L’identité est au coeur de la BD "Visages – Ceux que nous sommes". Multiple, comme ses auteurs. Rencontre.
Nathalie, peux-tu te présenter en quelques mots ?
NPG : Ah, c’est une question-piège pour quelqu’un qui parle d’identité… Je suis une maman de deux enfants, je suis une communicante à la base, puisque je suis graphiste, et j’ai le bonheur d’être coscénariste d’une BD en 4 tomes qui s’appelle
Visages - Ceux que nous sommes.
Comment est né le projet ? Ta rencontre avec Miceal ?
NPG : Nous avons fait un spot ensemble ; c’était intéressant de travailler sur ce type de format court. On devait faire du découpage scène par scène très précis. Suite à ça, Miceal m’a proposé de faire une BD avec lui, car ce type de découpage est un processus proche du scénario en BD. Je ne connaissais pas ce monde-là, je n’avais pas un sujet précis en tête, mais en cherchant des problématiques communes on est tombés sur l’identité. Nos identités personnelles, qui étaient multiples, et celles de nos enfants. On s’est donc mis à table autour de ce sujet et le ping-pong a commencé. C’est allé très vite, et on voulait juste faire un tome au départ. Mais quand on a mis tout ce qu’on voulait mettre dans cette histoire, on est arrivés à 6 tomes ! C’était trop, donc on a réduit à quatre. Avant de le présenter à différents éditeurs, il a fallu qu’on trouve un dessinateur qui « aille » avec le projet. Pour moi c’était clair qu’il fallait quelqu’un qui ait une sensibilité, une âme dans son dessin. Miceal m’a alors proposé plusieurs dessinateurs, sans orienter mon choix ; on fonctionne de façon très équitable, aucun des deux ne doit prendre l’ascendant sur l’autre. Quand j’ai vu les dessins, et surtout les peintures d’Aurélien, pour moi c’était clair, c’était lui ! Mais il fallait qu'on lui laisse de l’espace, le temps de s’installer dans cette aventure. Pour le convaincre, vu que Miceal connaissait bien Aurélien, il m’a dit qu’il valait mieux aller le voir chez lui, dans le Limousin, pas seulement lui passer un coup de fil…
Miceal, bonjour, un avis sur cette entrée en matière ?
MBOG : Ma rencontre avec Nathalie à l’anniversaire d’une amie commune a immédiatement démarré par… une joute verbale ! Avec ma maladresse proverbiale, j’avais réussi à l’agacer d’entrée, et du coup, ça a déclenché de manière spontanée un match de ping pong intellectuel. Et ça a évolué en une conversation amicale qui nous a permis de constater qu’on partageait un combo assez peu répandu : un mode de pensée « outside the box », une intuition sauvage et une réactivité similaires, un même mépris pour le politiquement correct, un multiculturalisme enrichissant et une passion partagée pour l’art et l’écriture. À cela s’ajoutait une complémentarité rare. De là à travailler ensemble, il n’y avait qu’un pas vite franchi. Nathalie était alors Directrice Artistique sur un spot « Héros de Lumière » pour la Fédération des Chiens Guides d’Aveugles. Il lui manquait un rédacteur. La cause était belle, le défi intéressant, alors j’ai postulé. Ce fut à la fois une expérience ultra enrichissante sur l’écriture et le tournage, et en même temps une frustration : le métier de rédacteur en com ou en pub exige une disponibilité totale que mon second métier de prof de l’Éducation Nationale ne me permet pas d’assurer. En revanche, il est tout à fait possible d’écrire de la bande dessinée : j’ai alors proposé à Nathalie de venir, cette fois, sur mon terrain. Elle ne savait pas, la pauvre, qu’elle en prenait pour presque neuf ans !
Concernant le dessinateur / coloriste, c’est vrai que j’ai proposé à Nathalie un éventail de choix, mais en réalité, je dois avouer que je n’avais qu’Aurel en tête dès le départ. Mais pas question d’influencer Nathalie. Je lui ai donc également montré le travail de plusieurs dessinateurs réalistes avec lesquels je rêvais de bosser. Je me rappelle avoir cité à l’époque Stéphane Perger, Ronan Toulhoat et Philippe Xavier, par exemple, que des épées et tous des potes ! Cet aspect-là est essentiel, parce que sur un projet au long cours, s’entendre avec le dessinateur ou la dessinatrice peut faire la différence entre le Paradis et l’Enfer, car forcément il y aura des périodes de crise ou de pression à gérer. Dès que Nathalie a vu les tableaux d’Aurel, son exceptionnel travail de peintre symboliste, il n’y avait plus personne d’autre que lui. Aux Arts Décos, Nathalie peignait comme lui de grands formats. Dans un style très différent – ce n’est que cette année qu’elle en a montrés certains à Aurel – mais avec la même force symboliste et ce côté dark qu’on partage tous les trois. J’étais persuadé que ça allait coller mais il fallait une vraie rencontre entre eux pour ça. Et effectivement je l’ai convaincue de descendre le voir dans le Limousin pour lui proposer le projet. Nous sommes arrivés en lui disant : « Aurel, on a un projet ambitieux pour toi. Si tu ne le fais pas, il ne se fera pas. Mais par contre, on voudrait pour les planches un rendu plus proche de ta peinture que de tes autres bandes dessinées. » Il nous a ménagé le suspense en sirotant son verre pendant une minute entière avant de répondre, le salopard ! Puis
Visages - Ceux que nous sommes est né. Ça s’appelait encore à l’époque « Over the top » (expression anglaise exprimant toute l’angoisse à monter les échelles, et sortir des tranchées pour se ruer en une attaque aveugle et suicidaire à travers le « no man’s land »). Ce working title a été rapidement abandonné, car trop anglo-saxon mais aussi et surtout parce que ça faisait trop « BD de guerre » alors qu’il s’agit d’une BD d’aventures sur le thème de l’identité.
