Rencontre avec Zelba, autrice de BD assumée, dont les derniers albums publiés chez Futuropolis ont enchanté les BDphiles.
Bonjour Zelba, pas trop fatiguée par Angoulême ?
Comme je suis arrivée mercredi, je pense que ça commence à se voir [l’interview a été faite le samedi]. Mais tout va bien !
Pour changer un peu des présentations classiques, comment te présenterais-tu ?
Je suis autrice de BD. Maintenant j’arrive à le dire, parce que pendant longtemps c’était difficile vu que je ne suis pas française. Je suis allemande, et bien sûr avec un certain complexe de la langue, qui fait que pour s’assumer autrice, qui dessine mais aussi qui écrit, c’était un pas à faire.
C’est parce qu’il y a peu d’auteur de BD en Allemagne ?
Je pense que c’est pas que féminin, ce problème de se sentir pas légitime par rapport à certaines choses. Je suis allemande, mais je vis en France depuis 25 ans. J’ai découvert la BD sur le tard, après mon arrivée en France. J’ai lu ma première BD à trente ans passés. Donc j’étais illustratrice au début, j’ai fait des études d’illustration en Allemagne. Après j’ai fait un Erasmus avec l’école des Beaux-arts de Saint-Étienne, où j’ai rencontré mon mâle idéal et je suis resté. Voilà, un classique pour mélanger les peuples !
Je t’ai découvert personnellement avec les blogs-bd, Le blog de Zelba, qui n’est plus trop actif.
Non, pas le temps.
Il a déjà été publié en album ?
Oui, il y a trois albums qui en ont été tirés. Le tout premier c’était en 2009,
Ma vie de poulpe aux éditions Jarjille. On ne le trouve plus, heureusement ! Il y a des choses qui… on évolue, fatalement ! Heureusement ! Une évolution n’est pas qu’au niveau du dessin et de la narration, mais aussi au niveau de la mentalité. Il y a certaines choses qui ont bougé, dans la société, dans ma tête aussi. Je ne ferais pas les choses tout à fait comme il y a 15 ans, c’est normal. Ça ne me rend pas très triste que certains livres ne se trouvent plus.
Toutes les notes de blog n’avaient pas été publiées, non ?
Non, moi ce que j’aime faire quand je fais un livre c’est le considérer comme quelque chose de rond. Même si ça parle de petites notes, il faut une cohérence dans un livre. Un livre c’est pas l’écran et lire un livre doit procurer autre chose que de parcourir un blog sur un écran. C’est peut-être bête de le dire mais pour moi un livre est plus noble que des notes. C’était le but : j’ai commencé à publier des choses sur le blog, bien sûr dans l’idée d’un jour arriver à publier un livre. Et quand les éditions Jarjille m’ont proposée de faire un livre à partir des notes du blog, j’ai dit ok, mais je vais faire des inédits pour créer du lien entre les différentes histoires et pour qu’après ça soit quelque chose de rond et de cohérent.
Après tu as publié Udama chez ces gens-là ?
Non, après j’ai fait une petite excursion à l’atelier du poisson soluble. Ils font plutôt de la jeunesse, ce sont de très beaux livres, très créatifs. Ils sont au Puy-en-Velay, et ils ont une petite collection érotique et je leur ai proposé un projet pour cette collection-là, sur un sex-toy qui prend vie. C’est un conte de fée moderne, j’aime bien les contes. Ça s’appelle « Jeanne et le jouet formidable ».
Donc ça c’était avant, ensuite je suis retourné faire deux livres chez Jarjille. Après c’était
Udama chez ces gens-là chez la Boite à bulle, ensuite il y a eu
Clinch chez Matabulle. Ah non, avant j’ai fait – mais c’était une commande, j’en fais plus et je revendique pas forcément – dans la collection pour les nuls et c’était la grossesse pour les nuls en BD. Mais là pareil, je ferais plus les choses de la même façon. On n’est pas obligé d’en parler !
Après j’ai fait
Clinch et ensuite
Dans le même bateau ! Je sais pas si je me suis assez présentée ?
Tu as publié Le Grand incident l’année dernière chez Futuropolis, c’est ton troisième album chez eux. Tu vas continuer ?
Oui !
