Le festival d’Angoulême 2025 fut l’occasion de rencontrer Sylvain Ferret, auteur de l’album « Mémoires de Gris » paru chez Delcourt en 2024.
Bonjour Sylvain, heureux de te rencontrer ! Je suis aussi très heureux d’avoir découvert Mémoires de Gris qui m’a énormément plu.
Merci !
J’ai découvert ton travail avec Les Métamorphoses 1858 (j’avais déjà bien flashé sur ton graphisme !), et puis après j’ai lu L'Ombre de Moon que tu as scénarisé et qui m’a bien plus aussi : une belle surprise parce qu’on ne voit pas trop de manga « à la française », en one shot en plus !
Les one shot c’est vrai y’en a pas beaucoup, mais il commence quand même à y avoir pas mal de mangas français.
Et puis dernièrement ce nouvel album Mémoires de Gris ; très bel objet déjà ! C’est toi qui as choisi ce format et sa présentation ?
C’est moi qui ai forcé un peu pour avoir un papier assez épais ; après on a fait des tests, mais c’est d’un commun accord avec l’éditeur. Le doré j’en avais envie, le dos toilé aussi. On avait envie de faire un beau livre, un bel objet avec mon éditeur.
C’est vrai que la couverture est très réussie.
Merci ; c’est vrai qu’elle a été assez compliquée à accoucher cette couverture. C’était difficile d’avoir une couverture un peu mélancolique quand même, qui passe un peu de l’émotion de l’histoire et en même temps d’avoir quelque chose d’accrocheur.
Ce qui m’a frappé dans cette lecture, c’est que ça faisait longtemps que je n’avais pas lu une BD sur cette période moyenâgeuse avec cette noirceur et une violence qui fait office de fil conducteur.
C’est le sujet du livre.
C’est ton traitement qui m’a énormément plu, ça m’a rappelé mes études de philo et sociologie sur cette thématique de la violence qui traverse tes personnages et les institutions qui sont dépeintes. Comment t’es venu cette idée de traiter de la violence ?
A l’origine,
Mémoires de Gris c’est une adaptation de Robin des Bois. Ça faisait longtemps, et c’était déjà le cas dans les premières choses que j’ai écrit, soit dans
Talion ou
L'Ombre de Moon, je parle toujours de luttes de classes. Je voulais donc parler de luttes de classes, je voulais aussi déconstruire Robin des Bois, déconstruire le mythe du bourgeois sauveur. C’était mon postulat de base mais beaucoup de choses ont changées, on s’en est pas mal éloigné ; j’ai plus cherché la citation que l’adaptation pure et dure. En fait, j’ai commencé à écrire pendant la période des gilets jaunes et je me suis rendu compte que mon sujet était en fait plus profond ; il ne parlait pas que d’une opposition bourgeoisie versus prolos et que je parlais surtout en fait de l’opposition, du lien entre la liberté et la violence. Qu’est-ce qu’on est prêts à faire pour obtenir notre liberté ? Est-ce que la violence est légitime pour y parvenir ? De quelle violence parle-ton ? La violence de qui, comment ? Tout cela s’était beaucoup manifesté pendant cette période, le traitement médiatique était assez particulier et orienté et ça m’a fait réfléchir à tout ça.

A partir du moment où j’ai compris que la violence était le sujet de mon récit j’y suis allez à fond. Tous ces personnages grandissent dans la violence, ils sont tous à la recherche de liberté et du coup, c’est comment l’obtenir quand on a été bercé dans un monde violent. Après j’ai gardé ça comme fil rouge pour chacun de mes personnages tout au long de l’aventure.
J’ai aussi monté
Mémoires de Gris comme une tragédie ; c’était vraiment une volonté de faire une sorte d’exercice de style
Tu parles de tragédie, moi je pense Shakespeare !
Oui, mais je voulais aussi reprendre les archétypes de Robin des Bois. Il y a des trucs que je n’aime pas. Par exemple le triangle amoureux, dans n’importe quelle histoire ça m’emmerde mais je voulais quand même le traiter pour en faire quelque chose d’un peu plus poussé, et travailler sur les violences patriarcales, la manipulation, etc.
