Auteurs et autrices / Interview de Frederik Peeters
Frederik Peeters, auteur de "Pilules Bleues", "Lupus" et bien d’autres œuvres très appréciées du public, répond aux questions des internautes.
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Drôle de question. Je ne me définis pas. Je fais des livres en prenant du plaisir, en explorant des voies différentes, pour me donner l'illusion que ma vie sert à quelque chose.
Avec les années, est-ce que votre BD Pilules bleues vous a finalement servi de thérapie ou au contraire vous a déprimé comme vous le dites "à chaud" dans l'album ?
Sauf erreur, je ne dis pas que l'album m'a déprimé, je dis qu'il m'a vidé. Ce fut en effet un exercice intense et très accaparant, qui déclencha chez moi une multitude d'émotions contradictoires, mais je n'ai jamais été déprimé à cause de cela. Et je ne peux pas dire non plus que ce fut une thérapie, je n'avais pas besoin de me soigner. Plus précisément, je dirais que la rédaction en images et en écriture de cette période de ma vie m'a permis de dissiper le brouillard émotionnel qui emplissait ma tête à cette époque en me forçant à me poser certaines questions. Une des conclusions fut qu'il faut parfois arrêter de se poser des questions et simplement se laisser porter par la vie. Mais tout cela est très loin maintenant, je ne suis pas trop de genre à regarder en arrière.
Comment ont réagi vos parents vis-à-vis de la séropositivité de votre compagne avec l'album Pilules Bleues ?
Là, nous sortons du livre.
Deux questions très intimes (je m'en excuse) mais cette histoire m'a beaucoup touché et depuis sa lecture ce sont ces deux questions que je ne cesse de me poser (Si ce n'est pas décent ou trop personnel je ne veux pas de réponse !) En fait il y en a une autre que je me refuse de demander : comment vont votre compagne et votre enfant ? Je leur souhaite à tous beaucoup de bonheur et de joie dans la vie.
Merci, à vous aussi.
Dans Lupus, pourquoi avoir mis en scène la relation homme/femme dans une ambiance SF ?
Deux raisons principales. La première est qu'un jour, en discutant avec mes amis d'Atrabile autour d'une bière, j'ai lancé l'idée un peu saugrenue que nous aussi, nous devrions imiter Soleil et conquérir le marché en lançant une série de science-fiction à rallonge qui pèterait la baraque. Ils ont gloussé avec ironie et m'ont mis au défi sans trop y croire... 'fallait pas me chercher !
Bon, nous n'avons pas vraiment conquis le marché, mais au moins, nous avons fait de la SF à rallonge.
Et la deuxième raison, c'est que je voulais traiter de sentiments troubles, principalement de la solitude, de l'errance, et de la difficulté à communiquer et à aimer. Pour cela, j'avais très envie de créer des personnages un peu vagues, renfermés sur eux-mêmes, et de les perdre dans un espace le plus vaste possible, pour voir ce qu'il adviendrait. Et je ne pense pas pouvoir trouver plus vaste que le cosmos. Il est d'ailleurs amusant de constater que l'histoire finit par devenir un huis-clos.
Il me fallait également un univers sans références temporelles ni spatiales, qui me permettrait de travailler sans documentation, et de créer des environnements spontanés et neutres, qui ne répondraient qu'à des nécessités directement liées aux protagonistes. Ainsi, leurs habits sont souvent intemporels et universels, ou alors ne font qu'épouser ce que sont leurs propriétaires. Il en va de même pour les décors. Oui, c'est ça, je me rappelle d'une phrase de Moebius qui disait que la science-fiction était le meilleur moyen de dessiner à l'extérieur les paysages intérieurs des personnages. Ou de l'auteur serais-je tenté d'ajouter. Il faut savoir que tous les éléments pseudo technologiques, les vaisseaux, robots et autres, de cette histoire sont des détournements d'éléments qui figuraient autour de moi sur le moment où j'en avais besoin, des cendriers, des lampes, une carte postale avec une carcasse de bateau, une vieille radio éventrée etc... Je n'ai fait absolument aucune recherche. Mais toute cette démarche volontairement bricolée procure certainement une ambiance et un ton à l'histoire qu'il aurait été impossible d'obtenir dans un autre genre ou un autre cadre. C'est pourquoi je crois que les gens qui disent que Lupus aurait pu être un récit contemporain ou historique se trompent.
Quelles ont été vos inspirations pour réaliser cette série ?
