Auteurs et autrices / Interview de Kara

Kara trace un sillon à part dans la BD franco-belge, à la fois multi-référentiel et très inventif. Rencontre avec l'un des premiers auteurs inspirés par l'animation japonaise.

Voir toutes les séries de : Kara


Kara Bonjour Kara, peux-tu te présenter ?
Bonjour, je suis prestataire de service dans le domaine de l’édition. Ou plus simplement : auteur de BD. C’est un peu administratif comme présentation mais cela m’évite de me donner le titre ronflant d’artiste. Je suis également rédacteur pigiste pour les magazines Bo Doï et Animeland où j’écris des chroniques sur les mangas et les séries TV nippones. J’anime aussi des ateliers et des débats sur la BD et le manga au sein de médiathèques.

D’où te vient ta passion pour les mangas ?
Comme nombre de trentenaires, je suis issu de la génération Goldorak des années 70-80. Mis à part les dessins animés nippons, peu de programmes s’adressaient directement à notre imaginaire d’ados des années 80. Les cartoons occidentaux se destinaient à un public jeune en l’infantilisant encore plus. La BD franco-belge était devenu un art reconnu mais s’adressant parfois à une élite adulte. Les héros tels qu’Astérix ou "Tintin" étaient certes encore de grands classiques, mais ne correspondaient plus trop à une jeunesse découvrant les prémices de l’informatique grand public, nourri par le cinéma d’action des années 80 de Spielberg où Cameron. Personnellement, j’avais l’impression que seul le DA nippon répondait à nos attentes quant à une vision mature mais accessible du divertissement animé. Il y avait là pour nous autres fans une véritable révolution graphique, scénique, thématique dans ces œuvres mésestimées par la plupart des adultes de l’époque.

Tu as été l’un des premiers, en France, à faire ouvertement du manga. La seconde génération, plus massive, est en train d’arriver. Quels sont, à ton avis, les bons et les mauvais côtés du « manga français ». ?
D’abord, il est intéressant de noter que nombre d’auteurs de ma génération ont été inspirés non pas par les mangas, alors quasi inexistants, en France, mais plutôt par l’animation japonaise. Les auteurs actuels plus jeunes ont la chance de pouvoir s’inspirer directement des mangas d’imports. La grande diversité des titres offre un panel large de styles différents.

Maintenant comme toutes influences, celles-ci ne se digèrent pas du jour au lendemain. Il y aura forcément des ratés, et puis aussi des petits bijoux qui renouvelleront le genre.

De toutes façons, avec la mondialisation culturelle dû à internet, les médias, les maisons d’éditions éditant de l’import, etc. On ne pourra échapper à plusieurs générations d’artistes influencés par le manga, le comics, la BD française, etc. Le risque majeur à mon sens est de voir émerger une sorte d’école manga « mondiale », tel un style académique repris par tous. Même si je suis un adepte de ce style au spectre tout de même large, je suis pour un éclectisme des genres, des influences. Il y aura toujours des artistes qui ne s’inspireront pas du manga et qui nous proposeront des choses différentes et de qualité. A nous de savoir les encourager en ouvrant notre esprit aux autres comme nous l’avons fait pour la BD asiatique dans son ensemble.

Accéder à la fiche de Neon Genesis Evange Ton style fait furieusement penser à Evangelion. As-tu d’autres influences majeures ?
J’adore le dessin animé d’Evangelion, surtout la première version avec ses deux derniers épisodes introspectifs. La version remaniée par la production GAINAX est intéressante mais elle élimine le message si novateur de l’esprit d’origine de la série. Par contre, je ne me suis jamais inspiré du style graphique de ce dessin animé, désolé. C’est amusant comme on me prête parfois des lectures ou des inspirations que je n’ai jamais eues. Mais bon, dire que mon style fait penser à Evangelion, c’est tout de même classieux dans un sens.

A part ça, je pioche à droite et à gauche sans me focaliser sur un courant artistique en particulier. J’ai eu la chance de suivre des cours d’Histoire de l’Art dans mon cursus scolaire et j’ai essayé de m’ouvrir l’esprit le plus possible. Ainsi pour mes décors, je m’inspire autant des DA et RPG nippons, que de tableaux romantiques allemands du 19ème Siècle, des livres d’architectures, de photographies, etc. Pour les costumes, c’est pareil. Je prends des catalogues, des illustrations de costumes d’époque, je les mélange pour en faire quelque chose d’un peu original.