Et par rapport au Grand incident, tu y parles d’œuvre d’art. Du coup, quelle est la part d’art dans tes BD ?
Là c’est une invitation par Futuropolis et les éditions du Louvre, pour ce livre-là j’avais deux éditeurs. Comme ils m’ont proposé de rentrer dans la collection Louvre de Futuropolis, bien sûr il fallait que ça parle un peu d’art, puisque ça se joue au Louvre ! Ce que j’essaye de faire c’est de parler de nous. J’essaye d’utiliser ce lieu et cet art exposé pour nous parler de notre société d’aujourd’hui. Si on a des problèmes aujourd’hui c’est toujours bien de comprendre d’où ça vient. Et quand on regarde les œuvres d’art, on se rend compte quand même de la représentation des femmes, de la nudité féminine surtout, dans l’art ancien. On a encore des problèmes de harcèlement de rue et cette représentation des femmes, cette vision du corps féminin montre que les racines remontent à très loin. C’est quelque chose qu’il faut comprendre, analyser l’Histoire et l’Histoire de l’art pour comprendre pourquoi on a encore ce problème aujourd’hui. Donc je trouvais qu’il y a beaucoup de matière – surtout dans l’art ancien au Louvre – pour faire ce grand écart entre l’Histoire de l’art et notre société d’aujourd’hui.
Je dirais même que ça dépasse l’art ancien, puisque c’est en BD et qu’on peut y voir aussi la question de l’érotisation du corps féminin et la mise en valeur du corps masculin.
Mais c’est quelque chose qui s’inscrit dans une Histoire tout court : Histoire de l’art, Histoire des sociétés, enfin, des sociétés patriarcales… L’Histoire de la BD n’y échappe pas.
Tu as l’impression que les choses commencent à changer ?
Ah ben oui, bien sûr ! Déjà le monde de la BD se féminise petit à petit. Il me semble qu’on est plus d’un tiers d’autrice, et ça change le fameux Female gaze, le regard féminin sur le corps féminin, un autre que le regard masculin. Après, je rêve d’un moment où l’on doit plus revendiquer ça. Ou l’on ne doit pas être interviewé parce qu’on est une femme dans la BD.
J’avais une autre question, à propos des deux personnages aux longs nez…
C’est le président directeur du Louvre et la secrétaire de direction qui est sa sœur jumelle.
Ma copine se demandait comment ont été construits les personnages. Elle trouvait que ça sonnait comme un personnage mythologique qui posséderait deux facettes.
Ça vient du fait qu’avant d’écrire quoi que ce soit, j’ai beaucoup lu. Je me suis documenté, j’ai lu des essais sociologiques sur la nudité dans la société, l’Histoire de la nudité… Mais j’ai aussi écouté des podcasts féministes qui parlaient de l’invisibilisation des femmes non seulement dans l’art, dans le monde culturel, mais aussi dans tous les niveaux. Souvent quand on monte dans les étages de direction dans n’importe quelle entreprise, les femmes deviennent plus rares. J’ai lu qu’en 230 ans d’Histoire du Louvre, jamais aucune femme n’avait été à la tête du Louvre. Quand j’ai commencé à écrire l’histoire, Laurence Des Cars n’était pas encore arrivée à la présidence du Louvre, en tant que toute première femme à sa tête.
Donc j’avais envie d’intégrer dans mon histoire une femme qui a les compétences pour le poste mais qui n’a pas accès à celui-ci parce qu’elle n’a pas le diplôme. Et du coup elle profite du handicap de son frère jumeau pour prendre la place du Calife. Au début par intermittence, et après on sent quand même qu’elle a des ambitions autres. Et ce couple-là m’a permis de jouer beaucoup plus sur la corde du burlesque. Parce qu’ils ont un côté burlesque quand ils échangent, ça donne un petit côté vaudeville aussi, ils se travestissent pour se faire passer l’un pour l’autre. Ça m’a permis d’aborder d’un œil amusé – même si on rit jaune – ce sujet des places de direction souvent sont encore refusées aux femmes.
D’ailleurs j’ai beaucoup aimé que la BD aille jusqu’au bout de l’idée, sans chercher un entre-deux.
