Chez Jungle le travail d'Anne-Charlotte Velge en tant que Directrice de collection a permis de faire quelques belles découvertes. Rencontre et méthode.
Bonjour Anne-Charlotte, peux-tu te présenter en quelques mots ?
Je suis éditrice de bande dessinée, je travaille depuis cinq ans pour les éditions Jungle. Je suis une lectrice de BD, de roman et d’essais et j’aime être éclectique dans les ouvrages que j’accompagne. J’ai aussi travaillé en fabrication et j’apporte un soin particulier à l’objet livre dans les titres que je publie. Je n’aime pas être en retard, même si le métier fait que ça arrive régulièrement (!), et je savoure particulièrement ce moment d’excitation, à l’ouverture des cartons, lorsque les livres sont fraichement arrivés de l’imprimeur.
Tu es en charge de beaucoup de projets et collections chez Jungle, on va essayer de passer tout cela en revue. D’abord, la collection Parodies, dont on a l’impression qu’elle est à l’origine des Éditions Jungle. Comment choisit-on une licence que l’on va pouvoir détourner ?
On la choisit d’abord parce qu’on a un affect particulier avec cet univers et qu’il y a un vrai imaginaire narratif collectif autour de celui-ci. Pour
La Terre du Milieu mais un peu sur la gauche par exemple, c’est à la fois le fait que j’aime beaucoup l’œuvre de Tolkien mais aussi parce qu’avec les livres, les films, les jeux et aujourd’hui la série, cet univers fait partie de l’imaginaire collectif d’un grand nombre de personnes. Jouer avec les référentiels communs des fans, c’est ça le plaisir de cette collection.
Tous les univers issus de la pop culture sont-ils détournables, parodiables à ton avis ?
Je ne crois pas et d’ailleurs on se pose souvent cette question-là avec Ced, le scénariste de
Marvelouze, qui est depuis quelques mois directeur de la collection et amène ses propres univers. Il faut un univers riche et fourni mais également avec du narratif idéalement. Pas facile de détourner un univers qui est lui-même déjà une parodie d’un genre par exemple.
La collection « romans graphiques » ados/jeunesse comporte de nombreux titres, très diversifiés : on passe de la rigolade franche (mais qui fait aussi réfléchir) avec Colossale à de l’aventure plus classique comme dans Le Royaume des Brumes, en passant par le fantastique et le romantique. Avec des origines variées pour ces productions : France, Etats-Unis, Italie… Comment fais-tu pour « repérer » des titres étrangers susceptibles de t’intéresser en tant qu’éditrice ?
J’aime beaucoup cette collection car elle est centrée sur les personnages et leur rapport à eux-mêmes et au monde. C’est surtout ça qui m’intéresse dans le fil conducteur de la collection, la capacité de changement d’un personnage à un moment pivot de son histoire. La période adolescente est souvent charnière et c’est ça qui fait souvent que je vais avoir un attachement ou un enthousiasme sur un titre : la capacité de rébellion, de transformation des personnages qui composent l’histoire. C’est aussi passionnant de découvrir les publications d’éditeurs d’autres pays, ça permet de chouettes rencontres et de découvrir comment les récits en BD sont forcément emprunts de la culture d’un pays.
Une série comme Colossale, au gros potentiel, semble t’avoir particulièrement inspirée, aux dires de Rutile et Diane Truc, ses autrices…
Oui, pour moi
Colossale c’est vraiment ce renouveau scénaristique dans la littérature adolescente qui me fait plaisir. C’est drôle, ça bouscule, on ressent un tourbillon d’émotions pour tous les personnages qui changent et évoluent tout au long du récit. Ce récit a été un vrai coup de cœur et je suis ravie qu’on ait pu l’accueillir chez Jungle d’autant qu’on est vraiment raccord sur plein de sujets avec les autrices… que demander de plus ?!
Avec la collection RamDam, tu t’essaies également à la fiction destinée aux adultes. Comment par exemple as-tu accompagné Ce garçon, surprenant premier album de ses deux auteurs ?
Ce garçon a été un projet passionnant car j’ai accompagné Maby sur son premier scénario BD et la justesse des rapports entre le Garçon et la mère m’avait tout de suite beaucoup plu dans le projet. Je l’ai vu, avec Valentin, construire la BD et chacun a fait des pas de géants à plein d’étapes de travail.
Ce sont deux auteurs avec lesquels je retravaille sur d’autres projets avec beaucoup de plaisir.
Tu es directrice de collection, mais fais parfois des incursions dans les autres collections chez Jungle. Comment vit-on cette adaptation ?
Je crois que j’aime être éclectique. Je le suis en tant que lectrice et j’essaye de n’avoir d’à priori sur aucun genre. J’aime les codes et parfois les contraintes et j’aime proposer à des auteurs de s’en emparer pour en faire quelque chose qui leur ressemble. Ça donne des mélanges surprenants et c’est ça qui est intéressant.
Trois des séries que tu as accompagnées ont été adaptées en romans : La Brigade des cauchemars, "Journal d’un Noob" et Le Réseau Papillon. C’est un processus rare, c’est plutôt l’inverse qu’il se passe, en général. Comment expliques-tu ce succès ?
Par la qualité des scénarios que produisent les auteurs de bande dessinée ! C’est souvent une étape que nous travaillons beaucoup et j’ai la chance de travailler avec des scénaristes et des dessinateurs très impliqués dans la qualité du récit.
