Auteurs et autrices / Interview de Chiara Iacobelli et Ludovic Danjou

Bonjour à tous les deux. Chiara, peux-tu te présenter en quelques mots ? CI. : Ciao Spooky ! Je suis une dessinatrice italienne, qui est arrivée dans le monde de la BD assez tard ; j’ai commencé cette aventure il y a plus ou moins 3 ans. J'ai commencé très jeune à travailler comme styliste dans une maison de prêt-à-porter, mais je sentais que ce n'était pas mon place. Donc, quand j'en ai eu la chance, j'ai quitté ce travail-là, pour commencer à étudier les techniques des dessin pour la BD à la « Scuola Romana dei Fumetti » à Rome, où j'habite. A toi Ludovic ! LD : Salut Spooky ! Je suis un auteur autodidacte qui a commencé sur le tard. Je n’ai pas fait d’études spécifiques mais j’ai beaucoup étudié les mécanismes du scénario et plus particulièrement ceux de la bd pendant 3 années avant de me lancer. Je travaille en dehors du métier d’auteur comme directeur périscolaire dans une école à Nantes. Chiara, avant de travailler pour un éditeur français, tu as travaillé sur Giulietta Zombie. Tu peux nous en parler un peu ? CI : « Giulietta Zombie » est un romans graphique écrit par Jacopo Angelini et publié par le Groupe Fanucci, un éditeur qui a publié beaucoup des livres de science-fiction et de fantasy, et qui voulait entrer sur le marché de la BD en adaptant des classiques de la littérature. Avec Jacopo, nous avons essayé de raconter la tragédie de Shakespeare sous un nouvel angle, en faisant de Juliette la protagoniste absolue. Nous avons changé plusieurs personnages, en essayant de traiter de différents thèmes, comme l’acceptation de soi, la peur de ce qui est différent, l’affirmation des femmes... C’était un travail assez long, mais je peux dire que nous nous sommes amusés tous les deux ! Ludovic, tu as débuté en tant que scénariste sur Vegas, dessiné par Joël Jurion. Peux-tu faire un retour sur ces débuts ? LD : Pour mes premiers pas d’auteur, j’avais établi une sorte de plan pour gravir les échelons. D’une part, débuter avec un dessinateur au même niveau que moi et de l’autre travailler avec un auteur déjà connu, au style proche de ma sensibilité. Une sorte de mentor qui me permettrait de faire mes gammes et qui pourrait me guider. Ce ne fut pas le plus facile à obtenir mais Joël a cédé au bout de 3 ans ! Une collaboration incroyable dans laquelle j’ai énormément appris. Je ne remercierai jamais assez Joël, qui est devenu un ami depuis, d’avoir accepté ma demande ! En 2011 tu reviens avec le vibrionnant Philippe Fenech pour deux séries consacrées à une relecture des mythes grecs, Un héros presque parfait et Ulysse ! Mady est également au rendez-vous. Comment vous êtes-vous répartis le scénario et comment s’est passée la collaboration avec Fenech ? LD : Mady travaillait au Lanfeust Mag à l’époque et éditait les histoires courtes de Vegas. Le lien fut créé naturellement pour collaborer. Avec Mady c’était très facile je dois dire, une sorte de ping-pong drôle et très fluide. Nous partions des bases proposées par Philipe et nous brodions autour. Philipe venait avec une tonne de scènes hilarantes qu’il nous fallait assembler. C’était très fun vraiment et puis les dialogues de Mady, parfaits. Moi j’étais plus axé sur la narration, le rythme, la structure. L'Île de Puki est ta première série terminée, une nouvelle fois destinée à la jeunesse. Est-ce qu’on peut dire que la jeunesse est ta spécialité, en plus de garder une allure juvénile malgré ton âge canonique ? LD : Ah ah ah c’est gentil ! L’école ça vous garde frais ! Alors le monde de la jeunesse semble me convenir, c’est certain. Peut-être le fait justement de travailler en école et d’avoir un lien particulier avec cet univers. J’y trouve