Les reportages BD / S’emparer des chefs d’œuvre de la littérature

Rencontre du festival d’Angoulême 2024 à l’auditorium du conservatoire - "S’emparer des chefs d’œuvre de la littérature", avec Chloé Cruchaudet et Pierre Alary.


La salle est comme une petite grotte avec des gradins très en pente, où on accède par le haut, dans un décor un peu défraichi. Grâce à mon accréditation, j’arrive tôt et Chloé Cruchaudet est avec le jeune animateur fringuant, tout en bas ; elle est calée dans le fauteuil central et a l’air épuisé. Les projecteurs, tout en haut, projettent des ombres noires sur chacune de ses rides de fatigue. Elle vient discuter de son travail sur la « gouvernante » de Marcel Proust, Céleste Albaret (voir Celeste). L’attente est silencieuse, presque recueillie. Arrive ensuite Pierre Alary qui, lui, s’est occupé d’adapter le roman « Autant en emporte le vent » (voir Gone with the wind) de Margaret Mitchell (1936). Il ressemble à un adolescent un peu geek, mais vieilli, et porte sur son T-shirt noir l’inscription : « AFTER ALL TOMORROW IS ANOTHER DAY ». Il s’assoit sur le côté, penché en avant, le coude appuyé sur le genou, et le menton dans la main. Dessin de Pierre Alary, par CanardeIl commence en expliquant qu’il avait apprécié travailler sur les décors et costumes d’époque de l’Amérique au temps de l’esclavage et que l’adaptation du livre était libre de droit depuis peu. En lisant le roman, il a pris conscience des pistes coupées par le film : « c’est un livre avec plein de sous-couches ». Il est organisé autour d’un secret de famille qui est délivré à la mort de la mère et les rapports mère/fille occupent une place importante, puisque Scarlett n’a que 16 ans au début de l’histoire. C’est un peu pour ça que le film nous semble décalé : Vivien Leigh reprend les dialogues originaux à son compte alors qu’elle a 10 ans de plus. Le secret est sorti du film de 1939 (trop hot probablement) et du même coup, il devient une sorte d’histoire à l’eau de rose sur fond historique. Red Butler représente un peu le cynisme économique, face à l’héritière de l’ancien monde des privilégiés. De nombreux personnages présents dans le livre étaient embarrassants à mettre en scène et il a du les supprimer complètement de l’intrigue et il s’est aperçu après que le film avait fait les même choix. Dessin de Chloé Cruchaudet, par CanardePour Chloé Cruchaudet, c’est l’écoute de la voix de Céleste dans une émission de Radio (sur France Culture) qui a déclenché le désir de parler de ce personnage. Céleste est la femme du chauffeur de Proust, elle débarque toute jeune de sa province, alors que Proust a déjà 40 ans et un certain succès. Au commencement du travail, Chloé n’avait lu qu’«Albertine disparue », sans prendre conscience du monde proustien qui l’attendait. C’est comme quand on rénove une maison ou qu’on fait un enfant, « Si on savait ce qui nous attend, on ne le ferait pas ! » Son travail n’est pas une adaptation, elle s’est inspirée des apparitions du personnage de Céleste sous le nom de Françoise dans la « Recherche du temps perdu » mais surtout des témoignages enregistrés de Céleste bien après la mort de Marcel. Ces deux tempéraments se sont trouvés : deux belles langues de vipère, un sens de l’humour et de l’observation commun. Marcel lisait tous ces manuscrits à Céleste, elle était sa première lectrice. En revanche il n’est jamais question de l’homosexualité de Marcel. « Je reste sur le point de vue de Céleste » (Marcel qui tournoie avec élégance ..) « J’essaye de passer le maximum par le dessin. Ce qui rassemble ces deux expériences c’est qu’elles mettent en scène deux personnages entre deux mondes, et c’est stimulant pour un auteur, (Céleste entre le monde des prolos et « la haute », et Scarlett, qui sort de son cocon où l’esclavage est une partie de la coquille et va vers autre chose, comme toute la société américaine). C’est un ressort de la narration. Le contexte historique est un personnage à part entière. Les sons, les odeurs, la poussière, la chaleur : le travail c’est de provoquer ces sensations par le dessin, les détails... Et c’est là que Pierre Alary exprime toute l’admiration qu’il a pour le travail de Chloé Cruchaudet et finit par « moi je suis bloqué dans mon petit style perso.. » et, lui, tout en gris avec son gilet à capuche et ses petites basquettes, c’était touchant . Les applaudissements ont coupé court. C’est là que je remarque que Chloé est habillée dans les même couleurs que sa bande dessinée, les motifs rouge et bleu de son grand foulard se mêlent en violet et le reste est vert d’eau.
Reportage réalisé le 26/01/2024, par Canarde.