Franck Thilliez est surtout connu pour ses thrillers (dont certains sont adaptés chez Philéas, autre collection à moitié détenue par le groupe Steinkis). Comment arrive-t-il à jongler entre ces deux exercices ?
Ce serait difficile pour moi de parler à la place de Franck mais c’est vrai qu’il a pris le pli de l’écriture du scénario de bande dessinée très facilement. Je pense que Franck se pense avant tout comme un raconteur d’histoires, il s’adapte ensuite au medium (roman, série, BD) et le fait avec beaucoup de naturel. Après Yomgui, le dessinateur, fait aussi tout un travail de découpage et de mise en scène, qu’ils discutent ensemble.
Y’a-t-il un titre qui à ton avis serait passé injustement inaperçu et que tu aimerais (re)mettre en avant ? Pour quelles raisons ?
Je pense que ce serait
Hantée de Mikaël Ollivier et Nicolas Pitz, c’est un très beau projet sur le désir de vie et le rapport à la mort. Je crois que c’est un titre qui m’a beaucoup marqué au moment où j’ai travaillé dessus avec les auteurs, il mériterait d’être lu par tous et toutes !
Satchmo est un petit OVNI… comment s’est passé ce projet ?
Satchmo est un ovni car Léo Heitz est un ovni… Le projet est arrivé car Léo était en sélection des jeunes talents d’Angoulême et ça a tout de suite été un coup de cœur de l’équipe. La collaboration avec lui a été longue mais très riche. Je l’ai vu douter, changer d’avis, se reprendre, corriger dans un souci de détail et de justesse de son histoire, de ses personnages. C’est vraiment un ouvrage très fort pour moi chez Jungle car on a grandi ensemble dessus, moi dans mon accompagnement éditorial et lui dans son travail d’auteur.
Au vu de cette impressionnante bibliographie, tu t’intéresses très majoritairement à la fiction. Y’a-t-il une exception notable ?
J’ai fait quelques incursions dans la non-fiction notamment avec
Trois filles debout scénarisé par Séverine Vidal et dessiné par Anne-Olivia Messana. J’aime comprendre le monde qui m’entoure et le militantisme, et cet ouvrage faisait vraiment sens tant pour les autrices que pour moi dans notre besoin de partager cette façon de voir le monde.
D’une manière générale, comment procèdes-tu lorsqu’un projet te parvient incomplet et que tu as envie de l’accompagner ? (par exemple un scénario sans dessinatrice/teur)
Je crois que c’est un peu à chaque fois une rencontre et une envie. Ça peut être de permettre à des auteurs de se rencontrer car on sait que leurs envies peuvent se croiser ou des dessinateurs qui ont envie de sortir du genre de BD dans lequel ils se sentent un peu à l’étroit. Je crois que j’essaye d’être à l’écoute des envies des auteurs et de faire du lien entre eux.
Après ces dizaines d’albums publiés, n’as-tu pas peur de ressentir de la lassitude ? Essayes-tu, par exemple, de sortir de l’édition classique ?
Je crois qu’il n’y a pour moi encore rien de « classique » dans l’édition. Je reste émerveillée des histoires, des styles graphiques et de la capacité de création des auteurs et des autrices. Je ne crois pas que je me lasserai un jour… quand j’ai des envies de changement, je tente des choses étranges comme l’Escape Game de la Brigade des cauchemars, une BD jeu comme il n’en n’existe pas je pense…
Ratures indélébiles vient d’obtenir le Prix France Bleu de la BD 2023. Félicitations aux autrices et à l’éditrice. Ce genre de récompense est-il important à tes yeux ?
C’est toujours une reconnaissance de la qualité d’un ouvrage et du fait qu’il a effectivement pu toucher des lecteurs, qu’ils ont ressenti et compris les envies des auteurs. J’essaye de garder de la distance sur ces récompenses mais quand elles sont là, je me réjouis toujours avec les auteurs de la nouvelle visibilité que cette reconnaissance peut leur apporter.
N’aurais-tu pas envie, comme d’autres directrices/teurs de collection (chez Jungle ou ailleurs) de passer au scénario ?
Ah ah, c’est une question qui revient souvent en ce moment. Pourquoi pas, j’y pense. Peut-être, un jour…
Quels sont tes projets pour cette fin d’année 2023 et pour les années à venir ?
Il y aura de très beaux ouvrages sur la fin d’année, du fantastique avec "Je suis un Dragon" d’Adrien Tomas et Maureen Casulli, la suite de
La Brigade des cauchemars, "Le Navire écarlate", un très beau roman graphique jeunesse sur notre rapport à l’art, une nouvelle série pleine d’humour de Pirate Sourcil et enfin pour Angoulême côté adulte, le petit dernier de Ramdam : "Ambroise et Louna" scénarisé par Anaïs Halard et dessiné par la très talentueuse Amélie Clavier.
C’est un peu une fin de cycle côté jeunesse pour moi car je vais changer de catalogue… En effet, je reprends à la rentrée le catalogue Steinkis à la suite de Célina Salvador. C’est donc de nouveaux projets, de nouveaux auteurs et de nouveaux sujets avec un catalogue politique fort. Je trépigne d’impatience !
Anne-Charlotte, merci.
Merci à vous.