Moi ce que j’ai apprécié c’est qu’au début on se fait une image de ce personnage qu’on découvre au fur et à mesure et puis après c’est là que le « gris » rentre en jeu et qu’on n’est pas dans le manichéisme. Comment construis-tu tes personnages ? Est-ce qu’ils évoluent au fil de l’histoire ou as-tu déjà une idée précise de la façon dont tu vas les caractériser et les développer ?
En fait je n’écris pas par mes personnages. Là c’était assez facile car tous mes personnages sont des archétypes de Robin des Bois qui sont repris. Leur lieu de départ dans leur histoire personnelle est défini au départ même s’il y a des choses qui ont changé. Marianne dans Robin des Bois, c’est une bourgeoise aussi, alors que là, c’est une fille de prolo. J’ai changé quelques trucs, mais il y avait quand même cette base que j’ai reprise pour la déconstruire. Après moi je structure toute mon histoire avec des petites scènes que je suis le seul à pouvoir comprendre. C’est avec cette matière que je joue et c’est là que le travail le plus important se fait à l’écrit. C’est là que je vois les chemins que vont prendre mes personnages, c’est là que je fais des essais et que je teste des interactions ; cela me permet de voir comment j’ai envie qu’ils finissent et cela me permet de retravailler sur le chemin pour y parvenir.
Mais à ce stade-là tu es uniquement dans l’écriture ou tu as déjà commencé à dessiner ?
Non là j’écris seulement. Ça m’arrive de croquer un peu des personnages, en général je les ai assez bien en tête. En fait je n’ai pas besoin de les visualiser pour les écrire. J’écris juste leur nom et ce sont des entités dans ma tête et ce n’est pas grave s’ils n’ont pas de visage à ce moment-là.
Et au niveau du dessin du coup tu travailles comment ?
Aujourd'hui je travaille à 100% en numérique, c'est une histoire de gain de temps. Dans
Mémoires de Gris, toutes les planches qui traitent des flashbacks sont encrées à la table lumineuse avec un feutre un peu plus épais pour avoir une différence de trait entre le présent et le passé. J'ai essayé de faire la couleur en tradi, mais vu que j'ai mis 5 fois plus de temps, j'ai arrêté. Et puis le marché est comme ça et l'enveloppe qu'on a pour faire 60 pages, c'est la même que pour faire les 130. Donc le numérique est un bon outil pour gagner du temps.
Tu laisses une belle part aux sentiments aussi dans ton histoire, au-delà de la violence. L’amour et le manque d’amour qui sont hyper présents ; la peur ; et tu insistes aussi sur les regrets.
Oui.
C’est en relisant ton album pour cette rencontre que ton introduction m’a beaucoup intrigué. Car avec ce poème introductif on a quasiment tout le fil de ton récit.
Oui carrément [rires] ! C’est juste assez cryptique pour ne pas spoiler.
Et du coup ce texte-là, tu l’as écrit après ?
J’aurai pu l’écrire au moment du scénario mais je l’ai écrit à la fin, oui. J’ai fini mes 232 pages et j’avais de la place ; je me suis amusé à me demander ce que je pourrais rajouter dans mon livre et je me suis dit « Vas-y ! » ; j’avais un petit problème de légitimité à écrire un poème, mais je me suis dit « on va essayer ». Je l’ai fait relire par plusieurs personnes avant.

Après le travail des regrets touche surtout un des personnages, et ce personnage central de l’histoire pour moi c’est Marion. C’est femme qui ramène son ancien amant qui est parti depuis 7 ans après un événement tragique. Elle, a vraiment grandi dans la violence des hommes. Elle a été éduquée avec, marquée avec ; et pour s’en défendre, elle va devoir accéder à une forme de violence elle aussi. Une violence qu’on va, de mon point de vue, un peu plus comprendre pour rentrer en empathie. C’était mon but aussi : faire ressentir des émotions, de la compréhension, pour une forme de violence qui va être la défensive. Mais, je pense quand même que la violence amène toujours plus de violence même quand elle sert à s’en défendre d’une autre. Il y a un moment où il faudrait briser les cercles de violence ; on a toujours des regrets d’utiliser la violence.
