Auteurs et autrices / Interview de Philippe Squarzoni

C’est avec un plaisir non dissimulé que j'ai pu rencontrer Philippe Squarzoni au festival d’Angoulême 2025, co-auteur avec feu Bruno Latour du brillant Zone critique, un « essai dessiné » où l’art vient communier avec la philosophie.

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Photo de Philippe SquarzoniJe l'attendais avec impatience cet entretien avec l’auteur de Dol et Saison brune, et je n’ai pas été déçu. Philippe Squarzoni nous parle aujourd’hui de Zone critique (Delcourt, nov. 2024), un projet qu’il avait entrepris aux côtés de Bruno Latour et qui fournit quelques clés pour tenter de déchiffrer une époque, la nôtre, à la fois plongée dans un brouillard d’incertitudes et secouée par de multiples soubresauts. Décédé en 2022, le philosophe n’aura malheureusement pu assister à la fin du projet, mais il ne fait aucun doute qu’il aurait été fier de cette « œuvre sur une œuvre », synthèse de ses deux livres Où suis-je ? et Où atterrir ?, tous deux publiés aux Éditions La Découverte. Philippe Squarzoni, bonjour et merci d’avoir accepté cette interview. Comment le projet avec Bruno Latour a-t-il germé ? Au départ c'est une proposition de mon éditeur. Les éditions de la Découverte et les éditions Delcourt se sont rapprochées, leur idée était de créer une connexion où les auteurs et les deux éditeurs collaboreraient, soit pour adapter un bouquin déjà publié à la Découverte par l'auteur de chez Delcourt, soit pour créer un nouveau livre à partir de notre collaboration. Accéder à la série BD Zone critiqueJ’avais fait il y a une douzaine d'années un bouquin sur le réchauffement climatique qui s'appelait Saison brune et que Bruno Latour avait beaucoup apprécié. C'était quelqu'un qui cherchait à travailler avec des artistes, des auteurs, des gens du spectacle vivant, des architectes, des écrivains, des critiques de cinéma, pour essayer de voir comment représenter autrement ces questions que sont l'anthropocène, Gaïa, la zone critique... On s'était rencontrés et j'avais apprécié la personne. On s'était vus quelquefois et donc, assez spontanément, quand il s'est agi de trouver avec qui Bruno Latour pourrait collaborer, ils m'ont proposé de le faire. Donc moi, j'ai demandé à la Découverte de m'envoyer les derniers livres de Bruno Latour et j'ai eu la chance de lire coup sur coup Où suis-je ? et Où atterrir ? qui ont été publiés à 5 ans d'écart. Ce sont deux essais assez courts de Bruno Latour écrits dans une forme assez différente, puisqu’Où suis-je ? a été écrit sous la forme d'un conte philosophique, alors qu’Où atterrir ? était plutôt un essai politique. Et à les lire comme ça, j'ai trouvé que c'était des bouquins qui se répondaient vraiment, qui dialoguaient, qui semblaient s'entremêler. Leur questionnement était identique, ils se prolongeaient, comme si l'un était un peu le fantôme de l'autre, et je me suis dit, tiens ça pourrait être intéressant de les adapter en un seul livre, en faisant dialoguer les deux, avec un extrait de Où suis-je ? puis un extrait de Où atterrir ? Bruno Latour a trouvé que l'idée allait de soi en fait. On en a parlé et puis il m'a dit : mais oui, c'est le même livre ! Bruno Latour (France 5 – 2021)On sait que Bruno Latour nous a quitté en octobre 2022, avais-tu déjà beaucoup échangé avec lui pour les étapes de conception du livre ? On s'était vus déjà pour discuter avec les éditeurs concernés, il y a quelque chose aussi dont on savait qu'on l'avait en commun, c'est cette idée qu’il ne s'agissait pas de faire Bruno Latour en bande dessinée, un résumé ou une explication de Bruno Latour, ou Bruno Latour rendu accessible, plus lisible, par la bande dessinée. Lui savait que ce n'est pas du tout ce que j'assigne à la bande dessinée documentaire comme objectif, et lui ce n'est pas du tout ce qu'il en attend. Déjà on était d'accord là-dessus. Il s'agissait de faire, pour reprendre une jolie formule de son éditeur, une œuvre sur une œuvre, et non pas Bruno Latour par Philippe Squarzoni, mais un bouquin de Philippe Squarzoni à partir de Bruno Latour. Te donnait-il son avis sur l'avancée