La dernière fois que tu nous as accordé un entretien, c’était en 2012, et c’était mémorable. A l’époque tu parlais avec enthousiasme d’un projet avec l’Américain Cary Nord, Phantom Kriegers, qui ne s’est pas fait…
MBOG : Hahaha ! L’interview fleuve au whiskey, mémorable en effet ☺ Nous étions plus précis au début qu’à la fin, mais pas moins bavards ! Oui, le projet avec Cary a failli se faire un nombre incalculable de fois. C’est un super dessinateur et on s’entend très bien. Seulement on n’a jamais été vraiment libres en même temps. Et entre temps est sorti le magnifique triptyque de Richard Marazano et Guilhem Bec,
Les Trois Fantômes de Tesla, qui a fait connaître au grand public ce personnage de génie de Nikola Tesla qui est également au cœur de Phantom Kriegers. Donc on sera moins originaux du coup. Cela dit, je ne désespère pas un jour de le sortir, même sans Cary, très occupé à développer ses projets en creator-owned. Les deux Stéphane, Roux au dessin et Paitreau à la couleur sont intéressés. On verra bien.
Il y avait aussi des projets avec Chaiko, Des Taylor…
MBOG : Oui. À chaque fois qu’un projet se signe et se fait, c’est véritablement un petit miracle, car il y a tant de données qui entrent en jeu. Il y a non seulement la synergie des auteurs, mais aussi celle de l’éditeur. Lorsque ce dernier change de maison d’édition, sa ligne éditoriale change forcément, et donc les projets envisagés avec lui ne sont plus pertinents comme avant. Olivier Jalabert m’avait mis en rapport avec Cary lorsqu’il était chez Soleil, initialement pour un projet d’adaptation de roman dont le rachat des droits était déjà compliqué à l’origine, et est devenu un cauchemar avec le décès prématuré de la romancière L.A. Banks. C’est là que je lui avais proposé Phantom Kriegers qui lui plaisait. Mais le temps que ça se mette en place, Olivier était parti chez Ankama. Là-bas, avec la directrice de la collection de BD polar « Hostile Holster », Audrey Bonnemaison, on a failli aussi monter une série de polar noir d’action, Cancun 8.80, avec Olivier comme directeur éditorial. Seulement à l’époque, le dessinateur que j’avais choisi, Alexis Sentenac, était jugé encore trop « vert ». Comme je croyais mordicus en lui, je refusais les dessinateurs pressentis pour le remplacer. Et le temps que ça se discute, Audrey, après avoir fait du super boulot en signant des Caryl Ferey dans la collection, avait quitté l’édition pour ouvrir son premier bar à craft beer, le Drunken à Montreuil (promo amiga !) et Olivier était parti chez Glénat. Quand on voit la côte d’Alex aujourd’hui, notamment avec sa participation à l’aventure ῞Goldorak῞ avec son frère de sang Brice Cossu, et bien sûr Denis Bajram, Xavier Dorison et Yoann Guillo, (je les cite tous, parce qu’on en oublie toujours un) c’est rageant ! Avec Alex, on ne désespère pas de le faire un jour, peut-être en trio avec l’ami Brice. Wait and see.
Après, il y a aussi le phénomène de l’air du temps, et le fait d’arriver au bon endroit au bon moment. J’ai un projet de polar noir seventies avec l’ami Gilles Pascal au dessin et à la couleur. C’est notre labor of love qu’on fait pendant notre temps libre. Ça s’appelle TorC, (Truth or Consequences). Le truc incroyable c’est qu’on a eu pas moins de quatorze retours dithyrambiques d’éditeurs qui aimaient nos persos, mes dialogues, le trait et les couleurs de Gilles et l’atmosphère du polar. En tant que lecteurs ils signeraient tout de suite car c’était ce qu’ils aimaient, mais que les goûts du public avaient changé, et qu’ils ne pouvaient pas prendre de risque sur du « polar atmosphérique à l’ancienne ». C’est là qu’on peut facilement abandonner, ou alors, comme Gilles et moi, prendre en compte les remarques des quatorze et réfléchir, revoir notre copie.
Et là encore le hasard peut revenir jouer un rôle dément. L’un de nos personnages de TorC est une Native American entrée au FBI à une époque où les tribus indiennes étaient plutôt de l’autre côté de la loi. Or, voilà qu’à l’occasion d’un voyage à San Francisco post Covid, je visite Alcatraz où se tient ce mois-là une superbe et passionnante exposition sur l’occupation par les tribus du célèbre pénitencier dans les années 70. Et sur qui est-ce que je tombe à ce moment précis à presque 9 000 km de Paris ? À Frisco, précisément à Alcatraz, en train de visiter cette même expo ? L’ami Nazir Menaa, attaché de presse chez Bamboo ! Coïncidence ? Jamais de la vie. Du coup, je réécris mon script sous cet angle politique, sans jamais dénaturer le récit d’origine mais en le densifiant, en rajoutant du fond. Et évidemment, je ne vais pas manquer de le présenter via Nazir à Hervé Richez, directeur édito du label Grand Angle chez Bamboo, parce que ça pourrait vraiment coller. Les choses se font quand elles doivent arriver : c’est ma philosophie, et j’ai moins de cheveux blancs grâce à ça.
Le tome 2 du Baiser de l'Orchidée est finalement sorti chez Sandawe, en crowd funding, je suppose. Un petit mot sur ce diptyque ?