Si l'on met de côté mes souvenirs et mes émotions, il y avait principalement le détournement ironique des canons habituels du genre. Pas de création d'un univers cohérent, pas de recherches de langues ou de background technologique, pas de glorification de sentiments héroïques, virils ou guerriers, et surtout, pas de mysticisme. Les seules références directes qui m'ont accompagné sont deux films de Tarkovsky (Solaris et Le Miroir), un vieux film de Pavel Klushentseff (Planeta Burg), lui-même grand inspirateur du 2001 de Kubrick, quelques morceaux de musique (Ligeti, Mozart, Tortoise, Kyuss, des choses qu'ont me copie et dont je ne connais pas le nom), quelques BD (Baladi, Daniel Clowes...), et surtout le muséum d'histoire naturelles de Genève avec ses vitrines sombres, poussiéreuses et très odorantes.
Quels sont les principaux changements de votre vie d'auteur de BD depuis votre prix à Angoulême ? (félicitations !)
Honnêtement, aucun. Cela m'a fait très très plaisir, parce que ça concrétise la reconnaissance d'une partie de la profession et que je faisais partie d'un palmarès flatteur, mais je ne crois pas que ça ait changé quoi que ce soit dans les faits, du moins pas à ma connaissance. Et puis je suis un suisse protestant, je me méfie des compliments et de la flatterie. Ce qui change quelque chose, c'est quand on fait un livre qui rapporte assez d'argent pour pouvoir continuer à faire d'autres livres en toute indépendance, et ce changement m'est arrivé avec Pilules Bleues, et je crois que c'est indépendant d'une nomination ou d'un prix.
Des éditeurs plus importants (comme Dupuis, Dargaud, Delcourt, etc.) vous ont-ils contacté ? Souhaiteriez-vous travailler avec eux ?
Oui, j'ai été contacté. Pour l'instant, je travaille chez Gallimard, chaque chose en son temps. Ce n'est pas une fin en soi. Atrabile, c'est ma maison, j'y suis chez moi, ce sont mes amis, j'y travaille en totale liberté, et j'ai vraiment une totale confiance en leurs avis, plus qu'en les miens à la limite, et parfois ils me manquent. Je ne suis pas sûr de pouvoir trouver cela ailleurs. La seule question qui pourrait me faire hésiter est la question financière, mais quand on a la chance de vendre quelques livres, il n'est pas forcément plus intéressant de travailler chez un « gros » éditeur. Lupus n'aurait jamais vu le jour chez un gros éditeur, sans scénario, sans recherches, personne ne travaille comme ça, les autres éditeurs veulent toujours savoir où ils mettent les pieds, et c'est sans doute normal. Mais je ne suis pas dogmatique du tout, je me laisse porter, on verra bien.
Votre dernier album RG commence et se termine par un effet loupe comme cela était déjà le cas pour Lupus. Il y a-t-il une signification particulière à ce gimmick ?
Dans Lupus, la raison est simple, c'est à cause de l'improvisation. Il faut savoir que c'est un récit totalement improvisé. Hormis un ton et quelques sensations de base, j'ai vraiment commencé en ne sachant pas du tout où j'allais. Les premières cases quasiment abstraites sont un moyen de mettre la machine en route et d'imaginer ce qui va suivre dans la page d'après, comme on ferait des dessins de téléphone. C'est aussi pour cela que le récit commence par le (r)éveil du personnage. Pilules Bleues commence également de la même manière, exactement pour les mêmes raisons.
Pour RG, c'est différent. Un des thèmes sous-jacents du livre pour moi est le maillage de connections physiques, émotionnelles, tangibles ou non, technologiques ou mystiques, qui unissent tous les humains de ce monde, ce qui nous rapproche même quand l'on se croit très différent, ce que l'on pourrait appeler la société d'information, ou de communication, et qui n'est d'ailleurs souvent qu'une vaste fumisterie. Bref, voilà ce qu'illustrent les cases du début. La première et la dernière case sont soit une allégorie de ces interconnections, soit un dessin rapproché des neurones d'un seul cerveau.
Mais tout ceci n'est pas une systématique. Le volume 2, par exemple, commence par une grande case sur un visage.
Après Koma, RG est votre second ouvrage en couleur. Et il ne semble pas d'ailleurs que vous ayez fait appel à un coloriste (ou alors l'éditeur a omis d'indiquer son nom). Etes-vous définitivement converti à la colorisation ou bien est-ce un choix qui s'est imposé avec le changement d'éditeur ?
Je pense que Gallimard aurait voulu de la couleur si j'avais hésité, mais la question ne s'est pas posée. Ce livre m'est apparu immédiatement en couleurs. D'abord par envie de changer, et puis surtout parce que ma démarche me semblait devoir être à l'opposé de celle décrite ci-avant concernant Lupus. Dans RG, je devais coller à une réalité extérieure aux personnages, la rendre crédible, presque oppressante, beaucoup travailler sur les lumières, les différences de teintes, la nuit, le jour, la chaleur, et puis tous ces éléments qui définissent les environnements urbains d'aujourd'hui, et que l'on ne voit presque plus, comme les niveaux de transparences, les reflets, les textures de bétons, de plastiques, les infinies sources de lumières... etc.
