Auteurs et autrices / Interview de Jacobsen
A l’occasion de la réédition de son premier album signé Jacobsen (La Grenouille), nous avons voulu interviewer cet auteur atypique dans le monde de la bande dessinée érotique.
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En fait, j’ai eu le parcours inverse de la plupart des dessinateurs. J’ai commencé par la bande dessinée érotique et je suis venu sur le tard à la BD tout public.
Ma première bande dessinée publiée sous le pseudonyme de Jakez Bihan en 1983 (« Jeannette », 9 pages dans l’album collectif « le neuvième cauchemar » éd. Ludovic Trihan) était déjà à moitié pornographique. C’était très inspiré de ce qui se faisait à l’époque en BD américaine underground (Crumb, Gilbert Shelton, etc…). Ensuite en 1984, en répondant à une annonce de Libération, j’ai intégré l’équipe du tout nouveau journal « Censuré », mensuel de BD initié par Pascal et Patrick Martin-Fréville qui paraît de 1985 à 1987 et dans lequel on retrouvait des signatures aussi prestigieuses que Tabary, Boucq et Lerouge. Dans ce canard, il fallait faire deux versions d’une même histoire, une qui devait être bien sous tout rapport, à présenter au censeur et une deuxième dans laquelle on pouvait se lâcher. A cette occasion, j’ai pu m’essayer à des bédés tout à fait pornographiques, mais toujours sous couvert de l’humour.
Pendant cette période, en 1986 dans le cadre de la convention de la BD de la Bastille, j’ai reçu le prix du « petit génie » qui récompensait un auteur qui n’avait pas encore publié d’album. Le jury était composé entre autres de Henri Filippini (qui n’avait pas voté pour moi ;)) et de Jack Diament, le rédacteur en chef de Fluide Glacial qui me demande à cette occasion de lui proposer quelque chose. Avec Jacques Lerouge au scénario, nous proposons les aventures d’Harrison Pigeot, une espèce d’anti-Indiana Jones belge complètement obsédé par les femmes et qui passe son temps à rêver de « conclure » sans jamais y parvenir. Là aussi c’était très branché « cul ». Nous ferons deux épisodes de 5 pages. A cette époque, je bouffais vraiment de la vache enragée et Fluide et Censuré ne payaient quasiment rien. J’ai demandé à Diament de m’augmenter ou bien je partais, il m’a dit « ben, pars ! » et je suis parti.
A cette convention de la bédé 1986, j’ai rencontré Jean Carton, l’éditeur de Bédé Adult’, magazine de bande dessinée pornographique, à qui j’ai montré ce que je faisais dans Censuré et qui m’a dit qu’éventuellement, je pourrais lui proposer quelque chose.
Donc en 87, je suis allé lui montrer 5 pages d’une couillonnade pornographique que j’avais faite pour m’amuser et qui deviendront les 5 premières pages de « la Grenouille qui voulait se la faire aussi grosse que le taureau ». C’était mieux payé, donc j’ai continué chez cet éditeur (jusqu’en 2002) et Jacobsen dessinateur pornographique a remplacé Jakez Bihan dessinateur humoristique à tendance érotique.
La Grenouille aujourd’hui réédité chez Dynamite est votre premier album signé Jacobsen. Le dessin est modelé au trait, avec des hachures, à la façon de Robert Crumb ou de Georges Pichard par exemple. Ces dessinateurs faisaient-ils partie de vos références ou influences de l’époque ?
Oui, dans « La grenouille » on retrouve beaucoup des grosses nanas à gros cul de Crumb et dans Céline ou toute autre bédé à tendance sado-maso que j’ai pu faire, il y a beaucoup du « Marie-Gabrielle de Saint Eutrope » de Pichard. Ce sont bien ces deux-là qui ont fait que je me suis autorisé à produire ce genre d’obscénités et que j’ai pu transgresser (graphiquement) beaucoup de tabous. Il y a eu aussi Philippe Cavell avec sa « Nini Tapioca ».
Vous mélangez souvent le pornographique avec l’humour ; du porno rigolo pourrait on dire… Expliquez-nous cette alchimie ?
Au grand dam de mon éditeur (CAP, puis IPM) qui m’a toujours dit que l’humour dans la pornographie ça ne marchait pas, je n’ai jamais pu dissocier ces deux éléments. Pour moi, ça va ensemble et l’humour permet de franchir des limites et d’atteindre des sommets que le sérieux m’interdirait et j’ai tendance à penser qu’avec l’humour je peux tout faire passer.