MBOG : Wow ! Mon projet maudit, et pourtant je l’aime tant, celui-là, un polar noir rétro magnifiquement aquarellé par mon complice dessinateur et coloriste David Charrier. Le tome 1 était sorti chez Emmanuel Proust, avec un bon succès critique, puis Proust qui avait des soucis financiers, nous avait proposé de faire le tome 2 sans aucun à-valoir, promettant de nous payer plus tard, un jour. Compte là-dessus ! D’ailleurs Proust a fait faillite peu après. Le projet avait, par la suite, séduit Sandawe, et effectivement il y a eu un crowd funding porté à bout de bras par mon petit frère, David. Grâce à son inlassable dévouement, c’est passé, et nous avons sorti une intégrale, réunissant le tome 1 dont nous avions récupéré les droits, et le tome 2 que nous avons fait entre temps. Nous avons eu le temps de sortir l’album, de faire une tournée de dédicaces, et d’être même sélectionnés pour le Festival de Cognac, quand les Éditions Sandawe ont fait faillite à leur tour. David et moi avons une idée pour un one-shot qui serait donc le tome 3 de la série, une nouvelle enquête avec nos héros récurrents, et sommes en quête d’un éditeur qui ressortirait les deux premiers avec ce troisième tome inédit en plus. Avis aux amateurs !
Avant d’arriver sur Visages - Ceux que nous sommes, tu n’as pas chômé. Au-delà de ton activité d’interprète pour le Festival international d’Angoulême, tu as traduit nombre de comics pour des éditeurs divers, écrit quelques scenarios pour des employeurs corses… Combien as-tu de vies ?
MBOG : Neuf comme les chats, j’espère ! Le fait est qu’avec un projet au long cours comme
Visages - Ceux que nous sommes, mené sur plus de 8 ans, nous sommes, nous auteurs, forcément à perte sur le plan financier. Il aurait fallu le faire en moitié moins de temps pour que ce soit seulement rentable. En plus, nous sommes un peu dingos avec Nathalie, puisque à peine avions nous fini le tome 3, que nous avons jugé que le tome 2 était le maillon faible de la série. Pour nous, vis-à-vis des lectrices et lecteurs ce n’était juste pas possible, alors nous avons réécrit ce tome 2 à presque 75%, sans être davantage payés. Et ce n’est qu’après que nous sommes passés au tome 4. Notre éditeur Benoît Cousin est trop poli pour nous le dire ainsi mais on a vu qu’il nous prenait pour de grands malades ☺
Donc entre temps, il faut bien gagner son pain quotidien. Nathalie est graphiste de profession. Elle est très demandée et ses clients n’attendent pas. Aurélien a sa peinture, et il s’exporte même en Chine, le bougre ! Quant à moi, j’ai déjà l’enseignement au niveau BTS, qui offre une sécurité mais dont la pratique entrave souvent le processus créatif, en termes de disponibilité à la fois d’esprit et de temps. Ma chance c’est mon bahut, l’ENC (École Nationale du Commerce) Bessières dont je ne remercierai jamais assez la Direction qui a toujours encouragé et soutenu mes activités d’artiste auteur. Par ailleurs, j’ai en effet l’activité d’interprète / traducteur qui me procure bien des joies. C’est un honneur d’être depuis plus d’une décennie maintenant l’interprète officiel trilingue du FIBD d’Angoulême. Les rencontres avec les autrices et auteurs anglophones et hispanophones sont toujours incroyablement enrichissantes.
En plus d’être interprète pour plusieurs maisons d’édition, Glénat, Delcourt, Casterman, Presque Lune ou Ça et Là, je suis aussi traducteur écrit sur certains titres comme la série post apocalyptique
Solo (Delcourt) d’Oscar Martin et ses spin-offs chez Delcourt, la série
Ignited de Mark Waid et Phil Briones chez les Humanos ou la version comic book de
The Kong Crew de l’ami Éric Hérenguel aux Éditions Caurette. Sur l’art book aux mêmes éditions Caurette Los Angeles, story-boards et chants de sirènes sur celluloïd du légendaire story-boarder Sylvain Despretz, Nathalie était directrice artistique tandis que moi je traduisais de l’anglais au français. Auparavant, j’ai écrit en bilingue français-anglais les deux art books Freaky Project et Blacksad & Friends de l’ami Juanjo Guarnido pour son film d’animation Freak of the Week, avec Benjamin Brard comme D.A.
Ce sont tous de beaux projets, mais je me sens mieux en interprétariat. Mon travail est plus diversifié : cela va des Assises Numériques du Livre du SNE (Syndicat National de l’Éditions), aux rencontres bilingues français-espagnol des rencontres « La BD fait son chemin » à l’Institut Cervantès, à mes jobs récurrents d’interprète officiel du Paris Shark Week et de présentateur officiel trilingue (français-anglais-corse) d’Under My Screen, le Festival du film anglais et irlandais d’Ajaccio.
De plus, c’est avec l’interprétariat que je créé mon réseau. C’est parce que j’avais fait l’interprète pour les auteurs allemands anglophones présentés à Angoulême par le Goethe-Institut que nous avons pu faire le lancement de
Visages - Ceux que nous sommes, au Goethe-Institut de Paris, pile à temps pour le soixantième anniversaire du traité de l’Elysée, le 16 janvier dernier, célébrant la semaine de l’amitié franco-allemande. De même nous avons pu monter et scénographier l’expo Visages – la première consacrée à une œuvre non germanophone - qui s’y tient jusqu’au 11 mars.
De même l’ami Laurent Lerner m’avait demandé comme interprète lors de la venue du légendaire Pat Mills pour le vernissage de l’exposition sur la série patrimoniale
La Grande Guerre de Charlie au Musée de la Grande Guerre du Pays de Meaux. C’est ainsi que nous avons pu obtenir le label « recommandé par le M2G » et monter et scénographier la seconde exposition, totalement différente de celle du Goethe-Institut, cette fois au sein des collections du musée. Nos planches montrant l’artisanat des tranchées vont, par exemple, se retrouver exposées dans la salle consacrée à cet art incroyable, entourées des œuvres qui ont directement inspiré cette séquence de notre premier tome. Le M2G, avec son approche immersive et non manichéenne de la Grande Guerre, est à la source même de nos partis pris. C’est un musée fabuleux, vivant et tout sauf poussiéreux, à visiter d’urgence.