du projet ? Alors en fait on s'est mis assez vite d'accord de la façon dont ça pourrait fonctionner. Il était déjà malade mais très vite sa santé s'est dégradée et puis il est décédé. Donc j'ai continué le bouquin tout seul mais cette confiance que j'évoquais, cette communauté d'esprit, le fait de savoir vers quel livre on partait faisait que je ne me suis pas senti illégitime à le faire. J'avais l'impression d'avoir la présence bienveillante et malicieuse de Bruno Latour au-dessus de moi, et non pas un fantôme sévère jugeant avec désapprobation mes choix. Et ses éditeurs avaient parfaitement compris ça aussi. Il ne s'agissait pas d'être dans l'illustration mot à mot de Bruno Latour mais dans une re-création, en fait une interprétation. Une planche de la série Zone critiqueDu coup la difficulté n'a-t-elle pas été, parce que Latour a tout de même une pensée philosophique assez complexe, de rendre son propos accessible via le medium qu'est la bande dessinée ? Non pas vraiment. D'abord parce qu’Où suis-je ? et Où atterrir ? ne sont pas ses bouquins les plus compliqués. Et ensuite comme je le disais tout à l'heure, ils ont été écrits dans un genre littéraire assez différent, et il y a dans Où suis-je ? une forme de récit, avec ce personnage que j'ai modifié mais qui est l'avatar de Gregor Samsa de La Métamorphose et va se transformer en insecte. Et qui lui sert à partir de cette situation de départ et du confinement de 2020, à questionner notre positionnement dans le monde, ce qu’est un confinement, et quel est notre lien avec le monde et les autres vivants, mais il y a une forme de récit qui me permettait d'avoir un personnage et de différencier aussi les moments Où suis-je ? des moments Où atterrir ?, ce dernier tenant plutôt du discours politique, de l'analyse politique, de la situation politique, et comment on se positionne par rapport au schéma existant. Je trouvais que c'était tout à fait possible d'alterner entre l'un et l'autre. Maintenant, sur le fait de rendre compte de situations complexes, de pensées élaborées, cela fait longtemps que c'est ce que j'essaie de faire, et du coup le challenge consistait plutôt à savoir si j'allais réussir à bien tuiler les deux livres. Mon idée, c'était ensuite dans la deuxième partie de l'album de les emmêler de façon à ce qu'on ne puisse plus les discerner, parce que le dialogue fait qu’ils s'intègrent l'un à l'autre, ils se superposent, et cela rejoint un peu ce que disait Bruno Latour dans ces deux livres : c'est l'interaction, la superposition du vivant, des uns avec les autres, qui crée cette zone critique. Je trouvais que le mot-clé de ses livres, et par la même occasion du mien, c'était la superposition. Une planche de la série Zone critiqueDe ce point de vue, je trouve personnellement que c'est très réussi, on ne voit pas du tout les coutures et on a l'impression d'un ouvrage très homogène. Pour revenir sur la question politique, avec l'arrivée de Trump au pouvoir, figure à part entière du "hors-sol", une thématique évoquée dans le livre, comment vois-tu l'évolution de la situation aux USA et dans le monde ? Le livre peut-il renforcer notre capacité de résilience dans un moment aussi troublé ? Ça, c’est plus compliqué, et je ne suis pas sûr que le livre nous permette d'être plus optimistes. Ce que je trouvais intéressant dans le travail de Bruno Latour, c'est cette question de s'inscrire différemment dans le monde. Et de ne plus positionner l'homme dans une position à la fois centrale et extérieure à la nature mais au contraire de dire qu’il n’y a pas de « nature naturelle », que la nature est artificielle et qu’elle est le résultat d'une fabrication à partir de l'interaction multiple des vivants. Nous en sommes partie prenante et notre position par rapport à elle est une position de dépendance, cela me semble très juste. L’idée, c’est de se dire qu'à partir de là, ce n'est pas en termes de territoire qu'on pourrait tracer par des frontières, mais plutôt en listant nos attachements qu'on va se positionner et en tirer des conséquences politiques. Je trouve ça aussi hyper stimulant. Mais en creux de l'autre côté, en