Auteurs et autrices / Interview de Christian Godard
Christian Godard est un routard de la BD franco-belge. Il a côtoyé beaucoup de grands noms et vu évoluer son art, pas toujours en bien. Rencontre avec une sommité du 9ème art.
1. Les débuts
2. Norbert et Kari
3. Martin Milan
2ème partie
4. Avec Ribera
5. Avec Clavé
6. Autres séries
3ème partie
7. Les femmes dans l’œuvre de Godard
8. Les autres séries récentes
9. Questions diverses
4. Avec Ribera
Julio Ribera est votre dessinateur fétiche ; vous avez fait le plus grand nombre d'albums avec lui je crois (Le Vagabond des Limbes, Le Grand Manque, Le Grand Scandale, Chroniques du temps de la vallée des Ghlomes, "Le fils de l'orfèvre", etc.). Pouvez-vous nous en parler ? Comment l'avez-vous rencontré ?
A Pilote, à l'époque du Pilote-Actualités.
Julio Ribera m’a annoncé lors d’un festival de BD que Dargaud ne désirait pas éditer la suite du Vagabond des Limbes...
Exact.
...alors que vous aviez déjà tous deux mis en chantier la production du prochain album.
Exact. Nous en sommes à la planche 25, peut-être même au-delà.
Où en sont vos relations à ce sujet avec Dargaud ?
Ils ont trente-et-un albums du Vagabond. Ils considèrent sans doute que publier le trente-deuxième consisterait à sombrer dans la monomanie totale.
Julio Ribera évoquait une possible reprise de la série par un autre éditeur, et avait même parlé de Bamboo avec qui il a lui-même de très bonnes relations…
Moi aussi j’ai de très bonnes relations avec Bamboo (Les postiers).
Dans l’hypothèse (espérée) où la publication du Vagabond des Limbes reprendrait prochainement, comment en voyez-vous l’avenir ?
Si je voyais l'avenir je ferais payer mes services très cher.
Vous êtes-vous fixé un nombre de tomes maximal ? Avez-vous une fin définitive en tête ? À l’origine de la série, aviez-vous prévu une fin (la quête initiale de Chimeer le laisserait supposer…) ? Si oui qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis ?
Lorsque nous avons commencé à travailler sur le Vagabond des Limbes, Julio et moi, il n'était pas anormal d'imaginer une série qui puisse se poursuivre jusqu'à la fin des temps. C'est-à-dire tant que les lecteurs se trouveraient au rendez-vous. Toutes les séries étaient conçues de cette manière, à l'époque.
Aujourd'hui, cela paraît insensé. Entre-temps, les libraires (encore eux !) sont devenus tellement sollicités qu'ils ne trouvent plus la place de réapprovisionner leurs bacs sur les séries longues. Exeunt les séries longues. Que des séries courtes. Désormais, quand on envisage un projet, il faut s'attendre à ce que l'éditeur, avant même d'avoir lu les trois premières lignes, vous dise : « En combien d'albums ? Un album(s) ? Comment ça, deux ? Vous avez dit trois ? Espèce de malpoli ! ». Non, non, je n'exagère pas.
Le Vagabond des Limbes est au carrefour de plusieurs genres : la SF, l’aventure et l’humour, le tout saupoudré de poésie et d’amour. Vous y abordez toutes sortes de thèmes, des plus graves aux plus futiles, en passant par la philosophie ou la satire du monde moderne. De fait la série peut passer pour décousue, inégale, voire fourre-tout. N’est-elle pas au contraire votre série ultime, celle où vous pouvez tout vous permettre ?
Le Vagabond est une série que j'ai eu la chance de développer longuement. J'en suis vraiment très heureux. Je me suis beaucoup amusé. Julio, moins !
Une question me taraude depuis toujours… : qui préférer, Musky ou Muskie ?!
Un lecteur, un jour, lors d'une séance de dédicaces, m'a demandé des nouvelles de Mouscaille. Je préfère ne pas répondre à cette question.
Dans l’éventualité d’un changement d’éditeur pour Le Vagabond des Limbes, Julio Ribera m’a confié également qu’il espérait trouver une solution pour relancer et terminer la série interrompue (chez Dargaud) Le Grand Scandale ? Est-ce envisageable ? D’actualité ?
Non. Mais cela peut l'être demain. C'est le propre de l'actualité, ça change tous les jours. C'est même un peu fatigant.