Nous serons d’ailleurs présents lors du Salon de la BD historique qui s’y tient le dimanche 12 mars prochain (de 14h à 18h) organisée par Thierry Lemaire et Stéphane Dubreuil du célèbre site Cases d’Histoire. Réseau essentiel là aussi, puisque Thierry, avec lequel je travaille souvent à Angoulême lors des rencontres Télérama, nous a également fait l’honneur d’animer le lancement officiel de
Visages - Ceux que nous sommes, au Goethe-Institut de Paris.
Aussi talentueux.se que soit un.e auteur.ice, sans communication, sa BD ne parviendra jamais à émerger du tsunami de plus de six mille nouveaux titres qui sortent par an à présent. De nos jours, communiquer est essentiel pour une autrice ou un auteur sous peine d’être invisible.
Ah Aurélien, tu es là ! Bonjour !
AM : Oui, bonjoureuh.
Comment as-tu été embarqué dans l’aventure ?
AM : Ils sont venus faire une opération séduction dans ma campagne, à 600 km de distance. J’avais prévu des trucs, comme d’aller me baigner comme je le fais régulièrement après le boulot aux beaux jours. Du coup ils ont amené leurs maillots de bain pour aller au bord d’un petit lac, on a fait un pique-nique de travail. Miceal avait l’intelligence de ce qui pouvait me convaincre de travailler sur ce projet, à savoir l’intime. Un récit d’Histoire pure et dure ne m’aurait pas forcément intéressé. J’étais d’ailleurs déjà sur un projet historique chez Glénat, et je n’aurais pas forcément eu envie de faire un peu la même chose. Là on avait une histoire avec des émotions, transportées par les personnages, mais aussi par leurs auteurs. Et leur conviction m’a convaincu.
Es-tu intervenu sur le fond du projet ?
AM : Il était déjà en mutation quand ils me l’ont proposé, et il a continué à être en mutation par la suite, durant l’écriture des quatre tomes. Je suis intervenu, vraiment à la marge, car c’était LEUR projet, mon apport était sur la manière d’exprimer les émotions des personnages. Ça leur a peut-être servi pour enrichir leur propos, mais j’ai participé au découpage, à la manière d’organiser une planche, par exemple.
NPG : Miceal et moi avons travaillé en amont sur la psychologie des personnages, de façon très précise, mais c’est avec Aurélien qu’on a vraiment construit leur identité propre, visuellement en adéquation avec leurs caractéristiques psychologiques.
AM : On a conçu leur psychologie à trois, mais vu qu’on suit ces personnages sur plusieurs décennies, cette psychologie évolue aussi. Leur aspect physique était aussi le miroir de leurs émotions, de leurs caractères ; ça s’est fait naturellement, d’autant plus qu’en six ans de travail, mon trait a évolué.
MBOG : Oui, pour nous scénaristes, c’est toujours impressionnant de constater l’évolution constante et souvent bluffante des dessinateur.trices. Mais ce qui est fort c’est que pour les meilleur.es comme Aurel, la qualité est néanmoins présente tout le long de la série, car l’exigence, elle, ne bouge pas.
NPG : A chaque album Aurélien est venu avec des ambiances différentes, des ouvertures de cases, etc. Il y avait une évolution graphique constante. Nous étions tous les trois en mutation, comme nos personnages, et ça s’est combiné, ça s’est répercuté dans la réalisation des quatre tomes.
Aurélien, ces quatre tomes vont sortir au fil de l’année 2023, j’imagine que tu es bien avancé dans la réalisation du tome 3 ?
AM : Il est fini, je viens de commencer le quatrième. Lorsque le tome 1 est arrivé à la maison, quatre ans et demi après sa réalisation, j’ai eu une appréhension. J’avais peur qu’il y ait un trop grand décalage avec ce que je faisais sur le tome 4. Il avait un côté désuet, une identité visuelle propre, qui ne m’a pas déçu du tout. Mais lorsqu’on a parlé des sorties rapprochées avec le public, les gens nous demandaient si c’était bien moi qui faisais le dessin des quatre tomes. Il y a eu beaucoup de séries-concepts, avec plusieurs artistes, donc il faut bien répéter que ce sont les mêmes auteurs pour toute la série.
MBOG : Absolument. J’ai une grande tendresse pour certaines séries concept comme
Le Décalogue du regretté Frank Giroud ou les 7 de David Chauvel. Le souci c’est que ça a lancé une mode avec des réussites inégales, et que le lectorat s’en est lassé. Quoi qu’il en soit,
Visages - Ceux que nous sommes est bien une série suivie, un feuilleton avec la même équipe créa d’un bout à l’autre.
Dans le tome 1, deux époques, distante de plus de vingt ans, coexistent. Les as-tu réalisées l’une après l’autre, ou as-tu intercalé des séquences du tome 2, par exemple ?
AM : J’ai suivi le fil émotionnel du récit, et de toute manière je ne sais pas travailler de façon déconstruite. Même sur une même planche, il faut que je travailler les planches dans l’ordre, je suis un peu rigide là-dessus. Cela me semblait plus pertinent de suivre ce sens émotionnel.
Peux-tu nous en dire plus sur ta technique ?
AM :Je ne travaille qu’en numérique, en revanche j’aime bien être surpris, même sur ce mode. J’ai des outils qui laissent un peu de place à l’accident. Il y a parfois des taches, j’aime bien quand ce n’est pas trop lisse. Ce n’est pas pour « faire comme si » c’était une technique traditionnelle, je m’en fiche pas mal de faire illusion et l’outil informatique a acquis depuis longtemps maintenant ses lettres de noblesse. C’est principalement parce-que j’ai besoin d’une approche organique et que mon usage de l’ordinateur dans mon travail est devenu très proche des processus qu’on utilise avec des méthodes traditionnelles. Non seulement ça répond à ce qu’attendaient Nath et Miceal, mais c’est de toute manière l’orientation que prenait mon travail en Bande Dessinée au moment où le travail sur la série a démarré.