négatif, ce qui se positionne c'est exactement l'inverse de Trump, qui trace des frontières, et en traçant des frontières il se place hors sol. Le paradoxe ultime. C’est-à-dire que là où Bruno Latour nous dit qu'il n'y a plus de frontière ou plus de territoire tel qu'on les concevait, ça nous fait atterrir. Mais cela ne nous fait pas atterrir quelque part, cela nous fait atterrir partout en fait, dans cette zone critique qui est dans un état critique mais qui est critique pour la vie. Et Trump, paradoxalement, en nous disant : « On est là, on est américains, il n'y a que l’Amérique qui nous intéresse », il se situe dans un monde qui n'existe pas, sur un sol qui n'a pas de fondement et qui se craquelle de partout. Latour parle assez souvent de Trump dans son livre, en particulier bien sûr de son premier mandat, mais ce deuxième mandat rend malheureusement le bouquin toujours d'actualité. Une planche de la série Zone critiqueActuellement on a vraiment l'impression d'avancer à reculons, à contresens de l'histoire, un phénomène de régression absolue... Comme le disait Paul Valéry, « nous entrons dans l'histoire à reculons » ... Nous sommes au creux de la vague. J'ai entendu des gens s'exprimer sur France Culture il y a trois ou quatre jours, comme Jean Jouzel [paléoclimatologue, ndr], qui est quelqu'un qui s'efforce toujours de positiver, de dire que des choses sont encore possibles, et là je le sentais en peine d'être optimiste. J'ai bien aimé la métaphore de la termitière. Comme tu le dis dans le livre, ce sont des insectes qui sont totalement en symbiose avec leur environnement. Et si l'on applique cela aux humains, en particulier au monde urbain, moins connecté à cette nature que l'on a fini par oublier, comment envisages-tu son équilibre de façon durable dans ce cadre-là ? Ce n'est pas un bouquin qui cherche à proposer des solutions concrètes à tel ou tel problème, comme la question du déplacement, la question du périurbain, la question du zonage et cetera... Sur ces questions-là c'est plutôt un bouquin qui va chercher à nous dire, l'homme urbain n'est pas extérieur à la nature. La nature, elle, est le résultat d'une fabrication par des artificiers, qui par leurs actions superposées ont construit un environnement favorable à la vie. Qui n'était pas toujours déjà là. C'est une fabrication, comme le termite qui fabrique en bavant, en salivant, son propre environnement, sa termitière. Il fabrique son environnement et s’en nourrit, il est donc à la fois dépendant et force créatrice de cet environnement. Et c'est exactement la même chose pour nous, et donc il n'y a pas de différence entre la ville et la campagne comme le disait Bruno Latour. La campagne est le résultat de l'action d'artificiers et la ville aussi. C'est la même chose. La ville et la campagne, les ponts, les musées, la forêt, l'eau, l'oxygène que nous respirons. Ça c'est pour réfléchir à notre inscription dans le monde. Et à ce que je disais tout à l'heure à cette position de dépendance. Mais ce n'est pas un bouquin d'ingénieur qui va vous dire : pour vos déplacements, il faut faire ceci et pour le nucléaire, il faut faire cela. Une planche de la série Zone critiqueTon livre est-il avant tout conçu pour nourrir la réflexion ? … et pour fournir une représentation du monde. C'est-à-dire à la fois comment on se représente le monde et est-ce qu'on en est partie prenante. Est-ce qu'on en est extérieur ou pas ? Est-ce qu'on est central ou différé ? Et puis la question de nos représentations du monde : comment nous le représentons à travers la peinture, à travers la photographie, à travers la photo d'actualité, les journaux, les reportages, mais aussi à travers les représentations scientifiques, les graphes, les courbes, les représentations anatomiques, et ce que ça dit de notre position par rapport au monde. Et la bande dessinée essaie d'intégrer ça. Avant de décéder, Bruno Latour m'avait envoyé des photos, des tableaux, des représentations de la zone critique, des représentations scientifiques, que j'ai essayé d'intégrer dans le livre pour questionner ces représentations. Le tableau de Caspar David