Vous avez eu Henri Filippini et Bernard Joubert comme scénaristes sur quelques albums… Bernard Joubert qui vous réédite à présent. Pouvez-vous nous parler de ces collaborations ? Mistress Jayne, sur un scénario non crédité de Filippini, vous a été imposé je crois ; vous aviez d’ailleurs pris une autre signature, Jack Whip, que l’éditeur n’a pas conservée pour l’album.
Ces deux collaborations ont été très différentes pour moi. La première avec Filippini m’a été proposée par l’éditeur dans le but de me faire quitter ce ton humoristique qui faisait que mes bandes dessinées se vendaient si mal. Filippini a pondu une histoire convenue et sans imagination « à la Marc Dorcel », le pornographe chic de l’époque et mon dessin est à l’avenant, convenu et sans imagination. Ca parlait d’une gamine exploitée et violentée par des détraqués sexuels plus ou moins fachos et qui finissait comme esclave consentante. Je recevais toutes les semaines 6 pages de scénario que je dessinais au fur et à mesure, et au bout d’un moment je me disais « mais quand est-ce qu’il va arrêter de taper sur cette pauvre gamine ? ». J’ai été super content quand ça a été fini et que j’ai pu passer à autre chose. Autant dire que c’est mon pire album. D’ailleurs, c’est vrai, il n’est pas de moi, mais d’un certain Jack Whip (ça a failli être Jack the whipper) , mais l’éditeur a dû penser que malgré tout Jacobsen ferait plus vendre.
Avec Bernard Joubert c’est vraiment autre chose. Je l’ai connu en 1996 quand il m’a interviewé pour BédéX . On a passé deux ou trois heures au téléphone au jeu des questions-réponses et il en a sorti une interview de 4 pages dans laquelle j’ai eu l’impression d’être intelligent et compris. Ca m’a fait un bien fou, parce que je doutais méchamment de moi à cette période. Par la suite, on s’est téléphoné régulièrement et une amitié à distance s’est instaurée, mine de rien (Je l’ai rencontré en vrai pour la première fois en janvier dernier au festival d’Angoulême). Il m’a proposé quelques années plus tard un scénario qu’il avait écrit en pensant à moi et c’était vraiment génial. C’était une monstrueuse parodie de X-files avec des délires quasi-jacobseniens. C’était vraiment du sur-mesure. Mais ça tombait à un moment où j’essayais de sortir du porno et je pensais que ça m’empêcherait de travailler sur autre chose.
C’est un italien qui l’a dessiné finalement (je ne sais plus qui [1]) et souvent, je me dis que j’aurais peut-être dû le faire. J’ai quand même dit à Bernard que la prochaine fois qu’il me fait un scénario, je le prendrai. Et c’est en 2002, alors que je croyais que chaque nouvel album de Jacobsen serait le dernier et que j’avais de moins en moins de plaisir à dessiner, que Bernard me propose le scénario de « Nuit d’asphalte » (que ces abrutis d’éditeurs ont renommé Nuit très sauvage) et je n’ai pas pu refuser, bien sûr. Je l’ai fait en sachant chaque jour un peu plus que ce serait le dernier. Heureusement que Bernard m’a aidé, parce que tout seul je n’aurais pas été au bout. Néanmoins c’est un album que je revendique pleinement (contrairement à Mistress Jayne).
Avez-vous eu des problème avec la censure durant toutes ces années ? Ou avec votre éditeur, IPM ? Par ailleurs, quel fut l’accueil du public pour ces albums ?
Personnellement, je me censurais très peu. Je savais que la loi française était sévère avec la zoophilie et c’est la seule chose que je n’abordais pas de front, mais de manière indirecte (comme le minotaure de la Grenouille ou le loup du Le Loup et l'agnelle). La censure est toujours venue de mon éditeur (IPM) qui avait peur qu’on l’interdise à la diffusion en kiosque.
Il m’a fait supprimer des scènes entières d’urologie (parce que c’est sale ! Berk !) et a même effacé des textes qui faisaient allusion à la merde (berk ! berk !).