Dans votre excellente série Le Grand Scandale dont le héros est un dessinateur de comic-strips, de nombreux personnages (parfois peu recommandables) sont affublés de noms d’auteurs et d’éditors américains de comics. Comment avez-vous choisi ses homonymies ? Ces clins d’œil avaient-ils un sens particulier ?
Non, aucun sous-entendu caché là-dessous. Autant que je me souvienne (?).
Dans cette même série le dessinateur de BD, Al Jackson, fait éclater au travers son art (la BD donc) un scandale énorme, dénonçant un complot raciste visant à éradiquer les Noirs... Est-ce finalement votre propre démarche (dénoncer les scandales) dans votre série Oki, souvenirs d'une jeune fille au pair par exemple ? Quelle influence peut avoir la BD ?
J'ai toujours été effaré par l'influence qu'on peut avoir sur un lecteur, quand il se trouve qu'on s'exprime sur un sujet dans lequel il retrouve ses propres préoccupations. C'est le tribut à payer, si on veut s'exprimer sur autre chose que des histoires de types qui se collent au plafond...
J'ai toujours pensé que la BD n'était pas l'endroit pour faire entendre une voix, pour faire œuvre de sincérité ou d'indignation. Qu'il y a des lieux idoines pour ça, qu'on ne fait pas n'importe quoi n'importe où, sous peine de recevoir une contravention pour avoir laisser traîner ses petites crottes intellectuelles sur la voie publique. Mais, des fois, ça vous échappe.
Maintenant, pour ce qui est de dénoncer des scandales, autant dénoncer ça qu'autre chose.
Du coup, vous ne craignez pas des représailles comme ce pauvre Al Jackson ?
Maintenant que vous m'y faites penser, je commence à comprendre...
Toujours à propos de Julio Ribera, il a sorti une autobiographie en trois tomes chez Bamboo. L’expérience vous tenterait-elle vous-même ?
Julio n'acceptera jamais de faire ma biographie, hélas. Dommage.
Avec Julio Ribera l’ami de toujours, en-dehors d’un éventuel 32ème tome du Vagabond des Limbes, avez-vous d’autres projets en cours ?
Oui. J'ai par exemple proposé un projet chez un éditeur (que nous appellerons Machin), à partir d'un point de départ qui me paraissait in-con-tour-na-ble, sur lequel j'avais très longuement travaillé, au point d'écrire le roman (200 pages) de la série qui était encore à venir. C'est dire si j'étais inspiré. J'aurais pu en écrire le double, mais je me suis retenu, par correction. Le directeur de collection a mis un an pour le lire. Ce n'est pas un exemple à suivre pour un auteur, et si l'un d'eux me lit, voici le conseil que je lui donne : ne pas dépasser une moitié de page. C'est déjà long, et à la fin de la dernière ligne, vous prenez le risque qu'on ait oublié la première. (Refusé, le projet. Bien fait). Et puis, si on met un an pour lire votre moitié de page, au moins, vous n'aurez pas l'air d'un con.
Le Grand Manque est une série d’anticipation tout à fait originale. Elle se termine en deux tomes, mais on sent que dans le second tome la narration s’accélère jusqu’à la conclusion. Aviez-vous prévu une série plus longue au départ ?
Oui, j'avais prévu un troisième tome.
Dans le tome "L’Alchimiste Suprême" de la série Le Vagabond des Limbes, vous mettez en scène ni plus ni moins que le Créateur lui-même, et d’une bien originale façon… Alors pour vous, Dieu est-il mort ? Ou en vacances prolongées ?
Il ne me tient pas au courant de ses déplacements. Et, sur ce chapitre (les déplacements), il a de quoi faire, la place ne manque pas. Dieu n'est pas un sujet de préoccupations personnelles. On m'a raconté qu'il avait des élus, et que les autres pouvaient aller se faire cuire. Vous savez où. Ce qui me préoccupe, c'est que, s'il n'existe pas, je me demande qui va se dévouer pour m'annoncer la mauvaise nouvelle, après.
Vous avez réalisé avec Ribera le premier tome de Je suis un monstre, chez Glénat... 2 enfants décalés qui ont des pouvoirs (de télépathie et de télékinésie) sont plus ou moins abandonnés, dans le contexte de l'occupation allemande en France durant la 2ème guerre mondiale ; on y cache et aide des clandestins à passer la frontière via des catacombes sous la montagne. Dans ce décor et entourés de personnages intrigants (l'oncle qui est très inquiétant, son serviteur agressif, et une sorte de grand benêt), nos deux enfants semblent soudainement s'enfoncer littéralement en enfer... fin du premier tome ! Quid de la suite ?!
