Mars 2018, André Juillard nous reçoit dans son appartement parisien, ayant accepté de répondre à nos questions. Il a parlé de ses débuts, son apprentissage sous la férule de Jean-Claude Mézières, ses rencontres avec Jijé, Giraud, livré des anecdotes au sujet d’Ariane de Troïl, confié son admiration pour le Jacques Martin des débuts, évoqué un premier rendez-vous manqué avec Blake & Mortimer… Au fil des échanges s’est révélé un homme extrêmement poli, pétri de gentillesse et de savoir-vivre, mais qui savait aussi préserver son jardin secret. Une fois la retranscription terminée, M. Juillard n’a jamais répondu à nos demandes de validation. Cette interview était donc inédite depuis plus de six ans. Nous la publions, en forme d’hommage à l’artiste au talent immense et à l’homme aussi discret que prévenant.
Bonjour M. Juillard, merci de nous recevoir chez vous pour cet entretien ; nous allons passer en revue l'ensemble de votre carrière. Très tôt vos lectures vous emmènent vers l'Histoire, et vos études aux Arts décoratifs de Paris révèlent vos appétences pour la bande dessinée. Vous débutez avec un western dans la revue Formule 1 en 1974. Un petit retour sur ces débuts ?
La bande dessinée, je n'avais jamais pensé à ça comme à un métier, je m'intéressais plus à l'illustration. Aux Arts Déco, on a eu un cours en socio sur la bande dessinée, et ce fut la révélation. Je me suis mis à relire d'anciennes BDs, puis à lire des nouveautés. Et j'ai appris que Jean-Claude Mézières donnait un cours sur le sujet à l'Université Libre de Vincennes (c'était après 68). J'y suis allé, Mézières m'a conseillé, il était très exigeant. Ce n'était d'ailleurs pas vraiment un cours : on devait amener un dessin et on en parlait avec lui. Mézières critiquait assez fort et la plupart du temps à bon droit. Il a dû penser que j'avais un avenir dans le métier, car il s'est mis à s'occuper plus sérieusement de moi. Pendant deux mois, je suis allé chez lui : il m'avait écrit un petit scénario, je devais le dessiner. Il m'a fait rencontrer Jean Giraud, qui m'a beaucoup encouragé, mais sans me donner de leçon : "Ah, formidable, génial, j'aimerais dessiner comme ça !" (rires) C'était quand même excitant, je suis allé le voir chez lui, il travaillait à l'époque sur une histoire de science-fiction,
Arzach. Mézières m'a également fait connaître Joseph Gillain (Jijé), qui lui était un vrai pédagogue. Gillain m'a fait venir chez lui, m'a fait travailler, je n'habitais pas loin, dans la banlieue parisienne. Puis il y a eu un concours de bande dessinée lancé par les Editions Fleurus, que je n'ai pas gagné, c'est Cothias qui l'a remporté. Mais il n'a plus jamais dessiné après ça. Finalement les gens du jury ont trouvé que je ne dessinais pas si mal, et ils m'ont engagé. Il devait y avoir 7 ou 8 revues pour enfants chez Fleurus à l'époque, j'y ai fait un peu de tout, les chiens écrasés... C'était génial, car ça m'a permis de me faire mes armes tout en gagnant ma vie. Parfois assez correctement d'ailleurs, il fallait travailler vite, trop vite parfois. J'y ai connu quelques amis, comme Didier Convard, avec lequel j’ai fait une série, François Bourgeon, que je continue à voir de temps en temps, Binet, Jean-Claude Lacroix, qui est un peu oublié... Il y avait aussi Mouminoux, tout un poème. Il était assez facho... Mais sympa à part ça. C'était une belle école, j'en garde un très bon souvenir
Vous explosez aux yeux du grand public avec Les 7 vies de l'épervier, puis Masquerouge (qui est antérieur, mais publié plus tard en albums), où votre entente avec Patrick Cothias est, semble-t-il, parfaite. S'agissait-il de demandes de votre part, ou le scénariste avait-il déjà ces récits dans ses tiroirs avant de vous connaître ?
C'était une série commandée par les Editions Vaillant, c'est à dire Pif Gadget. Le cahier des charges c'était une héroïne féminine dans un cadre de cape et d'épée. Cothias a travaillé dessus, et comme à l'époque je travaillais pour cette revue, il me l'a proposée. Ça m'a bien plu, ça me rappelait un peu les Trois Mousquetaires, et le fait que ce soit une femme aussi. Et comme j'étais un amateur d'Histoire et d'histoires, tout ça me plaisait, d'autant plus que les histoires de Patrick étaient assez vivantes, mouvementées. On a fait les 7 vies de l'Epervier, ça a duré 10 ans, puis je suis passé à autre chose. Mais à un moment donné, j'ai ressenti de la nostalgie pour ces personnages et cette époque. J'ai donc demandé à Cothias de réfléchir à une suite, laquelle se déroule essentiellement au Canada. Et pour la troisième époque, commencée en 2014, ce fut le même processus.