Tu fais toi-même tes couleurs. A quoi est dû ce choix, sachant que le Studio Morinière fonctionne bien et vite (rires) ?
NPG : On a tellement adoré son travail, et tout particulièrement ses peintures, que cela nous semblait impensable que quelqu’un d’autre fasse les couleurs.
MBOG : Ah oui, c’aurait été criminel !
AM : C’était en effet au départ une demande des scénaristes. Mais cela me permettait par ailleurs de faire un pont entre mon travail d’illustration- et de peinture d’une part, et de bande dessinée d’autre part. Je séparais beaucoup ces deux mondes : plutôt caméléon en BD, j’adaptais mon style à des récits très différents, alors que c’était plus naturel dans mes autres travaux. Là j’avais besoin d’être plus cohérent, même si je tâtonne encore, je sais vers où je veux aller. J’ai un process dans lequel la couleur a un côté jubilatoire : tu peaufines ce que tu fais.
NPG : C’est particulièrement visible à partir du tome 3 ; Aurélien a une approche de plus en plus graphique, notamment dans son équilibre des noirs et des blancs. On aurait presque voulu garder les planches telles quelles ! Et qu’il ne mette pas de couleurs sur certaines qui sont juste sublimes, ainsi encrées. Pourtant, quand il a mis de la couleur, c’était encore plus beau ! Sincèrement, on a écrit ces planches, on les connaissait par cœur, et quand je les ai vues finies, j’ai pleuré. Il a retranscrit l’émotion de façon tellement juste que c’en était bouleversant. Quand on a accroché les planches au Goethe-Institut , même toi, Aurélien, tu as dit que ça te faisait quelque chose… Aurélien a également élaboré un univers coloré par période. Je trouve ça vraiment intéressant comme démarche, et cela démontre sa volonté de s’approprier l’histoire. Quand il a dit qu’il voulait se mettre au service de l’émotion, il y a pleinement réussi.
AM : En fait, quand je dessine, je ne pense pas « en couleurs », je dessine en noir et blanc. La couleur arrive après, et s’insère très bien sur le dessin. Il me suffit de définir une palette, et je me laisse transporter par l’émotion qui transpire de la planche. Je pense qu’il y a des choses, et les couleurs en font partie, qui font l’objet d’une réflexion quand on débute, et par la suite ça devient instinctif.
MBOG : L’encrage d’Aurel est magnifique. Narrativement tout y est déjà. Les couleurs arrivent pour exprimer les émotions, et c’est vrai que c’est là que ses planches prennent feu !
Parlons un peu des couvertures, toutes déjà terminées puisque présentes sur la quatrième du premier tome. Pour le coup c’est très épuré. Comment cela s’est-il décidé ?
AM : J’ai fait plusieurs propositions de couvertures, faites très tôt dans le processus d’écriture, mais qui n’étaient pas matures, du constat de l’éditeur et de notre part aussi. Il ne fallait pas qu’on raconte ce qu’il se passait dans les albums sur les couvertures, il fallait qu’on se reconcentre sur les personnages.
MBOG : Cela a d’abord été très dur de se voir refuser les propositions initiales de couvertures pour les quatre tomes. Elles étaient plus narratives, plus BD. Vous pourrez d’ailleurs les voir : c’est l’image qui ouvre chaque cahier historique. Une fois le deuil fait de ces couvertures refusées surtout pour des questions d’efficacité commerciale, nous avons pris cet angle là. Nathalie a fait un benchmark, prenant des photos des couvertures en vitrines des librairies, des albums ressortant en tête de gondole à la FNAC ou ailleurs. Puis on a réfléchi. Et c’est là que j’ai eu un rare éclair de lucidité : « Mais la série s’appelle VISAGES ! » et on avait quatre personnages charismatiques, un par tome. J’ai peut-être pensé aux couvertures des Gardiens, les Watchmen de l’édition française chez Zenda. C’est après que Nathalie m’a fait remarquer que c’était en plus philosophiquement cohérent.
NPG : C’est une histoire tournée vers les gens. On est dans la dimension de l’humain, et la couverture devait montrer cette priorité.
AM : Concrètement, sur les ambiances colorées derrière ces visages, j’ai défini le ton en fonction de ce qui animait les personnages représentés. A chaque fois c’était un trait de caractère, enfin, tel que je me le figurais, matérialisé par une couleur. Louis est multicolore parce que c’est un artiste et sa vision du monde est finalement optimiste. C’est un roc mais un poète ; Lieselotte est dans des teintes vert d’eau parce que c’est ainsi que j’imagine un caractère à le fois doux, passionné et franc, Georg est plus terrien et rugueux, parfois colérique… Pour la quatrième, la dominante bleue était un clin d’œil vers l’approche de la constitution de la Communauté européenne, il y avait une consigne de la part des co-scénaristes. Je ne vais pas trop en dire pour ne pas spoiler. Il y a une forme de synesthésie dans cette démarche.
Dans ce premier tome, il y a une anecdote qui m’a surpris, c’est celle concernant le recyclage et l’artisanat des obus dans les tranchées.
NPG : Cette anecdote vient de témoignages recueillis, mais aussi des archives du Musée de la Grande Guerre à Meaux, qui nous ont ouvert leurs portes. La philosophie de ce musée nous a plu : ils nous montrent des choses, mais il n’y a pas de jugement. C’est descriptif, pas orienté, chacun se fait son idée. Ça nous a plu, et quand ils ont vu la BD, ils nous ont dit qu’on était dans le même état d’esprit qu’eux. On en a été très touchés.