un terrain facile pour y exprimer à la fois l’aventure, le rêve et parler de sujets plus profonds. Tu sais, l’école élémentaire c’est un pré-monde où tout semble exacerbé. Les histoires de cœur, d’amitié, les difficultés des familles. Difficile de s’en détacher quand on a le nez dedans. J’aspire à des textes plus adultes parfois, mais pour le moment, c’est le jeunesse qui prime. Lady Rex est ta troisième co-scénarisation avec Mady, et s’est terminée en un seul tome. Aimerais-tu retravailler avec elle, et avec Kmixe, qui a signé le dessin ? LD : Pour tout te dire, il existe une forte frustration à l’époque de ne pouvoir finir ce diptyque écrit sur mesure pour Kmixe. Avec Mady nous avions une vraie complicité d’écriture. Moi sur la narration, elle sur les dialogues et les personnages. Forcément, si l’occasion se représentait, se serait avec un grand plaisir de recommencer ! Chiara, tu travailles également sur des adaptations du jeu video Minecraft en bande dessinée. Comment t’es-tu adaptée au design si particulier de cet univers ? CI : C’est une bonne question ! Cela n’a pas été facile au début, car mon style de dessin et d’encrage est beaucoup plus rond et doux, comparé aux lignes géométriques qui rendent l’univers de Minecraft si reconnaissable. De plus, on évolue dans un « monde » qui est très connu. Donc, quand il faut étudier un nouveau personnage ou un élément à inclure dans l’histoire, on doit faire attention à présenter quelque chose de cohérent avec le reste de l’univers. Personnellement, j’ai d’abord reproduit des maquettes du jeu vidéo assez fidèlement, puis j’ai apporté quelques petites touches plus personnelles, en travaillant principalement sur l’expressivité des personnages - un travail que j’aime toujours beaucoup ! Ludo, tu disparais pendant plusieurs années du milieu de la BD, jusqu’à un tome de la série sponsorisée PSG Academy – dream team. Qu’as-tu fait dans l’intervalle ? LD : Question complexe qui peut se résumer par une traversée du désert. Je me suis éparpillé. J’ai tenté de faire du scénario d’animation et du littéraire pur mais sans succès. Après un certain temps d’essais infructueux, j’ai dû lâcher prise, reconsidérer mes ambitions, revoir mes fonctionnements, repenser mes idées. En étant honnête j’étais certainement monté trop vite et je n’avais pas pris la mesure de ce qui était demandé ou attendu dans le monde de l’édition. Une période de remise en cause bénéfique au final et vraiment nécessaire. Tu as creusé pendant un moment ce sillon du football, avec deux tomes de Frères de foot, l’album Ici c’est Paris ! et la BD officielle de l’Euro 2020, dont tu as semble-t-il également signé le dessin. Le foot, une vraie passion ? LD : Et je te dirai même, le football m’a sauvé ! Alors concours de circonstances vraiment. Je suis fan de foot, rien de bien nouveau mais qui a son histoire. Suite au retrait d’un scénariste, les Editions Soleil ont cherché dans l’urgence quelqu’un pour reprendre le projet. Mon nom est apparu un peu par hasard ou par le jeu des connaissances. Football, roman jeunesse, un nouveau projet autre que bd, le défi était intéressant et je me suis lancé. Tu sais pour écrire du foot, nous ne sommes pas obligés de faire que du « facile ». Malgré l’image que cela peut renvoyer, tu peux véhiculer de belles valeurs, des histoires émouvantes etc. Frères de foot par exemple, c’est du foot, mais pas que… C’est aussi parler d’autisme, de différence, de pas de côté, d’être quelqu’un qui ne rentre pas dans les cases. Avec la jeunesse tu peux vraiment véhiculer de belles histoires quel que soit le sujet. Et le foot s’y prête justement très bien. Au contraire même. On peut se servir d’un thème éculé et très populaire pour y