Si vous rencontrez Mathieu Gabella et que vous le lancez sur son métier de scénariste, prévoyez des chips et un soda, parce que c'est aussi plaisant et passionnant que ses BD, et que vous en avez pour un moment.
Bonjour Mathieu, peux-tu nous raconter comment tu as débuté en BD ?
Bonjour Spooky
Hé bien j’ai démarré à cause du jeu de rôle, comme beaucoup de scénaristes de bd de ma génération. J’avais un peu joué à ADD2 (Advanced Dungeons and Dragons 2nd edition) au collège, ça nous a repris au lycée, et beaucoup en prépa aussi. J’ai arrêté quand j’ai eu mon concours pour entrer en école d’ingénieur, on était tous séparés avec mes copains joueurs, mais j’ai gardé le contact avec l’un d’entre eux, Nicolas Doray, qui aimait certains de mes scénarios. J’ai rarement été maître du jeu, mais ceux que j’avais écrits lui avaient plu.
Il se consacrait au dessin, avait rencontré Olivier Petit, patron des Editions Petit à petit. Nicolas m’a demandé de lui écrire un scénario, j’ai écrit l"a Chute", parce que je revenais d’une semaine de visite de châteaux cathares, ça m’avait fasciné. J’ai écrit ça en Allemagne, pendant mon dernier semestre d’études en école d’ingénieur, tout en lançant des simulations d’écoulement dans une chambre de combustion, il fallait changer des paramètres, appuyer sur run, attendre, noter les résultats, recommencer… J’avais du temps. (C’était l’enfer.)
La Chute racontait les dernières heures du catharisme. Malheureusement elle n’a pas connu de suite…
En fait, Olivier Petit et Cédric Illand, qui a démarré là-bas en tant qu’éditeur, ont lu la Chute et m’ont dit de d’abord faire mes armes sur les collectifs, les chansons, les poèmes en bd, etc. J’en ai fait pas mal. Et après, on a signé la Chute.
Dès la lecture de la bd (pas le scénario, hein, LA BD) finie, Olivier nous a dit « filez moi un tube d’aspirine ». On peut s’étonner qu’un éditeur lise une bd quand elle est terminée, mais le processus de création a été compliqué (sur beaucoup de pages, l’étape du board a été squeezée, ce qu’il ne faut pas faire dans l’idéal) et c’est pas le seul éditeur à découvrir les bds quand elles sont finies, loin de là. Et ce genre de commentaires, j’allais l’entendre souvent après, donc j’ai clairement ma part de responsabilité. Donc, on a retouché les textes, essayé de simplifier.
Mais il faut comprendre un truc : ce qui m’a donné envie de faire de la BD, clairement, c’est Alan Moore. J’avais aussi été marqué par
L'Art Invisible. Donc j’avais envie de jouer avec le medium, tenter des ellipses, des alternances de point de vue, des alternances temporelles etc… tout en même temps, alors que je démarrais, que je ne maîtrisais pas ce que je faisais.
En face, on avait et on a toujours un public qui n’est pas disposé à lire ça. C’est pas une question d’intelligence, c’est une question d’habitudes de lecture, d’habitudes d’utilisation du medium bd : il est sous utilisé, McCloud montre très bien à quel point on utilise les mêmes procédés pour raconter des histoires. Si tu veux tenter autre chose, tu tentes un truc à la fois, et même, tu annonces « attention, bd compliquée » par différents biais. J’ai mis du temps à le comprendre, puis à m’y faire, mais c’est comme ça. Donc, ratage.
Le bouquin a été un échec, ce qui explique effectivement qu’il n’y ait pas eu de suite, mais il y a eu d’autres facteurs, la boîte n’allait pas très bien à ce moment-là, elle a été revendue au Seuil... Maintenant, ça a l’air de repartir, tant mieux pour eux.
En mai 2005, un nouvel album, Les Mesures du temps, reçoit un meilleur accueil critique. Tu retrouves Anthony Audibert pour la sympathique série James Boon 07, en 2007. Aimerais-tu retravailler avec lui ?