Friedrich, Le Voyageur contemplant une mer de nuages, était pour lui vraiment emblématique de cette position de l'homme extérieur et maître de la nature. C'était ce genre de choses qu'il fallait déconstruire. Et ce tableau, on va le retrouver sur cette page [montre la page 16 du livre, ndr], où le personnage est dans la même position que le voyageur au-dessus de la mer de nuages. Au fond, en transparence, on a un tableau de Monet, Les Coquelicots (voir comparaison). Une double-planche de la série Zone critique, inspirée de l'illustration de la Zone critique de Alexandra ArènesJ'ai essayé d'intégrer ces représentations pour à la fois, à certains moments, les aspirer, les digérer, les recracher, comme si c‘était ma termitière, et aussi les "superposer", c'est le mot-clé du livre de Bruno Latour, et c'est le mot clé de ma grammaire. Les pages, les images se superposent les unes aux autres, et les matières se superposent. Quand je dessine un ciel, je vais mettre deux ciels que je vais superposer. Quand je dessine le sol d'une ville américaine, je vais superposer au trottoir une terre craquelée qu’on a vue dans une image précédente, des termites, des empreintes de doigts, de la trame, des projections, pour interroger un peu la matérialité du monde. Ou bien je vais aussi superposer la magnifique illustration de la Zone critique de Alexandra Arènes, que Bruno Latour m'avait envoyée, et qu'elle m'a généreusement permis d'utiliser (voir résultat ci-contre). Parce que c'est une question que pose Bruno Latour, le matérialisme, mais bien mal fondé en fait : sous la matière, d'autres matériaux, sous les instances, d'autres instances. Donc à mesure que le livre avance, la matérialité du livre, de la couleur, pose une question d'étrangeté en fait. Ce n'est pas le monde tel qu'on se le représentait, c'est un autre monde où se superposent tous ces vivants. Une planche de la série Zone critiqueAu-delà de cet aspect artistique, Zone critique n'est pas comme on pourrait le penser un ouvrage militant ? Oui. Après, des gens pourraient le trouver militant et nous le reprocher en fait, mais il ne faut pas avoir honte de ses convictions. Ce qui est sûr, c'est que ce n'est pas un ouvrage idéologue. Oui en effet, « idéologue » serait le terme approprié... Alors il y a une petite chose aussi : j'ai lu le livre avec attention et je l'ai reparcouru, mais je n'ai pas vu de mention de ces deux thématiques au cœur de l'actualité : les réseaux sociaux et l'intelligence artificielle. Quels étaient les positions de Bruno Latour par rapport à cela ? Je sais qu'il avait réfléchi sur ces questions. C'est vrai que l'intelligence artificielle est apparue très récemment, et qu'elle a pris énormément de place. En 2021, ChatGPT n'était pas encore très connu. Bruno Latour a réfléchi à ces questions sur le numérique, ou plutôt le digital, le terme qu’il employait. Pour lui, il y a de l'homme partout. C'est l'homme qui fabrique, c'est l'homme qui pense, c'est même dans l'intelligence artificielle, qui ne dit pas la même chose selon qu’elle est conçue en Chine ou aux États-Unis. Le digital, et je suis tout à fait d'accord avec ça, c'est le terme qui correspond le mieux pour parler de l'univers numérique. Une planche de la série Zone critiqueJe ne suis pas sûr de saisir la nuance entre numérique et digital, vu qu'aujourd'hui on emploie ces deux termes indifféremment ? Le digital, c'est l'empreinte de l'homme, ça veut dire que c'est fabriqué par l'homme. Ce n'est pas un univers en soi, ce n'est pas un univers qui flotte, dénué d'une intention, d'une fabrication humaine, et qui oriente l'univers numérique dans un sens ou dans l'autre. Ce n'est pas le cloud, ce n'est pas immatériel, c'est du fer, du béton, des câbles sous-marins. Chat GPT ce n'est pas quelque chose qui n'existe pas, sans empreinte, c'est de la pollution, c'est des mines, c'est des ressources rares, ce sont des griffes sur la planète, des griffes de béton, de fer, de métaux rares, de tensions sociales... Mais ce n'était pas le sujet de Où atterrir ?. Encore une fois il ne s'agissait pas de faire Bruno Latour en BD, mais Où suis-je ? et Où atterrir ?. On ne parle pas non plus beaucoup de Gaïa, qui était centrale dans Où atterrir ?... La thématique est évoquée dans l'ouvrage mais n'est pas développée, de même on ne parle pas longuement d'anthropocène. Donc j'ai vraiment voulu rester sur Où suis-je ? et Où atterrir ?. Il y a un moment où je me suis dit « peut-être que tu pourrais aller chercher dans ses autres écrits, d'autres moments où il dit d'autres choses », mais j'y ai renoncé. Le risque était de faire exactement l'inverse de ce qu'on avait convenu. Il y a ailleurs d'autres pensées de Bruno Latour mais elles sont ailleurs. Une planche de la série Zone critiqueZone critique est maintenant sorti il y a quelques semaines. Es-tu satisfait de l'accueil critique ? Le livre a-t-il été reçu comme tu l'espérais, y a-t-il eu des réactions qui t'ont surpris ? Il faut noter qu'il est tout de même en sélection officielle... J'ai eu mon éditeur et La Découverte aussi [co-éditeur avec Delcourt, ndr] j'ai eu un peu la mauvaise surprise d'avoir l'impression que le moment Latour était passé pour la presse... Avant sa mort on en parlait beaucoup, au moment de sa mort on en a beaucoup parlé, mais quand il est décédé, on n'a pas senti les journalistes plus intéressés que ça. Mon attachée de presse me disait que chez la Découverte, son homologue qui bosse depuis 20 ans pour Bruno Latour était stupéfaite de l'indifférence des journalistes aux mots de Bruno Latour. Je trouve ça plutôt étonnant si l'on considère qu'une pensée survie à la mort de son auteur... Non mais là ils l'ont enterré, ils sont passés à autre chose... Et puis les mauvaises nouvelles c'est fini, et puis on arrête de parler du réchauffement climatique... J'ai l'impression que le moment « réchauffement climatique », on n'y est pas... On est au creux de la vague. Il n'y a peut-être pas eu encore assez de catastrophes ? J'ai l'impression qu'il y a un truc qui ne résonne plus. Et chez le public... par exemple si je faisais Saison brune aujourd'hui, je ne suis pas sûr qu'il serait accueilli de la même façon... on n'est plus comme il y a dix ans dans une dynamique où on a besoin de se dire : c'est quoi cette histoire ? On est plutôt sur un truc du style, mais je peux me tromper, « maintenant y en a marre de vos histoires »... Accéder à la série BD Saison brune 2.0 (Nos empreintes digitales)Une forme de déni en fait ? Oui c'est ça... OK OK, c'est inquiétant, cause toujours... ce n’est pas l'impression que tu peux avoir, toi ? Mon impression c'est que l'investiture de Trump nous a coupé un peu la chique... en particulier aux États-Unis, où on a vu très peu de manifestations symboliques du camp adverse... très loin d'un assaut du Capitole ! Et dans ce sens, Zone critique est selon moi essentiel dans un moment de bascule où l'humanité semble entraînée vers un gouffre... Oui, on est hors-sol et on part sur Mars… mais en fait, le livre n'a pas eu beaucoup d'écho... C'est vraiment dommage... alors j'espère que le jury d'Angoulême aura la clairvoyance de le mettre en lumière... Pour finir sur les réseaux sociaux, contrairement à l'IA, ils existaient déjà avant la mort de Bruno Latour. J'ai été un peu surpris qu'il ne les ait pas évoqués dans le livre. Avait-il un avis ? Je trouve aussi que c'est incontournable d'en parler. Du coup Saison brune 2.0 (Nos empreintes digitales) était consacré à ces questions, mais ce n'était pas présent dans les ouvrages de Bruno. Une planche de la série Zone critiqueCe qui de toute façon n'enlève rien à la pertinence de Zone critique… qu’est-ce qui t’a rendu le plus fier dans ce livre ? J'avais l'impression que pour ce bouquin-là, contrairement aux ouvrages précédents que j'avais fait, où je cherchais à ce que le dessin soit dans la sobriété, un peu en retrait, j'avais l'impression que là, il fallait que le dessin véhicule une sorte de puissance esthétique que je ne cherchais pas auparavant, et je ne suis pas mécontent du résultat graphique, sans vouloir être prétentieux. Je trouve que le bouquin fonctionne un peu comme ça dans mon esprit. Dans une première moitié, il y a la pensée de Bruno Latour avec sa traduction graphique, et dans