Il faut vous faire une raison, vous aussi. La bande dessinée, comme le reste, est tributaire de la société dans laquelle on baigne et qui s'appelle le libéralisme, ou, si vous préférez, les dures lois du marché. Un album de bande dessinée, qui, soit dit entre nous, demande souvent un an de travail, une fois réalisé, doit, tout comme une vulgaire boîte de raviolis ou une escalope de veau élevé en batterie, trouver des acheteurs. Si les acheteurs ne sont pas au rendez-vous, c'est comme dans le paragraphe précédent, vous ne faites pas partie des zélus. Et vous pouvez accrocher vos instruments de travail dans le placard, avec les balayettes. Les lecteurs viennent souvent trouver les auteurs en séances de dédicaces pour leur dire « Qu'est-ce que vous foutez, espèce de feignasse, et la suite, bordel ? j'attends, moi ! ». Sans se rendre compte qu'ils sont responsables, collectivement.
Je reconnais que la plupart du temps leur langage est plus fleuri. Mais bon, c'est la ligne générale.
5. Avec Clavé
Avec Florenci Clavé - grand dessinateur espagnol qui a travaillé également avec Guy Vidal - vous avez réalisé 6 ou 7 albums, à commencer par : La Bande à Bonnot chez Glénat. Pouvez-vous nous parler de cette collaboration ?
Cela a été une collaboration idyllique. Clavé était un dessinateur d'une habileté exceptionnelle, et son style approchait, selon moi, de la perfection. Aucun descriptif ne semblait le rebuter et il respectait absolument le travail de son coéquipier. En plus, c'était un homme délicieux, modeste, que je respectais beaucoup et qui est parti beaucoup trop tôt. Je le regrette énormément. Quand il venait à l'atelier, on tombait dans les bras l'un de l'autre. Il n'y a pas de justice.
En plus, je n'ai même pas eu le temps de lui emprunter de l'argent.
Dans "Les Dossiers de l'Archange" chez Glénat toujours, il y a plusieurs niveaux de lecture : la réalité matérielle à laquelle se confronte le personnages, le livre qu'il lit et dans lequel les événements futurs de sa vie sont racontés (!), enfin l'histoire racontée au passé à travers les souvenirs qu'a notre "héros" (ou anti-héros ?) sur un lit d'hôpital et dans le coma... Tout cela n'étant peut-être même que son imagination... La narration est donc assez complexe et captivante... Il y a également une interrogation quelque peu "métaphysique" avec la présence de l'Archange, de l'auteur du livre dans lequel le destin du personnage est écrit...
Va pour la métaphysique. Peut-être bien, finalement. J'ai souvent été interpellé, métaphysiquement parlant, par la prédestination. Ou plus exactement par la difficulté qu'il y a pour chacun de nous à échapper à son destin. Je ne crois pas avoir fait une découverte étincelante en prenant en compte combien il était difficile de faire, par exemple, un score intéressant au cent mètres, quand on a un pied bot. Ou un bec de lièvre pour un homme politique qui veut convaincre son auditoire de l'élire au poste de la magistrature suprême. Il est vrai qu'il est plus facile de se faire élire président de la république quand un a un pied bot. Ou deux. Suivez mon regard…
D'où l'importance des gènes, que l'on appelle plus communément « prédestination ». Et tout ça...
Après le décès de Clavé, votre série commune Le Bras du Démon n’a pas connu de fin. N’avez-vous jamais songé à vous associer à un autre dessinateur pour terminer la série ?
De nombreux lecteurs m'y ont poussé. Ça m'aurait intéressé. Il faudrait qu'un éditeur ait la même idée.
6. Autres séries
Chronologiquement, je ne sais pas où se situent : Les Missions de l'Agent secret É-1.000 et "Le Narcisse d'argent" que vous réalisez en tant qu'auteur complet chez Glénat.
"Le Narcisse d'argent" est la première, toute première histoire longue que j'ai faite à mes tout débuts. Glénat l'a reprise pour en faire, plus tard, un must. Une curiosité. Une bizarrerie. "Les Mission de l'Agent É-1000" ont été réalisées au début de Pilote.