Ainsi je ne peux lister mes influences car elles sont trop nombreuses. J’essaye juste de me les accaparer pour en ressortir quelque chose qui me semble le plus personnel possible. Mais parfois, on me demande de faire des illustrations dans un style particulier, comme le cartoon où le manga. Là on rentre dans l’exercice de style et là aussi, cela peut être amusant.

Accéder à la fiche de Gabrielle En 2001 sort Gabrielle, ta première BD chez Pointe Noire. Avec le recul, que pourrais-tu en dire ?
Je continue à l’adorer ! C’est mon premier bébé et encore aujourd’hui, je trouve que certains décors, certains cadrages rivalisent sans problèmes avec ce que je fais aujourd’hui. Bien sûr, le style des personnages a énormément vieilli dans la justesse technique mais je trouve que le charme opère toujours pour ma part… C’est une œuvre de jeunesse avec ses qualités et ses défauts, mais dont je ne remets jamais en cause la sincérité avec laquelle je l’ai faite à l’époque.

Il y a d’ailleurs des points communs avec ta nouvelle série, Le Bleu du Ciel : une réinterprétation des éléments bibliques, beaucoup d’éléments féminins, et bien sûr l’omniprésence du manga…
Pour le style manga, je l’ai « assimilé » d’une certaine façon. Non pas dans l’aspect technique, ce serait prétentieux de ma part, mais dans le fait qu’on me dise que mon style est influencé par la BD asiatique. Avant j’essayais de gommer cette influence tout en faisant des gros yeux à mes personnages ! Toute une contradiction... Aujourd’hui, je suis en paix avec cela.

Pour les thèmes, je ne saurais dire pourquoi cela m’intéresse. En fait, on dit que mes BD ont un côté philosophique, mais je préfère dire introspectif. En effet, je ne donne pas de réponses aux grandes questions sur la vie, la religion, etc… que je me pose. Tout simplement parce que je n’ai pas ces réponses ! Alors je pose des théories, je réfléchis, j’interpelle le lecteur pour que celui-ci prennes le relais dans un sens...

Pour les personnages féminins récurrents, il ne faut quand même pas oublier que je suis un mec ! Plus sérieusement, on me prend souvent pour un auteur féminin. En effet, au-delà des attributs féminins que je concède à mes héroïnes, j’essaye surtout de leur donner un cerveau ! Au-delà du fantasme phylactérien, j’ai quelques lectrices qui ont déclaré qu’un mec ne pouvait écrire de tels rôles à des personnages féminins. Résultat, sur certains forums depuis 2001, on parle de moi au féminin. Je prends cela pour un compliment bien entendu…

J’essaye surtout de créer des personnages vivants et anti-manichéens. Au-delà du simple conflit bien/mal, j’essaye de construire des personnages ayant tous des motivations sincères. Difficile alors de choisir son camp lorsque tout le monde est convaincu d’avoir raison (que cela soit vrai ou non).

Accéder à la fiche de Le Bleu du Ciel Tu dis dans Suprême Dimension de juillet-août 2007 que cette série est le contraire de ton idée de départ… Tu peux préciser ?
Oui c’est très simple. En fait au départ, c’était le Diable qui était l’héroïne. Le personnage de Lilith n’existait pas. Le Diable débarquait d’un simple train de banlieue, demandant son chemin aux habitants, trimballant péniblement sa grosse valise sur des routes de campagne. Cela avait un côté très champêtre, très frais. Mais cela ne pouvait coller au fait que le Diable ne s’aperçoive pas du fameux décalage de calendrier expliqué dans la BD, tout en voyageant dans le monde des humains. Il fallait donc qu’elle arrive sur Terre de façon plus brusque, et qu’on lui annonce de but en blanc le problème temporel dès sa descente de « train ».

Mais cette idée de voir le Diable déambuler comme une simple promeneuse est assez rigolote. Je pense la reprendre plus tard.

Maintenant, le personnage de Lilith n’est pas une pièce rapportée. Il s’agit véritablement de l’héroïne de ma série. D’ailleurs dans le second volume, on apprendra beaucoup de choses sur son passé. Et dans le volume trois, ce sera au tour du Diable et de sa servante Salomé.