Mais il faut quand on fait des choses comme ça ! Et c’est aussi pour ça que le ton de la fable, du conte, permet ça. Ça crée un décalage et ça permet d’aller au fond des choses. Tout en ancrant l’histoire dans une vraie réalité, et tous les décors qu’on voit dans le Louvre sont les vrais décors, même les bureaux. J’ai vraiment ancré mon Louvre fantasmé dans le Louvre réel.
Tu parles à la fin de la BD des discussions que tu as eues avec ta fille aînée, est-ce que tu penses que la BD aide les gens à prendre conscience de ça ?
Je pense que oui, sinon je ne le ferais pas. Même si ça touche un petit nombre de personnes. J’ai eu énormément de messages et ça m’a fait très plaisir, de personnes qui m’ont dit que plus jamais ils n’iront dans un musée de la même manière. Qu’ils ne regarderont plus les œuvres d’art de la même manière. Et ça c’est génial, de créer une sorte de conscience ou aider aussi. Parce que ma prise de conscience n’est pas très ancienne. J’ai commencé à me poser des questions au moment de #Metoo. Je trouve que la BD est formidable pour ça. Comme le dessin est déjà un filtre quelque part, ce ne sont pas des images réelles, et ce filtre permet de parler de beaucoup de choses de manière faussement décalée. On peut plus facilement et de manière plus digeste parler de tout un tas de choses, de problèmes sociétaux. Par exemple dans mon livre précédent
Mes mauvaises filles où j’aborde la mort assistée, qui n’est pas un sujet très léger à la base, je pense qu’avec la BD on peut parler de ces choses-là en faisant parler ma mère morte. C’est mon petit fantôme joyeux, ça c’est possible dans la BD. Je pense que c’est la force de l’humour aussi, on utilise l’humour pour parler de choses pas drôles du tout mais de façon abordable.
Tu essayes de changer le monde, quoi !
C’est peut-être prétentieux de dire ça, mais j’aime l’idée de porter ma petite pierre à l’édifice.
Petite question : es-tu publiée en Allemagne ?
J’ai un livre :
Dans le même bateau qui a été publié. Parce que c’est aussi une histoire allemande mais qui est une histoire européenne aussi.
Dans le même bateau a été traduit en allemand et ça m’a fait très plaisir, parce que c’est le premier livre que mes amis et ma famille en Allemagne pouvaient livre vraiment. Et ça m’a permis aussi, comme c’est autobiographique, de raconter la petite histoire dans la grande. Cette histoire-là de la rencontre des Allemands de l’est et de l’ouest dans le milieu du sport, de l’aviron. Ça m’a permis de faire une petite tournée en Allemagne à la sortie du livre. Et j’ai revu plein de gens qui sont dans le livre et qui l’avaient lu. Ils sont venus à ma rencontre dans les différentes villes et ça m’a fait trop plaisir de retrouver ces têtes après 30 ans.
J’ai beaucoup aimé le parallèle entre l’émancipation d’une jeune femme et les transformations de l’Allemagne, comme si les deux transformations étaient liées.
Je me suis rendu compte, en 2018, où d’un coup je me suis dit : « C’est incroyable : la chute du mur fêtera déjà ses trente ans l’année prochaine ». Et là je me suis demandé qu’est-ce que j’ai fait à cette époque-là. Et je me suis rendu compte que j’avais vécu quelque chose d’un peu extraordinaire, qui avait la légitimité d’être raconté dans un livre. Mais quand on vit quelque chose d’extraordinaire, on a toujours l’impression que c’est normal. On ne voit pas tout de suite que c’est quelque chose que peut-être tout le monde n’a pas vécu. Ces âges-là, entre 16 et 18 ans c’est un âge clé. L’adolescence est un âge charnière qui m’intéresse beaucoup, ces passages m’intéressent. Et je me suis dit que c’est tombé pile en même temps, les grands chamboulements de ma petite vie tombaient en même temps que les grands chamboulements de mon pays.
En même temps, dans l’histoire on a pas l’impression que ces chamboulements t’ont bouleversée complètement. C’était là aussi, ça c’est juste fait.