Quelle est votre position par rapport à la logique des genres encore très prédominante dans la bd d'aujourd'hui ? RG et Lupus sont-elles des bd de genre ? Des bd anti-genre ? Des fausses bd de genre? Des bd de genre mais un peu décalées ? Ou rien de tout cela ?
Je ne me pose pas ces questions. Des fausses BD de genre, ça me va bien. Personnellement, je passe plusieurs heures par jour penché sur mes histoires, alors je cherche d'abord à ne pas m'ennuyer et à ne pas toujours faire la même chose. Lupus est parti d'une boutade sur un genre, mais j’ai plutôt cherché à retourner tout ça comme une chaussette, et puis peut-être pas tant que ça au final. Si je commence à réfléchir à tout ça, je ne m'en sors pas, c'est le serpent qui se mord la queue. Je ne réfléchis qu'à ce que j'ai à raconter et comment le faire. Pour RG par exemple, je ne me suis pas dit « tiens, maintenant, je vais faire un polar ! ». Ce projet m'est tombé dessus, et il m'a semblé que ce serait intéressant que je m'y confronte, que j'écrive un scénario préalable, sans improviser, pour une fois, et qui ne tournerait pas autour de mes propres préoccupations. J'ai pris ça comme une expérience, ou un voyage.
Vous êtes un des meilleurs raconteurs d'histoire actuel grâce à votre narration toujours fluide et inventive : où avez-vous appris ce talent ? Est-ce que cela vous vient naturellement quand vous êtes face à la planche où est-ce que vous travaillez beaucoup ce point ?
Je pense que le truc, c'est de savoir ce que l'on veut raconter, d'en avoir une vision claire, pas dans le sens d'un découpage précis, mais dans le sens du goût que l'on veut laisser au lecteur. Cela vaut autant pour une séquence courte que pour un livre entier. Une fois que je tiens cette sensation, ce ton, cette couleur, le reste me vient naturellement. Mais je fais ça depuis tout petit, ce n'est pas un miracle, c'est simplement du travail. Je ne sais pas combien de centaines voire de milliers de pages j'ai dessinées depuis dix ans. 1000. 1500... Aucune idée... Mais ça aide.
Quels sont les artistes que vous admirez le plus, que ce soit dans le domaine de la BD, du cinéma, de la littérature, de la peinture... ?
Je ne peux pas répondre à cette question. Faire des listes de noms ne rime pas à grand chose. J'aime des travaux, et puis je ne les aime plus, et puis de nouveau, et j'en découvre sans cesse, je m'enthousiasme, je me lasse. Je lis de tout, je vois de tout. Et tout à coup, je me dis que ce vieux cèdre, là, en bas de chez moi, est vraiment la chose la plus belle du monde. Disons qu'il y a quelques oeuvres que j'ai lues ou vues des dizaines de fois et que je renfile souvent comme de vieilles pantoufles confortables. Les Peanuts, quelques Tintin, Sleuth de Manckiewicz, Trouble in Paradise de Lubitsch, La Femme à la Lettre de Vermeer, voilà, je commence une liste maintenant...
Vous reconnaissez-vous des "maîtres" qui vous ont inspiré, ou bien revendiquez-vous votre originalité ?
Je ne revendique pas mon originalité. Je ne revendique pas grand chose d'ailleurs. En BD, mes lectures obsessionnelles d'enfance furent Tintin, Picsou et Moebius.
Avez-vous des projets ? Quand sortira votre prochain album ?
Koma 5 devrait sortir en septembre (il est fini depuis décembre mais je ne m'appesantirai pas sur la misère des humanos...), et le sixième et dernier en 2008. Atrabile devrait sortir un recueil de vieilles histoires courtes parues à gauche à droite aussi pour l'automne. RG t2 sortira probablement en mars, j'ai 40 pages bouclées. Et j'ai participé à un collectif à paraître chez Delcourt, mais je ne sais pas si je peux en parler, je n'en contrôle pas la destinée.
Enfin, y a-t-il un concept, une idée, une histoire qui vous trotte dans la tête depuis plusieurs années mais dans laquelle vous ne vous êtes jamais lancé ?
Oui oui absolument. Juste avant que Sfar ne me propose d'écrire RG, j'avais commencé un long récit improvisé qui me reste vissé au corps, et dans lequel je me lancerai avec enthousiasme quand le troisième et dernier RG sera fini. Il n'existe que 5 pages pour l'instant. Je les ai montrées à Daniel Pellegrino d'Atrabile, qui a surnommé ce projet « L'éléphant ». Cela me va très bien. Appelons-le L'éléphant. Mais là, nous sommes en 2010. Tiens, il faudra que je regarde si 2010 n'est pas l'année de l'éléphant.
Frederik, merci.
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