Le Bleu du Ciel a comme point de départ une théorie largement répandue, comme quoi le calendrier que nous utilisons est en décalage par rapport à la naissance du Christ… peux-tu en dire plus ?
C’est une théorie que j’ai entendue la veille du passage en l’an 2000 à la télévision. Je l’ai gardée dans un coin de ma tête et quand j’ai commencé à travailler sur le scénario du Bleu du Ciel, je me suis souvenu de cette anecdote. J’ai fait mes recherches et j’ai résumé très succinctement le résultat dans un dialogue entre Lilith et Deborah dans la BD.

En fait, plusieurs théories s’affrontent et les spécialistes ne sont pas encore tous d’accord. Il semble prouvé que notre calendrier soit effectivement en retard par rapport au temps réel écoulé entre aujourd’hui et l’an 0. Ce retard selon certains est de 3 où 4 ans, pour d’autres, il va jusqu’à 7 ans. J’ai pris alors le chiffre qui revenait le plus souvent dans mes recherches, à savoir : 3.

En tapant le nom du fameux prêtre à l’origine de cette erreur sur un moteur de recherche quelconque sur le net, vous trouverez déjà matière à lire sur le sujet.

Extrait Le bleu du ciel L’action démarre en 1997, mais le decorum (véhicules, vêtements…) semble daté ou très décalé. Est-ce fait exprès, ou juste parce que tu aimes bien habiller les femmes avec des fanfreluches ?
Depuis le début du 20ème siècle, on nous promet un début de troisième millénaire assez fantasmatique : voitures volantes, androïdes, buildings de plusieurs kilomètres de haut, etc… Nous sommes en 2007 et finalement, rien de tout cela. En se promenant dans la campagne normande par exemple, on découvre des maisons parfois plus que centenaires, et non pas des délires architecturaux tels que les films de SF des années 50-60 nous ont présentés. L’on se rend compte finalement qu’une société, qu’une civilisation, n’avance pas d’un seul bloc. Il y a bien évidement des cités nouvelles, mais aussi encore des petits villages qui n’ont pas bougé depuis des décennies. Même la mode fait actuellement un retour en arrière avec la résurgence des seventies et des fringues baba-cool. C’est ce paradoxe « esthétique » qui est parfaitement exploité dans nombre de DA nippons. On y voit des décors présentant des buildings côtoyant des maisons traditionnelles en bois, des temples jouxtant des gares de métros ultra moderne, etc… Tout cela n’est pas unifié, lissé comme dans certaines œuvres de SF. Cela donne un aspect certes plus bordélique peut-être mais surtout plus humain et naturel en fait.

J’essaye donc de recréer cette cacophonie dans mes BD. En 1997, on peut encore rouler dans des voitures de collection des années 50, habiter dans une maison avec des poutres apparentes, etc… Et par exemple, la gare de Providence dans Le Bleu du Ciel est un mélange d’architecture moderne et ancienne comme par exemple la Gare du Nord à Paris. Celle-ci est un véritable patchwork d’architectures complètement différentes s’agençant parfaitement en un tout qui personnellement ne me choque pas.

Extrait Le bleu du ciel De même, ton histoire brasse plusieurs éléments « classiques » du fantastique : vampire, loup-garou, diable évidemment. Comment en es-tu arrivé à ce sujet ? Quelles sont tes inspirations ?
En fait, j’aime reprendre des thèmes classiques, voir éculés, et essayer de les transformer, de les renouveler tout simplement. Cela à un double avantages : d’une part donner au lecteur des repères thématiques qu’il connaît déjà, et d’autre part, d’essayer de le surprendre en tâchant de renouveler justement ces thématiques. Bref, aller au-delà des apparences.

Pour Le Miroir des Alices par exemple, je voulais faire de l’héroic fantasy sans méchants, sans morts et (presque) sans armes ! Je pense qu’il est possible de faire des récits palpitants et originaux dans cette thématique sans pour autant verser dans le massacre de masse, et surtout sans tomber dans un manichéisme redondant. Ce dernier point étant d’ailleurs en mon sens plus en adéquation avec notre époque où il est de plus en plus difficile de choisir son camps, de déterminer qui est le « gentil » et le « méchant » dans un contexte géopolitique mondial complexe où chacun pense avoir raison.

Pour Le Bleu du Ciel, je ne voulais pas d’un bête conflit entre Dieu et le Diable, le bien contre le mal. Le fait de générer des conflits d’intérêts au sein même de l’Enfer me semblait plus intéressant et surtout plus réaliste psychologiquement parlant.