introduire des histoires plus profondes. Venons-en aux Porteurs d'artefacts. Chiara, comment es-tu arrivée sur ce projet ? CI : C’est étrange d’y penser maintenant que nous travaillons sur le tome II, et ce moment semble si loin. C’était en juillet 2022, je travaillais sur les dernières pages de « Giulietta Zombie », et je venais d’intégrer TomatoFarm, une agence qui représente plusieurs designers et écrivains, et qui entretient de nombreuses relations avec des éditeurs français. L’agence m’a envoyé le test pour le projet de Ludovic, Les Porteurs d'artefacts, en me demandant si j’étais intéressée. Plus qu’intéressée... J’avais peur ! C’était mon premier test pour un éditeur français, et j’avais peur de ne pas y arriver. Je dois dire, cependant, que tous les doutes se sont évanouis dès que j’ai lu les pages écrites par Ludovic. Les personnages, les décors, la dynamique, j’ai ressenti tout ce qui était très proche de moi et des livres, des films et des jeux vidéo avec lesquels j’ai grandi. Quand j’ai dessiné ces planches et les premières études, j’ai juste pensé à lâcher prise et à m’amuser... Et quand j’ai su que j’avais touché dans le mille, c’était très satisfaisant ! Ludovic, quelles sont les qualités de Chiara qui lui ont permis d’être choisie ? LD : Je vais être classique, mais Chiara a été le choix numéro 1 dès le départ. C’est une travailleuse acharnée, professionnelle et d’une grande gentillesse. Outre son style qui a parfaitement correspondu avec ce que nous recherchions avec l’éditrice, c’est aussi cet aspect qui a été déterminant. Créer une bande dessinée, c’est un an de travail quotidien. Il faut être capable de tenir le rythme, de s’engager tout en restant bienveillant et professionnel. La BD est un univers très émotionnel, où l’on doit composer avec nos états d’âmes et ceux des autres. Des qualités importantes vu l’engagement qui est demandé. Ludovic, tu as beaucoup travaillé chez Soleil ces dernières années, pourquoi ne pas leur avoir proposé ta série de fantasy ? LD : Les porteurs d’Artefacts sont un concours de circonstance. Au départ je présentais un projet chez Dupuis, nous échangions les idées, puis cela ne s’est pas concrétisé. De fil en aiguille le dossier est arrivé chez Albin Michel mais là encore chou blanc. Cependant les échanges ont été très intéressants, notamment sur les méthodes de travail de l’éditrice. Une sorte de coup de cœur mutuel. Nous avons émis le souhait de bosser ensemble et quelques mois après a émergé les Porteurs. Rien à voir avec Soleil donc, mais une histoire classique dans le monde de l’édition. Les Porteurs d'artefacts se passent entre autres dans le contexte très particulier de l’aide sociale à l’enfance, secteur en crise actuellement. As-tu rencontré des professionnels pour préparer ton histoire ? LD : Eh bien je suis moi-même un acteur social de l’enfance. Mon autre métier me permet d’être au cœur de cet univers et d’y accompagner les enfants au quotidien. Pour l’histoire, je me suis inspiré d’un séjour mixant enfants de L’ASE et enfants classiques auquel j’ai participé comme directeur, il y a quelques années. Je m’y connais un peu ! De plus, je côtoie souvent des éducateurs, des assistantes sociales, psychologues scolaires, etc. L’ASE est peu explorée dans l’univers de la bd et l’on a tendance à oublier facilement son existence en juxtaposant par exemple le mot orphelinat. Il faut savoir que la plupart des enfants placés le sont à l’ASE, donc en foyers, en maisons d’enfance, en villages d’enfants ou en familles d’accueil. Comment as-tu construit le personnage d’Elie, particulièrement fort ? Elle a tellement de colère en elle… LD : Ah Elie… Elie, c’est moi, tout simplement ! Je ne suis pas allé la chercher bien