une deuxième moitié, on réfléchit avec les nouvelles questions qu'il pose, et le vocabulaire graphique qu'on a posé dans la première moitié. Les deux dialoguent comme ça, et j'ai l'impression que ça fonctionne. C'est peut-être une lecture assez dense, c'est une lecture où on n'est pas dans l'illustration redondante d'un texte, le dessin est porteur d'un sens. On n’est plus dans deux textes qui dialoguent ensemble mais dans le texte et le dessin qui dialoguent ensemble, à partir des concepts graphiques posés dans la première moitié, et pour ça j'étais assez content du résultat. Même si je pense que c'est une lecture un peu ardue, et peut-être que c'est un livre qu'il ne faut pas hésiter à poser, puis à reprendre plus tard. Personnellement j'ai trouvé, que dans la mesure où le propos était assez dense, ça apportait une respiration en mettant le lecteur dans une sorte de lévitation, à l’image de la silhouette en couverture. Le résultat est particulièrement bien équilibré, et je pense que Bruno Latour aurait été fier, c'est un bel hommage je trouve. Merci ! Une planche de la série Zone critiqueEst-ce que tu penses que les idées présentées dans cet ouvrage pourront atteindre les décideurs politiques ? Pas du tout ! Je n'y crois pas du tout, ils sont ailleurs... Ils n'en ont rien à faire, ce n'est pas leur culture ça les embête. Ça ne leur permet pas d'être élus, car il faudrait annoncer des mauvaises nouvelles aux gens... Il n'y a pourtant pas de si mauvaises nouvelles dans Zone critique ? Non, mais c'est juste un bouquin qui envisage notre positionnement par rapport au monde. Les hommes politiques, ils doivent faire des actions, doivent dire en période d'abondance que l'on va faire de la sobriété massivement, et ça ne s'est jamais produit dans l'histoire de l'humanité. On fait de la sobriété en temps de crise, en temps de famine, en temps de maladie, en temps de guerre, mais pas en période d'abondance - bien sûr il faudrait relativiser le terme "abondance", mais quand même. Là il s'agit de dire à des gens : les sports d'hiver c'est fini... « Non mais on peut y aller, il y a encore de la neige artificielle… » Non, malheureusement il ne faut plus ! Il s'agit de dire aux gens : les Jeux Olympiques on n’en fait plus. Le Mondial du foot au Qatar, on n’y va pas. Le problème n'est pas le déplacement des jets privés de onze footballeurs, c'est le déplacement en avion et le logement sur place de centaines de milliers de personnes. Il faut dire aux gens que des choses auxquelles ils tiennent intimement, qui font partie de leur projet de leur développement culturel d'une certaine façon, c'est terminé. Ce n'est pas « on arrête d'aller au sport d'hiver pendant 5 ans, et quand ça ira mieux on y retournera. » Non, c'est fini. Une planche de la série Zone critiqueOn est prisonnier d'un système en quelque sorte ? Voilà, et on n’en sortira pas. Quel homme politique va s'adresser à ses concitoyens pour leur dire : "c'est fini, c'est fini, et pour toujours !" ? Et pourtant, c'est un projet positif. Ce n'est pas une passion triste. La passion triste, c'est de polluer en s'en fichant. Mais ce n'est pas comme ça qu'on est élu. Et cela n'est pas leur culture, ces gens-là croient en la croissance, au développement. Ils ont beau recevoir Jean Jouzel le lundi soir, et se dire : « ah oui peut-être que c'est grave », mais le mardi matin ils sont passés à autre chose. J'y pense puis j'oublie, comme dit la chanson... Donc l'effondrement est devant nous, il est inévitable en quelque sorte ? Pour l'instant, Hollywood brûle et nous regardons ailleurs... Ce n'est pas dit dans le livre, mais on devrait justement l'utiliser pour accepter une autre vision du monde ? Changer notre vision ! Parle-nous en deux mots de tes projets. Le docu-BD te va très bien. Vas-tu continuer dans cette voie-là ? Oui je suis en train de travailler avec un universitaire qui m'a contacté pour faire un livre sur ces questions-là, notamment le projet de conquête spatiale de Jeff Bezos et d'Elon Musk. A mon avis, cela promet d'être passionnant... merci Philippe. Merci beaucoup.
Interview réalisée le 01/02/2025, par Blue Boy.