Au fait, pourquoi ce titre, Le Bleu du Ciel ?
C’est le symbole d’une quête du bonheur. Par exemple, Lilith adore la lumière du soleil. Un ciel bleu suffit à la rendre heureuse, elle qui est à la base un vampire. Pour les autres personnages aussi, ils recherchent tous leur place « au soleil » en somme…

Tu es donc auteur de BD depuis 2001, mais également rédacteur chez BoDoï et Animeland. Comment vis-tu cette dualité ?
Plutôt bien. Quitte à avoir une grande gueule, autant être payé pour ! Plus sérieusement, je ne chronique pas mes collègues occidentaux (cela m’est arrivé une seule fois je crois en plusieurs années), je me concentre sur les productions asiatiques. D’un point de vue déontologique, cela me paraît plus juste. Mais en même temps, j’ai à chaque fois peu de place pour m’exprimer dans les magazines, et je chronique donc en priorité ce qui me plaît. Résultat, sur plusieurs années, je n’ai fait qu’un seul article négatif.

Accéder à la fiche de Le Miroir des Alices Dans Le Miroir des Alices, tes personnages sont projetés dans une autre réalité, virtuelle. Es-tu un grand adepte des jeux en ligne, par exemple ?
J’aimerais mais je n’ai pas le temps. De plus, j’ai un copain ancien hardcore gamer qui m’a fortement déconseillé d’y toucher. Il surnomme les MMORPG, les TVS : Tueur de Vie Sociale ! Il a mis deux ans à décrocher. Bien sûr, c’est un peu caricatural mais il serait sans doutes plus raisonnable pour moi de me « contenter » de bons RPG classiques. Mais là encore, je ne possède pas de console de jeu (mais c’est dur de résister à une bonne petite PS2 d’occaz. ARG !). Alors pour le moment, je me contente de regarder les présentations de ces jeux. Ce qui est déjà une bonne source d’inspiration pour moi, doublé d’un réel plaisir visuel. Je downloade légalement les vidéos in game et les cinématiques officielles, les captures d’écrans, les artworks, etc… Certains sites officiels sont très généreux sur ce point comme ceux sur Lineage II qui diffusent en HD leurs cinématiques, sans compter les sites de tests de jeux.

Bref, il y à déjà de quoi faire en tant que simple spectateur, et cela me permet aussi de ne pas me focaliser sur un seul jeu, mais sur plusieurs productions en même temps, de découvrir de nouveaux illustrateurs qui ont aidé à leur conception, etc.


Couverture de Réalités L’un de tes projets est la réalisation de "Réalités", un one-shot dessiné par un Japonais, Masa. C’est le début de la collection Fusions, lancée par Soleil. Peux-tu nous parler de cette collaboration et de cet album ?
Masa habite dans la banlieue de Tokyo. Sa femme est française et fait office de traductrice entre toutes les parties, ce qui est pratique. J’ai écrit le scénario qui sera une aventure de science fiction... romantique ! Il y aura un côté shôjô manga dans la description des sentiments des personnages, mais aussi un côté shônen pour les scènes d’action. J’ai fait la majeure partie du story board en laissant tout de même la liberté au dessinateur de le changer à sa guise. La grosse scène d’action de l’album a été entièrement story-boardée par lui ! On retrouve alors dans un format franco-belge une mise en scène très manga dans le dynamisme de cette scène d’action !

La couleur se partage entre Masa, moi et d’autres intervenants français et nippons pour certaines finitions ou mise en place de décors particuliers.

L’histoire même de l’album se résume ainsi : Dans le futur, une guerre civile ravage la Terre. Marie est une veuve de soldat et s’engage comme exploratrice dans l’équipage d’une Arche Spatiale. Sa mission va la mener à une planète qui ressemble très étrangement à la Terre. Ce sera pour elle l’occasion de revenir sur son passé, de faire le bilan de sa vie, de ses aspirations.

Quant à savoir ce qu’elle va découvrir sur cette planète qui va la pousser à mener cette quête identitaire, je vous en laisse le soin de le découvrir à la lecture de l’album !

As-tu d’autres projets ?
Je suis en pourparlers avec Soleil actuellement pour d’autres travaux plus où moins différents de ce que j’ai fait jusqu’à présent. Il s’agit soit de projets en tant que scénariste ou homme orchestre comme pour Le Bleu du Ciel (graphisme, scénario, mise en couleurs). Restez connectés !

Kara, merci !
C’est moi qui vous remercie de l’invit’ !
Interview réalisée le 13/09/2007, par Spooky, avec la complicité de Vladkergan.