Parce que géographiquement j’étais assez loin. Je suis né tout à l’ouest, j’étais loin des événements, jusqu’à ce que ça arrive jusqu’à moi… C’est arrivé jusqu’à moi grâce au sport. Au début je pensais que ça ne me concernait pas personnellement. J’étais contente, bien sûr, pour ces autres allemands qui avaient enfin le droit d’être plus libre.
C’est rigolo comme expression, « les autres allemands ».
Parce que c’était des autres allemands ! Moi, je ne pouvais pas y aller. C’était très bizarre comme sensation, d’avoir la même langue et d’être séparé pendant 40 ans. Ça a créé un autre pays dans le pays, c’était très étrange.
Durant ta tournée tu as senti ces différences ou ça c’est résorbé ?
Je pense que c’est trop tôt, je pense que 40 ans de séparation auront besoin au moins de 40 ans de réconciliation. Et je le raconte un petit peu dans le livre aussi, la manière dont s’est conduit cette réunification a été unilatérale : nous les Allemands de l’ouest avons imposé notre système aux Allemands de l’est sans chercher un échange et de créer une nouvelle Allemagne à partir de ces deux morceaux. On a juste happé l’Allemagne de l’Est en leur disant : tout ce que vous avez vécu pendant 40 ans, vous oubliez tout, c’est pas bien ce que vous avez fait. Il y avait des choses pas bien mais tout n’était peut-être pas à jeter. Après c’est très simple de jeter la pierre avec trente ans de recul sur l’Histoire. À ce moment-là, il fallait que ça se passe vite quand toutes les étoiles étaient alignées, et quand on les fait vite on ne les fait pas de la bonne façon. Mais je pense que l’Allemagne paye encore aujourd’hui cette réunification très unilatérale. Quand on se met un peu à la place des Allemands de l’est de l’époque qui voyaient disparaître tout ce qu’ils connaissaient, tout ce qu’on leur a toujours vendu comme un idéal… je pense que c’était un vrai effondrement.
Si tu avais crédit illimité et aucun droit de regard, tu aurais envie de faire quelle BD ?
Je fais toujours des BD que j’ai envie de faire. Je n’ai jamais, à part une fois, fait de BD de commandes. Je traite toujours des sujets qui me taraudent, qui m’empêchent de dormir, qui me travaillent. Je ne ferai jamais de compromis là-dessus, si j’ai choisi ce métier-là (pas toujours facile) je le fais parce que j’ai une liberté de traiter les sujets que j’ai envie de traiter de ma manière. Je ne peux pas répondre à cette question parce que j’ai déjà l’impression de toujours faire ce que j’ai envie de faire. C’est un investissement, « Le grand incident » j’y ai passé deux ans de ma vie, je ne pourrais pas le faire si je ne portais pas ce sujet-là dans mes tripes.
Lis-tu de la BD ?
Oui, comme j’ai dit précédemment j’ai lu ma première BD à 30 ans passés. J’ai découvert ça sur le tard et ça a été une révélation : j’adore cette façon-là de raconter des histoires, en jonglant avec les mots et les dessins qui se complètent. C’est un autre langage, un langage pour moi parfait pour raconter des histoires. Je connais très très mal ce qui est BD classique, je n’ai jamais lu Tintin, Asterix. Je lis plutôt des pavés.
Aurais-tu des conseils ?
Ah, c’est toujours dur de répondre à ces questions. Je réfléchis à ce qui est posé à côté de mon lit en ce moment… J’aime beaucoup les livres Futuropolis. C’est pour ça que je suis ravie de faire partie de cette famille-là, parce que ce sont des livres que j’aime beaucoup lire. J’aime beaucoup Étienne Davodeau. J’aime aussi le fait qu’il y ait beaucoup plus d’autrices chez Futuropolis qui arrivent. J’aime beaucoup le travail de Chloé Cruchaudet avec la BD
Celeste, grandiose ! Je pense que dès que je serai repartie, ça va me revenir ! Ma dernière claque c’est Lola Lafon, mais ça ce n’est pas de la BD. Et « Triste tigre » de Neige Sinno. Mais ce n’est pas de la BD non plus. Mais je pense que ça nourrit aussi, tout nourrit : le cinéma, ma dernière claque au cinéma c’était le film de Wim Wanders, Perfect Days que j’ai adoré. C’est ce genre de chose qui me fait vibrer !
Merci beaucoup pour l’interview !