AM : L’approche n’était pas politique, mais intime. Qui faisait la guerre ? A part ceux qui l’ont décidée, je veux dire ? Des gens ordinaires, perdus au milieu de ce maelström et qui le subissaient… Bien sûr, ça devenait simple, une fois que tu étais dans la boue et la terre : seule ta survie comptait… Il n’y a rien de plus intime que ça.
MBOG: L’art survit à tout, même au fond des tranchées. C’est rassurant et toujours d’actualité. J’ai vu en novembre à la Mairie du 11ème de Paris une exposition fabuleuse intitulée « Sous terre et sur terre ». C’étaient des œuvres réalisées sous les bombardements, par des enfants réfugiés dans la station Assemblée Nationale de la ville de Kharkiv en Ukraine, où les ont trouvés les artistes du Studio Aza Nizi Maza. Ces derniers les ont ensuite encadrés dans un travail artistique exceptionnel. Les enfants ont décoré tous les piliers de la station abandonnée avec des œuvres figuratives. À l’instar des poilus de la Grande Guerre, ils ont su instrumentaliser leur environnement, transformer du négatif en positif, du laid en beau, dans une catharsis libératrice. La salle contenant les vestiges de l’artisanat des tranchées du M2G de Meaux est un incroyable déclencheur d’imaginaire : ces œuvres d’art à part entière vous prennent aux tripes. C’est ce qu’on a voulu transmettre dans
Visages - Ceux que nous sommes.
Quelle était la part d’invention, dans ces petites anecdotes ?
NPG, montrant une case du tome 1 : Pour la petite histoire : tu vois cette plume ? C’est celle que mon arrière-grand-père dans les tranchées a fait pour mon grand-père, qui s’appelait Louis. C’est la reproduction d’une photo de ma famille. Dans les quatre tomes on a mis des clins d’œil à nos histoires personnelles, ou à des faits que les gens nous ont confiés de leurs propres histoires familiales. Notre BD est romancée, fictive, mais avec énormément de détails et d’anecdotes totalement vrais. Lors de l’écriture de l’histoire, j’ai recueilli beaucoup d’informations au sein de ma famille et belle-famille, mais aussi auprès d’amis ; et celles qui me semblaient intéressantes à transmettre, je les ai incluses dans le récit. J’ai perdu mon père lorsque j’avais 25 ans, et mon beau-père a été pour moi un père de substitution. Il avait plein de choses à raconter, mais comme souvent dans les familles, ses enfants n’écoutaient plus. Ils lui disaient : « tu l’as déjà raconté mille fois… » ! Mais moi, j’avais envie de l’écouter. Il avait grandi dans ce qui est aujourd’hui le nord de la Pologne, dans un territoire allemand depuis deux siècles ; il a dû fuir avec sa mère et sa sœur devant l’armée russe à l’âge de 6 ans... Il m’a raconté tout ça par petits bouts, au fil des années. La vie a fait que j’ai commencé ce projet peu après son décès. J’avais aussi envie de raconter cette histoire, qui était la sienne : cette histoire de déplacement de population, car c’était une partie de la deuxième guerre mondiale méconnue. Il y a eu beaucoup de souffrance de chaque côté... Quand j’ai fait des recherches pour compléter ce qu’il m’avait dit, je me suis rendue compte qu’il m’avait raconté son histoire comme il l’aurait fait à une enfant, en épurant, en excluant tout ce qui aurait pu me blesser. Il avait fait de son exode de guerre un conte, en quelque sorte. Quand j’ai découvert la réalité et les détails de cette tragédie, j’étais atterrée.
AM : Ça me rappelle le film La Vie est belle, de et avec Roberto Benigni, où ce gars se retrouve prisonnier dans un stalag, et où il édulcore tout pour préserver son fils, prisonnier avec lui.
NPG : Oui, tout à fait, c’était dans cet esprit-là. Et l’Histoire écrite était plutôt vide sur cet épisode. Je suis tombée sur une mine dans les archives allemandes, avec les témoignages filmés de gens de l’âge de mon beau-père, et c’était bouleversant. Certaines histoires m’ont glacée, et si j’ai voulu, si on a voulu écrire
Visages - Ceux que nous sommes, c’est aussi pour qu’on n’oublie pas ce qu’ont pu vivre ces personnes prises dans la tourmente. Mais on n’a pas voulu faire une histoire pesante et triste ; on a voulu représenter la vie, telle qu’elle est, avec ses côtés sombres et ses lumières.
Avec la sortie de ce premier tome, avez-vous déjà eu droit à des lecteurs qui sont venus vous parler de leur propre passé ?
MBOG : Oui, la nature même de notre BD qui raconte la grande Histoire par la petite histoire et les gens qui l’ont vécue au quotidien, fait que les gens viennent spontanément nous parler. Et chacun a son histoire.
NPG : Par exemple, ce matin, à la dédicace sur le stand de Glénat. Parmi les gens qui attendaient, c’est la personne qui semblait la plus fermée qui est venue nous parler de l’histoire de sa famille…
AM : On appartient à une Europe qui s’est construite après la guerre, avec ses identités multiples ; la France a une position particulière, avec des porosités entre différents mondes culturels : les anglo-saxons, les germanophones et les latins, c’est un carrefour un peu fou. Certains essaient de nous faire croire qu’on a une identité monolithique en France, et c’est une sorte de mythe un peu simpliste.
Avez-vous rencontré des personnes qui justement auraient vu dans la BD une exaltation de ce mythe ?
AM : On a failli être interviewés par quelqu’un de Valeurs actuelles, mais ç’aurait été compliqué de lui parler. C’est vrai que quand on présente la BD, on dit qu’elle est sur l’identité, et ça peut être mal interprété par certain(e)s. L’identité est quelque chose d’intime, et pas appartenant à un cadre auquel on doit toutes et tous se plier.