loin. Beaucoup de grands auteurs, notamment Stephen King, expliquent que dans le process de création d’un personnage, il ne faut pas s’y assimiler mais s’en détacher le plus possible, lui donner une véritable vie qui n’est pas la nôtre. Explorer son histoire, son âme, etc. Bon, tu l’as compris, j’en suis encore bien incapable ! Elie, c’est la rage intérieure de l’injustice, de la solitude, du faire soi-même. Elle est différente, possède un passé tumultueux, se sait rejetée. Sa défense, c’est l’attaque en somme. Ne pas se laisser faire, être maitre de sa vie. Si tu compares à mon histoire personnelle, tu y retrouveras beaucoup de similitudes ! Ce n’est donc pas terrible du point de vue de l’écrivain ! Mais, je crois que j’ai besoin de sentir mes personnages comme faisant partie de moi. Chacun d’eux est un bout de ma personnalité. Chiara, as-tu eu des difficultés pour t’imprégner de l’univers imaginé par Ludovic ? En particulier pour créer les ambiances des différents mondes ? CI : Non, pas du tout. Depuis mon enfance, j’ai toujours été fascinée par les mondes fantastiques racontés dans les films, les livres et les jeux vidéo d’aventure. Dans les descriptions de Ludovic, j’ai tout de suite trouvé les décors qui m’avaient tant enchantée quand j’étais enfant (et qui m’enchantent toujours !), donc en réalité tout cela était très naturel. De quelles civilisations ou autres œuvres t’es-tu inspirée pour faire le design et les décors du Distover ? CI : Ils sont différents, j’aime toujours mélanger différents éléments... Si je devais faire une liste, je dirais certainement les ruines des films Indiana Jones, ainsi que des jeux vidéo tels que Iko, Shadow of the Colossus et Journey... et j'ai ajouté aussi quelques élément des civilisations de l'Amérique du Sud, puisqu'elles me semblaient parfaites pour notre univers. J’ai cru reconnaître un fétiche arumbaya géant page 33… CI : Ah ! Eh bah, quand j’étais enfant, Tintin a eu un grand succès même ici en Italie, ils ont même joué des dessins animés à la télévision, et j’attendais toujours ce moment de la journée... Cela m’a semblé être une citation obligatoire ! Pourquoi l’Eclaireur laisse-t-il Jun et les enfants sur le point d’affronter le Voleur de vie, alors que c’est l’objet de sa quête ? LD : Ah bonne question ! (attention spoiler alerte ) Je pense que dans l’idée de Redouane, leur guide ne doit pas aller plus loin et c’est à Elie de prendre ses responsabilités pour se transformer différemment. La véritable quête se trouve ici, transformer Elie. Si l’éclaireur intervient, elle ne pourra pas s’emplir de son rôle d’héroïne définitivement. Dans les grandes origines story, tu noteras que le guide doit s’effacer pour laisser le héros prendre la mesure de son rôle. Là, j’ai placé les spectres pour bloquer l’éclaireur et permettre aux enfants d’accéder à la tour, mais seuls. Le tome 2 est-il en cours de réalisation ? Que nous réserve-t-il ? La rencontre avec d’autres personnes comme Elie et Redouane ? LD : Hey bien oui, le tome 2 est en cours de réalisation, nous sommes très avancés dessus. L’idée est de lancer une série : un enfant de l’ASE, un artefact, une aventure liée en cycle. Faire des enfants de l’ASE les héros de leur vie. Avez-vous d’autres projets en cours ? LD : Tu le sais autant que moi, le monde de l’édition est complexe et il nous faut toujours être en projection. Nous travaillons sur plusieurs pistes avec Chiara pour le futur, toujours du jeunesse et toujours avec cette dimension social/aventure ! Il y a une idée de réinterprétation d’un vieux mythe et l’adaptation moderne d’un conte dans les idées qui émergent. Merci à tous les deux. LD : Avec grand plaisir Spooky ! CI : Merci Spooky, ce fut un plaisir !