La différence entre
Les Mesures du temps et
La Chute tenait en trois mots : one shot / série. Quand je dois faire un récit complet, j’ai la fin de l’histoire en ligne de mire, j’ai la taille du livre, tous les paramètres sont là, je bosse sur une histoire d’un seul tenant, ça se passe souvent très bien.
Quand je faisais des trilogies, je n’étais payé que pour le livre en cours. Donc on travaille le script du t1, et, évidemment, on pose les grandes lignes des t2, t3, du développement et de la fin. Mais on n’est pas payé pour les écrire, ou, en tout cas, je ne l’étais pas (ça a changé). Donc on alterne les projets, en attendant que les dessinateurs finissent les livres, et quand je revenais sur la suite, j’avais envie de tout refaire, je me perdais avec ce qui avait été fait, et pire, pour la fin, je voulais en mettre plein la gueule, balancer une idée par case. Résultat, des trilogies qui démarraient avec pas mal de questions, se compliquaient au fil des tomes, et terminaient avec des fins indigestes.
Bref, avec les Mesures, ça se tenait beaucoup mieux, parce que c’était un one shot. Ça aurait dû me mettre la puce à l’oreille. Ça a fini par venir, mais ça a été long. Mais j’adore cet album. Un de mes meilleurs.
Sur
James Boon 07, j’ai fait la connerie habituelle : trop charger. J’adore l’univers, mais je me suis raté, pour une question de complexité, clairement. En revanche, sur les trois albums, travailler avec Anthony Audibert a été un plaisir, il est super fort. J’aurais adoré retravailler ave lui, mais je crois qu’il est passé à autre chose…
Avec Idoles, tu changes de braquet, pour une série ambitieuse, chez Delcourt. Quelles ont été tes sources d’inspiration ?
Idoles, c’est l’envie de faire du superhéros, depuis longtemps. Je crois qu’au même moment, le Hulk d’Ang Lee était annoncé, ou diffusé, et je m’étais dit « qu’est-ce que j’écrirais sur Hulk, moi ». C’était la fin de mes études, troisième cycle, dernier stage pro, et pareil, comme pendant mon stage en Allemagne, je découvrais le métier d’ingénieur par son aspect le plus chiant : les modélisations. Donc je lançais là encore des simulations, je notais les résultats… donc je me souviens du maître de stage qui me regardait prendre des notes qui n’avaient rien à voir avec l’anneau thermique du CFM56 (c’est un moteur d’avion…)
Après, il y a le Loft, et il y a surtout les attentats du 11 Septembre, ça me marque, mais c’est aussi clairement un tournant de carrière : les embauches sont gelées, et je n’ai plus envie d’être ingénieur, donc j’explique à la famille que je vais me consacrer à l’écriture, tout le monde est dégoûté, sauf ma femme qui me soutient, et je m’y consacre, et j’écris, entre autres, Idoles.
Et juste après, c’est 2002, le FN au deuxième tour. J’ai été marqué par tout ça.
Tout ça mélangé, ça donne un superhéros de télé réalité qui finit par péter un câble, et des misfits, des expériences de labo ratées, qui vont se retrouver sur son chemin. Le tout sur fond de pays dirigé par un parti extrémiste : le lien entre tous ces éléments, c’est la figure fasciste du superhéros. J’avais envie d’écrire sur ça. Echec commercial, mais je suis assez fier de cette trilogie, en plus Emem est un tueur, notamment pour l’action !
C’est aussi mon premier album chez Delcourt (Petit à petit l’avait refusé), qui m’a permis d’accéder à de meilleurs tarifs et une plus grosse visibilité, ça je le dois aussi au dessin, je le sais, donc merci Emem !
Quand on regarde de manière globale tes albums on constate que beaucoup relèvent du genre historique ; peut-on dire qu’il s’agit de ton genre de prédilection ?
Non, c’est f… oui, bon d’accord. Bah j’aime l’Histoire, j’aime apprendre, j’aime bosser sur des sujets différents : l’Histoire, et la Science, permettent ça, il y a une étendue de sujets infinie et inspirante. Chaque période, chaque discipline, ce sont de nouvelles découvertes, donc j’en mets dans toutes mes histoires, parfois inconsciemment. L’Histoire qui revient dans mes scénars, on le remarque parce que c’est assez visuel, évidemment, mais la Science est une composante importante de ce que j’écris aussi…
La Licorne me semble, à ce jour, être ta série la plus populaire ; que retiens-tu de cette expérience ?