Curieusement votre héroïne, Ariane de Troïl, n'a pas changé au long des albums, alors que ceux qui l'entourent ont vieilli...
Il n'y a pas d'explication à cela. Cela n'a jamais été dit, mais Cothias avait décidé qu'en effet elle ne vieillirait pas. Moi ça m'allait bien, car j'ai du mal à dessiner les femmes d'un certain âge, contrairement aux hommes, qui sont plus faciles à caractériser. Je n'avais pas à discuter ça, mais je pense qu'il souhaitait l'amener d'époque en époque, jusqu'à la Révolution française.
L'album de 2014 est-il un one-shot, ou va-t-il connaître une suite ?
Deux ou trois tomes étaient prévus au départ. J'ai entamé le deuxième, mais la suite se fera sans moi. Dans un album précédent on apprend qu'Ariane a eu deux enfants, et dans ce premier tome de la troisième époque elle est à la recherche de sa fille. Par ailleurs, Cothias, à mon corps défendant, a inventé une idylle entre notre héroïne et Louis XIII, de laquelle est né un garçon, qui se trouve être Molière. Une histoire que Patrick a raconté dans une série parallèle (NDSpooky :
Le Fou du Roy). Le deuxième tome, sur lequel je travaille, raconte cette quête du fils d'Ariane. Je n'ai pas abandonné à proprement parler, mais comme Patrick a eu des problèmes, je me suis retrouvé un moment sans scénario, et j'ai abordé d'autres projets, notamment un
Blake et Mortimer. Entretemps Patrick a pu terminer le script, et j'ai l'intention de faire ce deuxième tome, mais je ne sais pas encore quand.
Dans les années 1980 vous collaborez avec une icône de la BD historique, à savoir Jacques Martin, pour la série Arno, chez Glénat. Un petit mot sur cette collaboration qui a duré 5 ans et 3 albums ?
Martin n'était pas un modèle graphique pour moi, j'avais des réserves sur son dessin, mais j'aimais bien son travail sur ses 5-6 premiers albums d'Alix, jusqu'à La Griffe noire, par exemple. Là j'aurais pu m'identifier. Par la suite son dessin s'est altéré, de mon point de vue ; mais j'aimais quand même bien lire ses bandes dessinées, Alix plus que Lefranc. L'Antiquité m'a toujours fasciné, depuis les cours d'Histoire en sixième : la Grèce, Rome, l'Egypte, Assur... C'était illustré par tout un tas de dessins dans les manuels, mais Alix me permettait d'être dedans, je trouvais ça formidable. J'ai pu en parler à Martin quand je l'ai rencontré bien plus tard, dans les bureaux des Humanos. Jean-Pierre Dionnet voulait lancer un magazine d'aventures, Métal Hurlant, et avait demandé à plein d'auteurs d'y participer. Il a proposé différents dessinateurs à Martin, lequel a jeté son dévolu sur moi. Donc on s'est vus chez Dionnet, en sa présence, il y avait Philippe Manœuvre aussi. J'étais très flatté, car Jacques Martin était une star, et il m'a proposé une histoire se déroulant sous Napoléon. J'aurais préféré l'Antiquité, mais il ne voulait pas de concurrence à Alix. J'ai accepté ; Martin m'avait dessiné Arno tel qu'il le voyait, mais j'ai préféré l'adapter à ma sauce. Son Arno était un Alix avec les cheveux noirs, comme Enak. J'ai commencé la série, mais j'étais un peu déçu par ses scénarios. J'avais l'impression qu'il travaillait sans épine dorsale, la construction manquait de densité. Ca tenait la route quand même, mais au bout d'un moment, comme je faisais en parallèle les 7 vies de l'Epervier, je me disais que je n'y arriverais pas. Et comme je trouvais les scénarios des 7 vies plutôt bon et que j'étais fan de l'époque, le choix était vite fait. J'ai donc écrit à Jacques Matin pour lui dire que je souhaitais finir d’abord les 7 vies de l'Epervier, et qu'on verrait après pour la suite d’Arno. Il m'a dit plus tard qu'il avait bien compris que c'était un point de non-retour. D'ailleurs il a fini la série avec un autre dessinateur, Jacques Denoël. Mais je ne garde pas un mauvais souvenir de cette expérience et d'Arno. Il m'arrive de regarder mes planches, et de les trouver pas si mal (sourire).