Effectivement, elle a un lourd passif, elle a pris cher Marion.
Alors oui, après c’est un des sujets complexes auxquels je n’ai aucune réponse. D’ailleurs je pense que le livre est un peu radical, parce qu’au final il va vers un endroit où il y a peu de réponses ou alors des réponses dramatiques. Parce que si on prend nos sujets d’actualité, que ce soit les Gilets Jaunes ou la réforme des retraites, la violence politique en tout cas, elle a quand même gagné. Ça a quand même instauré une forme de peur. Les gens ont peur d’y aller avec leurs enfants par exemple ou d’y aller tout court. Moi j’ai peur d’aller en manif, parce que je me dis « S’il m’arrive quelque chose… Je laisse ma fille… ». Avant on ne se posait pas la question en allant en manif’. Donc c’est une question de rapport de domination. Après, des fois est-ce que la violence n’est pas libératrice ? Je pense qu’il y a quand même des moments dans l’histoire où si. C’est juste que par contre elle n’est jamais toute blanche. Souvent on prend l’exemple classique de la Révolution Française, « Ah c’est génial la violence dans la rue… » Mais c’est dégueulasse la Révolution Française en fait !
...y'a les ¾ des révolutionnaires qui ont fini sur l'échafaud quand même !
C’est ça oui. Donc c’est compliqué, c’est une question de choix en fait, je ne crois pas que ce soit illégitime en fait.
On a donc un fond très très noir dans tes histoires ; mais est-ce que la violence apporte des réponses ?
Oui c'est ça. En fait, il n'y a pas de réponse, il n'y a pas de vérité. Je pense que c'est un peu la thématique de tous mes albums en général. Ma précédente série c'était sur l'effondrement écologique et il y a cette phrase qui me revient toujours sen tête « On n’est jamais aussi loin de la vérité que quand on la cherche ». J'essaie de travailler mes scénarios là-dessus, de parler de cette espèce de vertige qu'on a quand on commence à s'intéresser à un sujet. Et je pense que le gris vient de là, tout est une question de choix et rien n'est vraiment radical ; jamais complètement noir ou complètement blanc, aucune décision n'est prise de manière frontale. Et puis il y a aussi une espèce de discours méta dans
Mémoires de Gris, ça parle aussi de comment on raconte nos histoires. Cet album étant aussi une adaptation de Robin des Bois, il y a aussi cette question qui est posée par un personnage qui traverse le temps, qui est une espèce de barde. En fait, il se demande comment nos histoires sont racontées et qu'est-ce qui en reste. C 'est un peu comme si cette histoire était une protohistoire de Robin des Bois et que plus tard on avait élevé des personnages qui étaient des tyrans au titre de héros. Et je pense que ça marche avec nos histoires, nos légendes, nos mythes, mais que ça marche aussi avec notre Histoire d'être humain.
Les vainqueurs écrivent l'histoire !
C'est ça, oui, et c'est donc poser cette question : « Quelles sont les zones grises de l'histoire et qu'est-ce qu'on en retient ? »
Et est-ce que tu penses avoir envie de développer davantage cet univers ?
Non.
Mémoires de Gris c'est vraiment une histoire complète en un seul volume, que j'avais dans la tête depuis super longtemps. Je voulais vraiment faire une histoire complète, et changer de technique pour m'adapter à une plus grosse pagination. Quand j'ai compris que j'arrivais à le faire, je me suis dit que j'allais revenir à la série, parce que c'est un peu ma marotte. Donc là je pars sur une série de space-opera qui sera en 6 tomes à haute pagination, 6 tomes de 200 pages. Je suis trop content, j'ai bientôt fini le premier tome. Ça ne sortira pas avant fin 2026, début 2027, ça sera chez Delcourt et ça s'appellera « Origines ».
Et bien merci pour cet entretien Sylvain.
Avec plaisir !