MBOG : Toute tentative de récupération de notre BD par des gens qui exalteraient des valeurs xénophobes, sexistes, communautaristes ou négationnistes, va se heurter direct aux trois auteurs. Et on n’est pas commodes là-dessus. Pour nous, le devoir de mémoire et le respect de l’humain sont essentiels.
On voit qu’en effet vous avez voulu équilibrer la souffrance, le traitement des représentants des deux camps dans votre histoire, mais à la fin du tome 1 il y a une confrontation entre deux personnages, qui modifie un peu cet équilibre… Cela constitue un cliffhanger assez fort, car le caractère dramatique, inéluctable de cette confrontation engendre la frustration… Vous parliez du tome 1 comme d’un tome d’exposition, mais je trouve qu’on est déjà dans l’action, deux périodes historiques sont également traitées…
MBOG : Oui, le tome 1 est toujours un équilibre compliqué : exposition des personnages, des enjeux, et en même temps, le récit doit avancer sans que le lectorat s’ennuie. Cela dit, ce cliffhanger n’a pas été conçu comme un effet artificiel, de la poudre aux yeux, ou comme un gimmick commercial. Il a un sens presque métaphorique, symbolique. Quand on suit l’évolution des personnages, il paraît logique d’en arriver là.
AM : La résolution de cette scène va arriver vite, grâce au rythme de parution.
Aurélien, notre dernière rencontre date de 2011, pour AEthernam. Depuis, tu as sorti les trois tomes d’Uchronie[s] - New Beijing », les deux du Choix du roi, ainsi que L'Homme Bouc. Tout en affinant ton art en peinture et illustration. Comment passes-tu d’un exercice à l’autre ?
AM : Pour Uchronies, Eric Corbeyran était venu me chercher, c’était un peu un travail de commande, l’univers était déjà installé. J’ai beaucoup apprécié, c’était très carré. C’est à cette époque, avec aussi
Le Choix du roi, que j’ai essayé de faire converger, de mettre en cohérence ces deux aspects de mon travail. J’avais offert à Eric un art book contenant mes illustrations, et il m'a dit qu'il aimait encore plus mon travail en voyant cette facette. Il m’a donc écrit une histoire sur mesure,
L'Homme Bouc, basé sur mon travail d’illustration. Ça relève de l’intime pour moi, car ça se passe dans la région où je vis, c’est un récit noir, un thriller horrifique multi-référencé en termes de littérature, de cinéma et de BD, et cet album me parle. Ce qui est drôle, c’est qu’il est arrivé un peu en même temps que
Visages - Ceux que nous sommes, j’ai travaillé sur les deux en parallèle, et curieusement, ça parle aussi d’identité. Mon identité graphique s’est affirmée avec ce livre-là. Il fait partie des livres que je porte fièrement, car il marque un tournant, une étape dans ma carrière d’artiste.
Le Choix du roi, une série sur les liens troubles entre Edouard VIII, éphémère roi d’Angleterre, et l’Allemagne nazie, semble en pause…
AM : Avec Jean-Claude Bartoll, qui l’a scénarisé, on voulait faire plus, mais il a fallu faire le choix de le terminer en deux tomes.
Le Choix du roi était une sorte de parenthèse ; on essayait de révéler un peu ce qui n’était pas dit, c’était une sorte d’extrapolation de ce qui s’est fait et dit dans le boudoir. Wallis était la maîtresse du roi, mais elle avait de la sympathie pour le régime nazi ; on a imaginé qu’il pouvait y avoir une porosité entre les deux. Mais on aurait pu continuer ; Wallis et Edouard ont vécu longtemps…
Après Visages - Ceux que nous sommes, qua va-t-il se passer pour toi ? Vas-tu retravailler avec Tarek, Bartoll, Corbeyran ?
AM : Tarek et Bartoll, ce n’est pas prévu pour le moment. Corbeyran, oui, et à nouveau avec Miceal. Me concernant, ce qui va suivre va être plus sur le fantastique, l’horrifique et le sombre. J’en dirai plus bientôt. Mais pour l’heure je suis concentré sur Visages. Rendez-vous en avril pour le tome 2, en août pour le 3, et en octobre pour le 4. Je devrais avoir terminé le 4 en juillet. C’est étrange comme processus, car on a attendu longtemps la sortie du premier tome, mais la suite va être vertigineuse.
NPG : Au-delà de ces sorties, ce qu’il se passe autour est aussi une vraie aventure ! : une exposition autour de notre BD au Goethe-Institut de Paris jusqu’au 11 mars, puis nous participerons au Salon de la BD historique du Musée de la Grande Guerre de Meaux, le 12 mars, avec une seconde exposition au sein de leur collection jusqu’à fin août. Aurélien va également faire une performance de live painting à Meaux pour la Fête de la Musique, des tournées de dédicaces… bref, on bouge !
MBOG : Et les gens bougent avec nous ! Un soir, invité par Philippe Moellic, je participe à une rencontre littéraire organisée par l’association Paris Breton. Nous étions cinq auteurs interviewés de main de maître par un ancien journaliste de La Croix. Il y avait deux auteurs de polar, un auteur de SF, et un biopic. J’étais le seul auteur de BD et un cousin celte, puisque irlandais. Et à la fin de la rencontre, je vois un colosse avancer vers moi d’un air déterminé. Un de ces mecs tellement grands et carrés que lorsqu’ils marchent droit sur vous, on a l’impression qu’ils viennent vous casser un bras. Je suis physionomiste, j’étais sûr de ne l’avoir jamais vu, et ne voyais pas quel créancier oublié pouvait m’envoyer ce titan ! Et là le Golgoth me dit : « Je m’appelle Edouard Ballureau, et j’ai été représentant pour De Borée pour lequel j’ai commercialisé sur le continent votre trilogie IRA-FLNC des années 80,
Libera me, parue en Corse. Et aujourd’hui, je m’occupe pour Hachette de placer dans les grandes enseignes, Leclerc, FNAC, Cultura, etc., votre recueil le Crime Parfait paru chez Phileas, et, bien sûr Visages, ceux que nous sommes paru chez Glénat. » Et nous avons sympathisé aussitôt. Et depuis, Big Ed, comme je l’appelle, nous envoie régulièrement des photos des albums placés partout, avec les mentions « coup de cœur » qui nous apportent une joie quotidienne. Normalement les auteurs et les représentants ne se voient jamais, et c’est dommage, car ces derniers font vraiment une différence pour le placement et la vente des livres.