Qu’on peut proposer du haut de gamme populaire. « Bonjour, humilité. » mais merde, quand même…
Je n’écrirais pas
La Licorne de la même manière aujourd’hui, début trop compliqué, fin trop chargée, car trop envie d’impressionner, de faire un bouquet final, comme d’habitude, personnages pas très attachants (sauf le méchant, fallait le faire…) . Mais les lecteurs ont aimé qu’on leur serve un univers qui parle d’histoire de la médecine, et réinvente la mythologie, en entrant dans certains détails. Ils n’avaient jamais lu ça, c’est ce qu’ils disent, eux. Et, évidemment, il y avait le dessin d’Anthony Jean. La Licorne, sans lui, c’est pas la Licorne.
Là, je retravaille avec Anthony, et avec Mikaël Bourgoin, sur des sujets qui revisitent l’Histoire et la Science. Par certains aspects, le projet avec Mikaël a des similitudes avec la Licorne. Mais les codes sont différents, on est sur du western fantastique, ou sur du thriller horrifique contemporain.
Et j’essaie de ne pas refaire les mêmes erreurs : c’est une trilogie et un diptyque, j’écris les deux derniers tomes de la trilogie et tout le diptyque d’un même tenant, l’éditeur me paie pour ça, on fait des allers retours sur le scénario avant de l’affiner, on fait du board, les échanges sont bienveillants et sereins…
Bref, on essaie d’avoir une ambition scénaristique et graphique, mais aussi de la fluidité. Quand le dessinateur ou l’éditeur dit « j’ai pas compris ça », je change.
Pareil sur un autre projet, le Ventre du Dragon, avec Christophe Swal, qui va être super beau : les deux premiers albums sont terminés, le t3, je l’aurai réécrit deux fois. Mais s’il le faut, il le faut. Je veux que le dessinateur et le scénariste disent « ouais, c’est bien, là » et rien d’autre. Même si, parfois, je ne me débloque qu’au bout de beaucoup de temps. Sur le t3 j’ai été très long…
Tu participes à plusieurs collections chez Delcourt, puis chez Glénat ; un Conan, cela semble un peu étonnant dans ta production, non ?
Les collections comme 7, WW2.2, la Grande Evasion, etc. J’ai sorti parmi mes meilleurs scénarios dessus. Encore une fois, le one shot, ou plutôt, « écrire l’histoire entière d’un coup », c’est ça qu’il me faut. Et le cahier des charges est parfait : quelques contraintes, (7 personnages ont une mission, réécrivez un épisode de la 2e GM, faites sortir un groupe de personnages d’un lieu clos, etc. ) débrouillez-vous pour jouer avec ces contraintes, j’adore.
La collection historique Glénat Fayard, ça a été plus difficile, chaque personnage m’attirait, la découverte du perso est super, la collaboration avec les universitaires est géniale, les dessinateurs étaient bons et hyper impliqués (merci le Studio Arrancia), mais souvent le boulot de tri d’évènements pour construire l’histoire, c’est chiant et laborieux. Ça m’a épuisé, surtout la trilogie De Gaulle. Gabella brisé, martyrisé, mais Gabella libéré et fier de son bébé (pardon, j’ai hésité à la faire). Mais je ne veux plus en refaire, ou pas de la même manière. Je refais une bd historique coachée avec un universitaire, mais sous un autre angle. Et après, je pense que j’arrête.
Et Conan, ovni dans mon boulot… Pas tant que ça, si on sait que j’ai déjà fait des adaptations, comme
La Guerre des Boutons et l’Île Mystérieuse. J’aime les « licences », les classiques, le patrimoine imaginaire. J’adorerais bosser sur d’autres figures, des superhéros notamment, mais d’autres aussi. Le truc, c’est que je n’ai pas seulement trahi, j’ai largement réécrit dans ces deux adaptations, par nécessité dramaturgique. Il faut être honnête : l’Ile Mystérieuse, c’est chiant à mourir, Verne a pissé de la ligne pour facturer, et ça se voit. Et
La Guerre des Boutons, ce n’est pas pour les enfants. C’est un super livre, mais très compliqué pour les gosses. Donc il fallait vraiment changer des choses.
