quand on éloigne le livre on aperçoit une deuxième image et on voit un monstre aux yeux ronds, grands ouverts, fixes et l’instant d’une seconde, cet animal caché fait peur, il semble agressif.
Oui, je vois. C’est pour dire qu’en fait cet immeuble ou ce monstre est grouillant de vie mais de pourriture aussi, il est hargneux mais on lui demande de ne pas bouger. Il a besoin de vivre, de bouger mais on lui impose une immobilité. On le muselle et on le rend monstrueux. Je dessine pour que les gens ressentent le conflit dans leur chair presque. Je n’ai pas vécu ça mais ce que j’ai ressenti quand je suis arrivé à une bonne symbiose entre les documents photos que j’avais, le récit de Maurice et ma propre vision, m’a permis de construire ces images là et pas d’autres. C’était ressenti très profondément et j’espère l’avoir fait passer. Il faut savoir que la réalité est beaucoup plus forte que mes dessins.
Ce qui m’a ému beaucoup aussi est d’avoir pu rejoindre la réalité et Maurice dans son propos avec mes images alors que nous sommes très éloignés l’un de l’autre. Le livre est un reportage mais il y a de la poésie.
D’ailleurs il y a parfois des petites choses amusantes ou très douces qui contrastent et permettent une pause respiration…
C’est le contraste entre la vie et la mort, il y a des gens qui portent la vie, d’autres qui portent la mort. Il y a de la tension dans les images évidemment. Je suis dans la dynamique du petit garçon qui sort et les autres personnages, les militaires, qui arrivent avec leur haine – les monstres verts avec leurs pointes représentent la haine dans tous les contextes – j’ai voulu montrer la montée de haine quelles que soient les situations.
Et l’incompréhension ? Avec cette image où tu dessines des femmes en treillis militaire avec un tapis de fleurs devant elles et Moussa qui s’interroge à leur sujet car il ne comprend pas qu’elles puissent le regarder avec agressivité ?
Oui, indépendamment des causes géopolitiques, j’ai voulu montrer les gens. Ce sont eux qui m’intéressent et la montée de la haine. Le danger que ça représente. J’ai voulu montrer leur intérieur au-delà des dogmes. Personne n’appartient à personne, au final c’est ça ! Il faut que le monde le comprenne.
Pour Moussa et David, pour arriver à faire comprendre le sujet en profondeur, j’ai été obligé de contraster éléments par éléments. J’ai voulu faire ressentir les choses par dissonances pour les faire ressortir ensemble et indépendamment. Les éléments sont forts, j’ai cherché à ce que rien n’échappe à la réalité.
Maintenant que ce livre est terminé...
Maintenant ? Les gens vont en faire ce qu’ils veulent.
Tu arrives à te détacher des personnages ? Tu as une préférence pour l’un d’eux ?
Oui, je me détache aisément. Quand c’est fini, je passe à autre chose. J’ai évidemment beaucoup aimé les deux enfants. Indistinctement. Ils sont victimes des adultes, ils sont toujours pris en otage par les adultes qui aiment bien se mettre en prison eux-mêmes donc ils enferment les autres, des deux côtés.
Le match est une histoire vraie, on a vu que ça pouvait se passer, que par le sport il n’y a plus de conflit, mais l’actualité vous fait mentir au vu de la montée de la violence au cours de certains matchs de foot, qu’en penses-tu ?
Je pense que ce sont des petites guéguerres, encore un truc de mec ! Mais l’espoir de réunir des peuples autour d’une cause existera toujours grâce aux êtres humains qui y croient. Les enfants jouent encore dans les cours des immeubles. Bien sûr, il faudrait aussi calmer le pouvoir des médias qui manipule trop et auquel trop de personnes restent encore asservies. Il est temps d’arrêter tout ça. Nous sommes libres, n’appartenons à personne alors que tout le monde en prenne conscience !
(1) L'expression « neuvième art » est due à Morris (pseudonyme de Maurice de Bévère et créateur de Lucky Luke) et Pierre Vankeer qui animèrent, trois ans durant au sein du Journal de Spirou (du numéro 1392 au numéro 1523) une rubrique intitulée Neuvième Art, sous-titrée Musée de la bande dessinée, qui faisait le tour de la bande dessinée internationale et de son histoire. La rubrique apparaît pour la première fois dans le numéro 1392 de Spirou, du 17 décembre 1964, un numéro spécial Noël de 100 pages. Lors de la création de la rubrique, Morris et Vankeer pensèrent à huitième art avant d'apprendre par des techniciens de la danse, que l'appellation était déjà prise. Il semblerait alors que la rédaction du journal ait choisi neuvième art. Dans les des deux introductions qui ouvrent la première de Neuvième art, les auteurs justifient le choix de neuvième art en signalant que le huitième art désigne déjà la télévision.
(Source : Wikipedia.org)
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