En 1994 vous surprenez le public et la critique avec un diptyque qui relève de ce qu'on appelle abusivement "roman graphique", Le Cahier bleu, en tant qu'auteur complet. On ne vous attendait pas du tout dans ce registre.
C'était une envie ; j'avais travaillé toute ma vie avec des scénaristes, je voulais voir ce que j'étais capable de faire tout seul. J'avais aussi envie de démontrer que je n'étais pas qu'un dessinateur de bandes dessinées historiques, mais un dessinateur de bandes dessinées tout court. Je me suis donc penché sur un scénario avec des personnages contemporains, dans un cadre contemporain.
Pourquoi lui avoir donné, dix ans après, une suite, Après la pluie, très différente ?
Au départ j'avais envie de faire une sorte de triptyque, sur le thème du hasard, des rencontres. Mais j'ai eu pas mal de succès avec
Le Cahier bleu, et je me suis rendu compte que les gens s'attendaient à ce que j'en fasse un autre. Je ne voulais pas de ça, mais je les ai reliés ; par contre les personnages du Cahier bleu ne font que de la figuration dans ce deuxième album. C'était par ailleurs plus orienté vers le polar, un genre que j'aime bien. Les lecteurs et les spécialistes ont moins aimé, et moi aussi d'ailleurs. Et puis je l'ai relu à l'occasion d'une réédition chez Casterman, et j'ai bien aimé.
Votre carrière vous a valu, entre autres, de recevoir en 1996, le grand prix de la Ville d'Angoulême. Un petit mot sur les polémiques qui ont agité cette distinction ces dernières années ?
Des polémiques il y en a toujours eu. Quand j'étais dans le jury, des auteurs ont reçu ce prix à la grande surprise de certains. Tous ceux qui sont dans le palmarès sont légitimes, mais il y a eu des polémiques, comme quoi le jury élisait des amis plutôt que des gens méritants, ce qui n'est d'ailleurs pas incompatibles. C'est un petit milieu, la bande dessinée, tout le monde se connaissait à l'époque. Ce prix était destiné à couronner une carrière, pas un jeune auteur brillant mais n'ayant pas encore une œuvre derrière lui. Mais c'était un peu Parisien comme processus, même si j'aimais bien les réunions du jury. Mais à un moment, on s'est dit que s'il fallait avoir une polémique à chaque fois, ce n'était peut-être plus la peine de continuer. C'était un peu toujours les mêmes noms qui revenaient, avec une exception, Goossens, qui avait été élu par le milieu. On s'est donc dit que ce serait mieux que ce soit la profession qui vote, comme ça se fait dans d'autres milieux d'expression artistique. Le jury a donc démissionné, mais les polémiques ont continué : pas d'élargissement à l'international, or le Festival d'Angoulême se voulait encore plus international. Il y avait quand même eu des lauréats américains par le passé : Eisner, Spiegelman, Crumb... Mais ça ne s'est pas beaucoup plus internationalisé depuis, même si on a eu des Suisses, des Japonais. Le nom de Corben, le dernier lauréat en date, a surpris beaucoup de gens, dont moi, même si j'aimais bien ses premiers comics underground en noir et blanc. Mais je le pensais oublié, je m'attendais plutôt à voir Guibert, qui est vraiment un grand auteur, ou Chris Ware, être récompensés. Ça faisait un moment qu'ils étaient dans le viseur. Pour Hermann, il y avait un hic, plusieurs membres du jury ne pouvaient pas le supporter. Nous étions quelques-uns à le défendre, comme François Boucq, Goossens et moi, mais ça n'a pas pu se faire... L'un des reproches a été qu'on ne votait pas pour des scénaristes : il n'y en a eu qu'un, Jacques Lob, et encore, il avait été dessinateur. Je trouve que des auteurs comme Charlier ou Van Hamme auraient mérité d'être récompensés. On a déploré également l'absence de femmes au palmarès : le problème c'est que jusqu'il y a une dizaine d'années, il y en avait très peu avec une grande carrière. On peut citer Chantal Montellier, Annie Goetzinger... Maintenant il y en a des flopées, et tant mieux d'ailleurs.
Dans Mezek, vous impressionnez dans le dessin des avions...