Conan, ça a été très différent. Je n’avais pas lu les nouvelles, mais quand on m’en a parlé, j’avais Arnold et les dessins de Frazetta en tête, j’avais évidemment envie de jouer avec le personnage. Sauf que là, on m’a dit : « ah non, fidélité totale ». Donc j’ai choisi une nouvelle qui me parlait vraiment. La Rivière noire m’a bousculé par son efficacité, mais aussi son pessimisme. J’en ai parlé avec Patrice Louinet, co-directeur de la collection avec JD Morvan, spécialiste de Howard, qui m’a dit que ça faisait partie de l’auteur, que ça devait être respecté, alors qu’au début, je voulais changer le message, je n’aime pas les auteurs pessimistes. Qu’ils assument, et qu’ils se tirent une balle au lieu de nous tirer vers le bas. Bon, Howard l’a fait, ai-je découvert en disant ça… donc j’étais bien obligé de respecter.
Es-tu prêt à réitérer l’expérience de l’adaptation d’une œuvre préexistante ?
Jouer avec un univers, des personnages existants, oui. Adapter en essayant d’être fidèle, si je peux éviter, j’éviterai. J’aime bien créer, même avec les jouets des autres. Conan, c’est surtout la bd d’Anthony Jean et Robert Howard, moi j’ai proposé un découpage qu’Anthony a bien aimé… Si on me demande de rebosser sur de l’existant, je dirai « oui mais, prêtez-moi vraiment vos jouets, et foutez-moi un peu la paix ». Si je peux me permettre ce genre d’exigence, évidemment. Parfois, on écrit pour manger. J’ai toujours pris du plaisir, même dans les commandes, mais on préfèrera toujours ses projets personnels, ou des commandes assez libres.
L'Agent est ta dernière série en date ; peux-tu nous présenter son pitch ?
L'Agent, c’est « le Bureau des Légendes » rencontre « Blair Witch ». Une jeune flic, Rhym, découvre qu’elle a un don de pisteuse, elle peut trouver n’importe qui, n’importe quel objet, si elle le veut. Mais elle n’est pas la seule à avoir un don. Les sorciers existent, certains travaillent pour des agences gouvernementales, d’autres pour des organisations privées, mafieuses… ou terroristes. Et Rhym va être recrutée par un jeteur de sorts, Ferrant, pour contrer une « attaque terroriste sorcière », une malédiction de masse.
Comics de 100 pages, sorti l’année dernière, le t2 est en retard, mais il se fait. Je suis super content de ce livre. Dessin magnifique de Fernando Dagnino, couleurs de Carlos Morote et Fabien Alquier, format idéal, fabrication luxe grâce à Olivier Jalabert et Glénat. Ce bouquin-là, je le défendrai encore dans 30 ans en disant que c’est un de mes meilleurs.
Tu es également très attiré par l’écriture audiovisuelle ; peux-tu faire un point sur ta production en la matière ?
Oui. Depuis plusieurs années, je mets régulièrement un pied dans la porte de l’audiovisuel, avant de me le faire écraser et d’être obligé de le retirer. J’ai écrit quelques épisodes d’animation (diffusés), j’ai écrit des courts métrages qui ont été produits, deux longs métrages qu’on m’a commandé, un long métrage pour moi, une bible de série pendant une formation, des épisodes de série… ou il y avait des problèmes de paiement, ou ce que j’ai écrit n’a pas trouvé preneur. Parfois j’ai mal réfléchi à ce que je proposais, mais en face, l’audiovisuel est encore plus dur à intégrer que la bd.
Mais là, enfin, il semble que quelque chose se passe. Un film, bien payé, avec un super producteur, très impliqué. On a commencé à bossé en Juin, on a fini… La semaine dernière, une première version. Je suis très heureux de cette collaboration, mais je ne peux pas en dire plus. Et il n’est pas impossible que certains vieux projets se concrétisent aussi. On verra. Je croise les doigts.
Mathieu, merci.
Spooky, merci aussi.