Il y a eu aussi cette drôle de forme de censure pour Lou taxi de nuit qui a consisté à me signifier que mes dernières planches n’étaient pas assez chargées en cul et que c’était pas le magazine de Fripounette ici et que j’avais intérêt à remédier à ça. Donc j’ai refait les pages en question et à partir de ce moment (page 45), Lou est devenue une sorte d’obsédée qui saute sur tout ce qui bouge qu’elle n’était pas dans la première partie du récit.
Ils m’ont demandé aussi pour Céline de recadrer une main parce qu’elle cachait le sexe de la fille « alors on voit pas bien »…
Quant à l’accueil du public, je ne m’en suis jamais vraiment occupé. Je sais d’après l’éditeur que ce qui se vendait le mieux était ce qui était le plus réaliste et le plus SM (Céline, Miss Butterfly et même Mistress Jayne). Moi, j’aurais tendance à préférer Lou ou Maxime ou La Grenouille.
Pensez-vous avoir été parfois trop loin (je pense par exemple à l’album : Dialogues de Pierre Louÿs dans lequel vous mettez en scène des jeune filles prépubères) ?
Je pense avoir été tout le temps trop loin. C’est même ce qui a fait ma marque de fabrique.
Dans « Dialogues de courtisanes » si j’ai été trop loin, c’est parce que Pierre Louÿs a été trop loin. Dans Pierre Louÿs (dans « 3 filles de leur mère » notamment), il y a les ingrédients dont on parlait plus haut : porno et humour. Et dans son cas, c’est aussi l’humour qui fait passer les pires turpitudes : de voir ces gamines délurées jurer comme des pierreuses et commenter les choses du sexe avec tant de candeur me réjouit. Parce que, bien sûr, je ne prends pas ça pour une réalité mais bien pour une œuvre fantasmée. Le problème des censeurs est bien celui-là : ils ne parviennent pas à prendre le recul nécessaire pour faire la différence entre une œuvre d’imagination et la réalité.
Vous avez aujourd’hui arrêté cette carrière (Jacobsen est mort, dites vous), vous réalisez désormais des bandes dessinées pour la jeunesse qui semblent d’ailleurs avoir du succès. Pourquoi ce tournant à 180° ?
Ça fait des années que j’ai envie de faire des bandes dessinées « tout public » et que dans l’ombre de Jacobsen, je fais des dessins pour enfants (l’inverse de tout le monde, je vous dis !).
Lorsque j’ai eu des enfants (assez tard en 1994 et 1997), une autre psychologie s’est développée en moi. Mes centres d’intérêt se sont déplacés. Petit à petit, mon égo obsessionnel d’adolescent attardé a fait place à un autre type de fonctionnement : celui d’adulte responsable devenu père. Avec ce nouveau mode de pensée, il m’est devenu impossible de concevoir des histoires qui ne reposent que sur des fantasmes égocentriques et la recherche de dépassement des limites. Le porno est un ghetto dont il est très difficile de sortir quand on a tout misé dessus mais maintenant j’ai repris ma mise et je joue dans la cour des petits.
Ca me fait plein de choses à partager avec mes enfants.
Comptez-vous éventuellement revenir un jour vers la BD érotique ? (Bruce Morgan, dans une interview récente sur ActuaBD disait de vous que vous étiez un génie. Il me semble d’ailleurs que votre album Céline a pu influencer sa série…). Vous avez réalisé la couverture de la réédition de La Grenouille.
Si Céline a influencé Bruce Morgan, elle a elle-même été influencée par le marquis de Sade, Philippe Cavell, Pichard, Joseph Farrel, Jean Passe et Jean Noubly.
Je ne compte pas revenir à la BD érotique, je crois que j’en ai fait le tour (plusieurs fois ;)).
J’ai redessiné la couverture de la grenouille juste pour la réédition, parce que l’ancienne était vraiment très moche.
Comment considérez-vous ce milieu de la BD érotique qui semble aujourd’hui un peu sinistré si ce n’est les efforts des éditions Dynamite ?
Je crois que ce qui tue la bande dessinée érotique, ce sont ces gens, éditeurs, auteurs, censeurs et législateurs qui n’ont qu’un degré de jugement et qui se prennent et qui prennent tout tellement au sérieux.
Heureusement il nous reste Bernard Joubert, son talent et son humour…
[1] « Dossier X - Vengeance nymphomane », par Bernard Joubert et Franco Benedetti.
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