J'aime bien faire ça, j'ai toujours été fasciné par les avions, je me demande d'ailleurs toujours comment ça peut voler, je suis nul en physique. J'avais un oncle steward à Air France, et on allait parfois le voir à Orly. C'était l'époque des Constellations, des DC-8, des avions à hélice. J'avais un autre oncle qui était pilote d'avions de chasse. J'ai donc entendu plein d'histoires d'aviation pendant ma jeunesse. Et puis les avions d'avant les années 1950 avaient vraiment de la gueule, c'est intéressant à dessiner. Actuellement les Boeing, les Airbus, bof bof. Les avions de guerre actuels sont pas mal à dessiner, mais je préfère les appareils à hélices. C'est pareil pour les voitures : je n'ai absolument aucun goût pour dessiner les voitures actuelles. J'ai la chance de pouvoir en dessiner des plus anciennes pour
Blake et Mortimer.
Vous avez une histoire particulière avec la série Blake et Mortimer. Votre ligne claire vous a valu d'être contacté dans les années 1980 pour reprendre la série, et en particulier finir le diptyque des 3 formules du Pr Satô. Pourquoi ne pas avoir accepté ?
Je n'ai pas accepté parce que je n'aimais pas l'histoire. Le premier tome ne m'a pas du tout intéressé. Le synopsis du tome 2 qu'on m'a présenté encore moins. Financièrement c'était intéressant, mais je n'avais pas envie de faire ça uniquement pour le pognon. Je voulais faire les choses bien, mais comme je n'étais pas motivé par le scénario...
En 1998, vous créez avec Didier Convard la collection Le Dernier chapitre, où vous réalisez ensemble la dernière aventure du célèbre duo britannique. Une répétition avant de sauter le pas dans la foulée avec Yves Sente ?
Non, pas du tout. A l'époque il n'était pas du tout question que je reprenne la série. Le premier album de reprise, réalisé par Van Hamme et Ted Benoît était très bien, c'est même le meilleur de la reprise pour moi. Concernant le Dernier Chapitre, c'était une idée de Didier Convard ; on en discutait à brûle-pourpoint, de cette idée de montrer nos héros préférés à la retraite, 30 ou 40 ans après, dans leur dernière affaire. C'était ludique, on s'est bien amusés. On aurait pu en faire plus, mais il se trouve qu'un certain nombre d'auteurs n'étaient pas très chauds. Pour les héros de Jacobs et pour Barbe-Rouge, ça a pu se faire grâce aux ayant-droits. On aurait bien aimé traiter de personnages comme Blueberry, comme Valérian, comme Tintin... Giraud nous a dit qu'il avait le projet de faire un Blueberry vieux, qu'il n'a jamais réalisé, Mézières lui n'était franchement pas très chaud. On pouvait comprendre ça, mais on s'est rendu compte que si on n'avait pas l'aval des auteurs, ce n'était pas marrant.
Et puis par la suite, alors que Ted Benoît avait pris beaucoup de retard sur le second tome, l'éditeur, qui avait acheté la série très cher, souhaitait la rentabiliser, et donc constituer une seconde équipe. Yves Sente, alors directeur éditorial au Lombard et grand amateur de bande dessinée de l'âge d'or, a envoyé un scénario anonyme, qui a été fort apprécié. L'éditeur a alors cherché un dessinateur. On nous a proposé, à Didier Convard et à moi, de travailler ensemble, en nous partageant le dessin et l'encrage. Mais ça ne fonctionnait pas trop. J'ai donc travaillé seul au dessin et à l'encrage, Didier Convard ayant fait les couleurs, que je trouve très chouettes. Pourquoi on me l'a demandé ? J'avais un style ligne claire, j'avais déjà abordé cet univers, et je l'appréciais. J'avais aussi fait un certain nombre de sérigraphies reprenant ces personnages pour des archives internationales. J'avais aussi réalisé, du vivant de Jacobs, une page en hommage à son œuvre, et j'avais trouvé cela très amusant. Mais je n'avais pas du tout essayé de faire du Jacobs, j'avais fait du
Blake et Mortimer à ma sauce.
Qu'avez-vous changé dans votre façon de travailler pour coller aux canons jacobsiens ?
Certains m'avaient conseillé de le faire à ma façon, mais j'avais cette fois envie de faire quelque chose qui plairait à l'amateur de Jacobs que j'étais. Le cahier des charges, qui replaçait les héros dans les années 50, me plaisait bien, et le scénario aussi. L'espionnage, le Rideau de fer... Pour ce qui est du style, je ne saurais dire, j'avais sans doute suffisamment de métier pour m'approprier le style jacobsien, sans faire vraiment du Jacobs. J'en serais probablement capable, mais ce serait très ennuyeux pour moi. J'ai donc essayé d'adapter les personnages pour qu'ils soient "acceptables", tout en reprenant certains points caractéristiques de Jacobs : sa mise en page, en simplifiant un peu mon trait, et me lancer là-dedans. Ce n'était pas simple, d'ailleurs quand je regarde maintenant certaines pages de Voronov, je ne les trouve pas très au point, si tant est que ce soit au point aujourd'hui. J'ai pris beaucoup de plaisir à faire ça, c'était une façon, quelque part, de retourner en enfance.