La jungle en folie a un point commun avec Pogo de Walt Kelly, c’est un univers animalier ; y’a-t-il une influence de cette célèbre bande dessinée antérieure à la vôtre
Non.
Il s'agit d'un univers animalier - anthropomorphique - très satirique (dans "Le monstre du Loque-Néness" par exemple, vous stigmatisez les promoteurs immobilier sans scrupules, la corruption, etc. ; dans "Le fantôme du Bengali", vous décrivez le système économique spéculatif ; etc...). Avec un tigre végétarien, un crocodile poète, ... A la même époque (dans les années 70), il y avait également la série Rififi dans le journal de Tintin qui ressemblait un peu à ça... J'aime beaucoup ces séries ; c'est très mignon, frais, et intelligent. Pouvez-vous nous parler de la création de La jungle en folie ?
Impossible.
Mic Delinx, qui était avec moi le co-auteur de la série, nous a quittés.
Je suis actuellement en procès avec les ayants droit Houdelinckx, ses filles, pour avoir continué seul la série, comme mon contrat m'y autorisait, et elles m'accusent de « contrefaçon ».
Quelles que soient mes déclarations, du genre « j'ai beaucoup aimé travailler avec Mic Delinx », elles risquent de se retourner contre moi.
A propos de héros, dans votre album avec Derib aux dessins : "L'homme qui croyait à la Californie" chez Le Lombard (histoires parues dans Tintin), vous faites un éloge de vrais héros (de l'Ouest) tels que John Colter dans votre préface : "De la race des héros" (pour les bédéphiles avertis, je signale au passage que l'exploit de John Colter que vous racontez dans la préface est raconté également en BD dans le 3ème ou 4ème épisode du Petit Format : La Route de l'Ouest ! Cela a peut-être été raconté encore ailleurs en BD également ?), des hommes courageux, forts, déterminés, rêvant d'espace et d'aventures...
... Et qui, malgré leur force et leur détermination, finissent par comprendre que, pour naviguer contre le vent, il vaut mieux faire un détour, et passer un coup de téléphone à sa femme pour annoncer qu'on rentrera en retard.
Dans ces histoires courtes liées aux hommes de la conquête de l'Ouest, vous avez servi l'univers de Derib (westerns) mais en y apportant votre propre émotion. Comment est née cette idée de collaboration entre vous deux ?
Très simplement. Derib est un homme simple et direct. Moi aussi. On a dû se dire un truc du genre : « on essaie ?... On essaie ! ».
Parlez-nous un peu de l'ambiance au sein de ce journal à l'époque (vous y êtes resté assez longtemps)...
J'y suis resté très longtemps, puisque j'ai réalisé ma première histoire complète en 1965, et que j'ai pris mes distances avec cette maison d'édition en 85 ou 86, je ne me souviens plus précisément. En fait, cela représente au moins vingt ans de présence régulière et de différentes façons. Ce qui ne ressort nullement, du reste, des bouquins édités par le Lombard relatant l'histoire du journal. Il est vrai que j'avais quitté les lieux volontairement, et récupéré mes droits. Ce qui se pardonne difficilement... L'ambiance m'a convenu tout à fait tant que Greg a été aux commandes. On se comprenait parfaitement, on avait les mêmes références. Il m'a souvent sollicité pour en faire beaucoup plus que je n'ai eu le temps d'en faire. On n'a jamais été "copains", mais on était amis. Au-delà, et quand il a laissé la place, c'était... différent.
Vous rencontriez les autres dessinateurs ?
Bien sûr.
Vous aviez des affinités avec certains, des discussions ?...
Des affinités, incontestables. J'avais beaucoup d'admiration pour le travail de Dany, je crois que j'ai écrit la première ou l'une des premières histoires courtes qu'il a dessinée. C'est quelqu'un avec qui j'aurais beaucoup aimé travailler. Pour Hermann, aussi, j'aimais beaucoup son travail, bourré d'énergie. Aidans, Gimenez, Bédu, beaucoup, beaucoup d'autres. N'oubliez pas que Uderzo est passé par Tintin, et pas qu'un peu. Et que presque tout le monde est passé par ce journal, Pratt y compris. Et, au Vaisseau d'Argent, j'ai eu le plaisir et l'occasion d'éditer Aidans, Gimenez.
Comment "L'homme qui croyait à la Californie" a-t-elle été accueillie par les lecteurs du journal ? Il y avait aussi les fameux référendums du journal...
Bien. On me parle souvent de cet album.
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