Nathalie, Miceal, avez-vous d’autres projets en BD ?
MBOG : Nous autres scénaristes sommes obligés d’être ultra productifs pour espérer vivre de notre plume, voire de diversifier nos écrits. Par l’intermédiaire du libraire et agent Julien Gran-Aymerich, j’ai eu la chance de rencontrer Albert Drandov d’AD2 productions et de l’association Mémoire et BD, deux entités ultra actives. Cela m’a permis de devenir le modérateur des rencontres du Prix et de la Fête de la BD Sociale et Historique des cheminots de la SNCF. Cela m’a aussi permis d’être pour le CASI (CE) des Cheminots de la Région PACA ; le scénariste et coordinateur de sept dessinateurs.trices sur trois tomes de BD institutionnelle "Les Saigneurs du Rail", "Révolte Express", "Et si Demain"… Il s’agit d’une trilogie de récits d’anticipation visant à lancer un cri d’alarme contre la privatisation du rail français. J’ai également scénarisé trois récits et coordonné les onze autres de Yin Yang Théorie, un manga institutionnel destiné à promouvoir l’égalité filles-garçons auprès des collégiens.
Et puis, après avoir fait les huit pages bonus des centaines de fascicules du Monde de Troy d’Arleston, et traduit les centaines de fiches Assassin’s Creed, j’ai retrouvé les Éditions Hachette pour leur collection de livres sur les Grands Criminels, dont j’ai signé l’Affaire Grégory et Landru.
Après, le revers de la médaille de vivre neuf vies en une c’est clairement le surmenage et la fatigue. Je me lève tous les jours à 5h du mat et ne suis jamais couché avant minuit. Mon cerveau fume de toute l’organisation du travail, et j’ai beau avoir une énergie peu commune, et un bon cœur, l’AVC, la crise cardiaque ou tout simplement le burn-out guettent.
Alors il faut absolument, pour tenir, des projets exaltants comme participer avec l’ami Tony Sandoval au recueil
Le Crime parfait des Éditions Philéas, pour lesquels j’adapte également le roman Les Morsures de l’Ombre de Karine Giebel, avec l’ami Xavier Delaporte au dessin. Nous avons également un autre projet sur le feu avec Xavier, un polar noir intitulé Ketch, mais ça c’est une autre histoire.
Tout cela est sorti ou en cours. Maintenant la vraie question pour moi c’est : qu’est-ce que je peux bien écrire après
Visages - Ceux que nous sommes ?
Pour moi, ce sera d’abord plus probablement un projet ne nécessitant AUCUNE documentation historique nécessaire, une BD de genre, polar, urban fantasy, fantasy pure ou SF, mais plus probablement de l’horreur fantastique. C’est un univers que j’ai envie d’explorer. Peut-être un manga avec NH Oujo qui fait du webtoon chez Ankama, ou l’ami Toki, ou encore – et je m’en réjouis – l’ami Aurel lui-même, que je vais adorer retrouver pour ce type de récit qui est aussi vraiment dans notre ADN à tous les deux. Ce n’est, hélas, pas trop la came de Nathalie, par contre.
Nathalie pourrait – et, selon moi, devrait – partir sur un récit tout aussi fouillé que
Visages - Ceux que nous sommes, basé sur le voyage de sa fille Clea pour une mission humanitaire en Ukraine. C’est un merveilleux sujet.
NPG : J’écris des histoires depuis longtemps ; quand j’étais aux Arts décoratifs de Paris, en illustration avec, entre autres, Hélène Bruller, Denis Bajram et Mathieu Lauffray, j’avais déjà commencé à écrire une histoire sur l’identité, mais avec une approche complètement différente. Une histoire fantastique, un peu policière, basée sur les apparences. Je suis sur une nouvelle depuis quelques mois. Il y a des phases qui sont difficiles dans l’écriture, et le faire à quatre mains m’a beaucoup plu, car ça m’a obligée à avancer. Quand je suis seule et que le processus devient douloureux, car je dois me confronter à moi-même, j’ai tendance à tout poser et n’y revenir que des années plus tard ! D’autant plus que ce n’est pas mon activité principale. Après les Arts déco, je suis partie en Suisse allemande. Le marché de l’illustration étant là-bas quasi inexistant, je suis devenue graphiste. J’ai été formée sur le tas, par des Suisses, ce qui ne me changeait pas beaucoup, car aux Arts déco nos profs de typographie et de graphisme étaient suisses ! Tout ça pour dire que j’ai plusieurs casquettes et un rapport à l’image privilégié. Cela me permet de mieux saisir le dessin d’Aurélien, d’avoir un langage commun avec lui. Quand Miceal veut expliquer un truc, il écrit une tartine, et moi je fais un dessin !
AM : Quand Nathalie fait le découpage, elle ajoute des photos, des références, des schémas avec des ronds, des bâtons.
NPG : C’est aussi pour ça qu’on fonctionne bien tous les trois : on est complémentaires. Moi je trouve ça chouette d’avoir des histoires dans la tête : on les construit, on les modèle sans cesse… Là où ça devient compliqué, c’est quand on écrit ; parce que ça fixe les choses, ça élimine des possibles. Ça ferme des portes au rêve.
Merci à tous les trois !