Vous avez réalisé 7 albums, et j'imagine que ce n'est pas terminé ?
J'ai coupé un peu, pour me consacrer à d'autres projets. Je pensais même arrêter, pas par lassitude envers les personnages, mais plutôt parce que l'éditeur me poussait à travailler plus que ce que j'aurais aimé, je venais d'en faire deux d'affilée. L'autre équipe, Dufaux-Aubin, trainait un peu, et pour les comptes de la maison, il fallait qu'un Blake et Mortimer sorte à la fin de l'année, du coup j'ai dû dépanner. Ces deux histoires, Le Bâton de Plutarque et Le Testament de William S., me plaisaient bien, mais j'ai dû travailler sous pression et ça m'a un peu crevé. J'ai dit Basta d'autant plus facilement que j'avais d'autres projets, dont un avec Yann qui me tenait à cœur, un autre avec Pierre Christin... Entretemps l'éditeur a trouvé une autre équipe, des Hollandais, je crois que Schuiten va en faire un aussi... J'ai pris un peu de recul ; Yves Sente m'a proposé une idée qui me plaît bien, donc je vais sans doute le faire, mais pas maintenant.
Vous comptez plus de 40 ans de carrière -félicitations au passage- ; y'a-t-il encore des territoires, des époques que vous souhaiteriez explorer ? Avez-vous des regrets ?
Des époques, non, pas forcément ; par contre certains domaines m'auraient bien plu, comme l'humour. J'ai fait autrefois des petits récits avec Yann et Tronchet dans ce genre. Ou encore de la science-fiction, mais je n'ai en fait jamais eu le temps. Il aurait sans doute fallu un ou deux ans pour créer un univers, une faune, une flore, car je n'ai pas une imagination formidable, au contraire de Bourgeon, Mézières ou d'autres. Du coup j'ai abandonné l'idée ; à moins qu'un jour quelqu'un me propose une histoire assez simple...
J'ai des regrets à chaque fois que j'ouvre un de mes albums, que je regarde le dessin. J'ai souvent envie de refaire des pages entières, pour que ce soit mieux. C'est vain d'avoir ce genre de regrets, c'est fait c'est fait, on ne peut plus revenir dessus. Ou alors carrément redessiner des albums, comme Hergé. Mais je ne saurais pas le faire.
Sur quoi travaillez-vous en ce moment ? Quels sont vos projets ?
Je suis en train de finir un album écrit par Yann, avec qui j'avais fait
Mezek ; cela se passe pendant la guerre civile en Espagne. Un thème historique passionnant et cruel. J'ai eu à dessiner des avions, le héros est un pilote soviétique inféodé à la République espagnole, et l'héroïne une jeune milicienne du CNT, le syndicat anarchiste. Les Communistes espagnols, alors très soutenus par Staline, avaient décidé d'affaiblir tous les autres partis, et même de les supprimer. Ce qui a conduit à la défaite de la République. C'est donc une sorte de Roméo et Juliette dans un cadre de guerre civile. Cet album, un one-shot, devrait sortir chez Dargaud vers la fin de l'année (note : voir
Double 7).
Et ensuite ?
J'ai dîné hier chez Pierre Christin, qui m'a remis un scénario, celui d'un troisième et dernier
Léna. Je vais donc le commencer cette année. Ensuite, si je suis encore vivant, je terminerai le second tome de
Les 7 Vies de l'Epervier - Troisième époque, puis un
Blake et Mortimer, qui risque d'être le dernier, lui. J'avoisinerai les 75 ans quand j'aurai fini tout ça, je ne sais pas dans quel état je serai alors. Mais tant que je le pourrai, j'ai l'intention de continuer à dessiner, à raconter des histoires. J'ai l'intention de me repencher sur l'écriture de scénario, de toute façon. A moins qu'on me propose quelque chose entre-temps. J'aime bien ce que fait Cosey, c'est de l'humour assez fin. Comme on est assez copains, je lui avais demandé, un jour, s'il ne m'écrirait pas un scénario. Et puis là, récemment, il m'a dit qu'il avait peut-être quelque chose pour moi... Bon, en l'état, c'est assez fumeux, mais on verra (rires). J'ai la chance d'avoir du travail, chez des éditeurs fidèles, et auxquels je suis fidèle aussi
M. Juillard, merci.