Auteurs et autrices / Interview de Johanna
Johanna était connue surtout pour ses productions jeunesse chez Delcourt. Mais c’est aussi une auteure à la recherche de son identité, qui s’interroge sur notre place dans le monde, sur la relation à l’autre… Rencontre passionnante avec une personne riche, qui vient de recevoir un prix à Angoulême.
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Premièrement je suis très contente. C’est une chose à laquelle je ne m’attendais pas. Cela fera connaître mon bouquin, mon travail. Depuis que le prix a été décerné, il y a davantage de chroniques sur le net, de réactions par rapport à cet album qui est sorti en novembre. Je suis particulièrement fière, dans le sens où j’ai trouvé que la sélection était de grande qualité. Je n’ai pas lu tous les autres albums, mais globalement je m’en sens proche.
Je me reconnais dans la démarche qui a présidé à la création de ce prix, même si j’ai eu l’occasion de mettre en doute l’intérêt des festivals axés sur les femmes auteures, et qui parfois donnent des résultats pas toujours très heureux. J’ai l’impression que ce prix, comme le disent celles qui l’ont créé, récompense avant tout la qualité d’un album, et l’angle de la sélection me conforte dans cette impression.
Pour le grand public, tu es –entre autres- l’auteur des "Phosfées", une série jeunesse chez Delcourt. Ce sont visiblement tes angoisses de petite fille que tu projettes dans cette série. En faire le sujet de tes histoires t’a t’il aidée à les exorciser ?
Ce qui m’intéressait dans cette série, c’était de raconter mes rêves de petite fille. Nana, l’héroïne, a 8 ans ; c’est l’âge où la plupart des enfants font des cauchemars. À travers ces récits, mon but (comme dans mes autres œuvres) était d’explorer la frontière entre le monde imaginaire et le monde réel. Cette frontière est assez poreuse, car on donne vie à notre imaginaire dans la façon dont on aborde notre quotidien, et inversement : notre quotidien influence grandement notre imaginaire.
Je me suis rendue compte plus tard, en m’intéressant au monde des rêves, que la solution que j’avais trouvée étant enfant à mes cauchemars (car les Phosfées était déjà assez autobiographique), en invoquant des êtres de lumière pendant mon sommeil, était une technique de rêve lucide. Bien sûr, j’ignorais cela étant petite. C’est ensuite, en lisant des livres sur le sujet, que je me suis dit que ce serait pas mal de faire quelque chose là-dessus pour aider les enfants à combattre leurs peurs nocturnes et pour leur faire comprendre qu’ils peuvent être acteurs de leur univers onirique. Avec cette série, j’ai beaucoup tourné dans les écoles et les bibliothèques, et cela donnait envie aux enfants de parler leurs peurs. En me racontant leurs cauchemars, je me rendais compte que ces enfants rêvaient souvent de choses dix fois pires que les cauchemars que je relate dans les Phosfées.
Pourquoi t’être arrêtée après 3 albums ?
Le projet de "Née quelque part" poussait derrière. Cet album est né du désir de raconter l’aventure de mes parents, qui ont vécu une dizaine d’années à Taïwan dans les années 60. À l’époque il y avait en Chine, et surtout à Taïwan, très peu d’étrangers. L’histoire de mon père, initié à la religion taoïste (une religion et école ésotérique chinoise), me fascinait. J’ai donc eu l’idée de recueillir ses souvenirs, lorsqu’un secret de famille a émergé. J’ai compris pourquoi mon père avait tellement de mal à écrire ce qu’il s’est passé dans sa vie à cette époque-là. Il y avait des choses intimes dont il ne pouvait pas parler.
Et puis, comme Guy Delcourt (mon éditeur de l’époque) avait laissé planer le doute sur un éventuel 4ème tome des Phosfées, il fallait que je puisse lui proposer autre chose. J’ai donc clos cette série jeunesse pour m’attaquer à « Née quelque part ». Mais régulièrement, je me dis que je ferais bien un quatrième ou un cinquième volume des Phosfées, c’est une série que j’affectionne, qui m’a apporté beaucoup de bonheur et qui est toujours très bien reçue, notamment auprès des bibliothèques et du jeune public.
Née à Taïwan de parents hollandais, tu as travaillé pour l'Association Française d'Action Artistique (AFAA) du Ministère des Affaires étrangères dans la réalisation d’expositions sur la bande dessinée (en Pologne, notamment). Tu travailles aussi au Vietnam… Cette non-appartenance à une culture, ou plutôt cet enrichissement multi-culturel, tu en parles dans "Née quelque part", sorti en 2002. Te sens-tu citoyenne du monde ?
Oui, bien sûr que je me sens citoyenne du monde, mais pas dans le sens de la « world culture ». Ce qui m’a marquée, étant enfant, c’est que l’appartenance à un groupe, à une culture, se joue d’abord dans le regard des autres. Je l’ai expérimentée à travers deux expériences assez rigolotes. Quand j’étais petite, à Taïwan, avec ma sœur nous étions les deux enfants blanches de l’école et c’était très rare. Les enfants asiatiques venaient vers nous pour nous toucher les cheveux et la peau, car nous étions très blondes à l’époque. C’était de la pure curiosité : quelle texture ça a-t-il, est-ce que c’est bien vrai ? se demandaient les petits Taïwanais… Or moi, intérieurement, je me sentais Taïwanaise : je parlais le chinois, je n’avais que des copains asiatiques… Je m’imaginais identique à ceux que je voyais autour de moi.
Puis, quand je suis arrivée en France vers 7-8 ans, et que je disais à mes camarades que « mon papa s’occupe de Chinois » (je ne savais pas dire autrement son métier de « sinologue »), on me traitait de : « chinetoque, chinetoque ! ». Je n’avais rien de chinois, mais je subissais ce préjugé inévitable comme si j’avais été d’origine chinoise. Tout d’un coup, j’ai pris conscience de la limite de notre regard sur les autres.
Si je me sens citoyenne du monde, c’est dans le sens où je réfléchis à ce qui est, finalement, notre dénominateur commun, ce qui fait l’humanité. Je réfléchis aussi au destin de cette humanité, au destin qu’elle se donne. À travers ces deux anecdotes, je me suis rendue compte que l’appartenance culturelle peut s’incarner à travers des personnes qui a priori ne sont pas de l’origine culturelle à laquelle ils appartiennent. Ayant des parents hollandais, je suis une immigrée de la deuxième génération, au même titre que des enfants dont les parents sont nés en Afrique, par exemple. Aujourd’hui, on parle beaucoup de l’identité nationale française comme d’une sorte de packaging culturel représentatif de ce que doit être la France, et je trouve cela absurde. Je me suis associée à la pétition des personnes qui ont démissionné de la Cité de l’Immigration lorsque le Ministère de l’immigration et de l’identité nationale a été créé. Chez moi, cette réaction a été viscérale. Le métissage artistique, culturel, c’est très chouette. Le côté « on est tous frères, on chante ensemble, nous sommes le monde », c’est sans doute louable aussi ; mais le côté lissage des différences qu’il y a derrière, m’effraie. Qu’est-ce qu’on se donne comme projet commun en tant qu’humanité, notamment dans le respect des différentes cultures et approches du monde ? Voilà ce qui m’intéresse.
En 2006 tu adaptes Les 6 Cygnes, un classique des frères Grimm, comme nombre de tes confrères chez Delcourt. Etait-ce une réelle envie, ou plutôt une sorte d’œuvre de commande ?
C’est un peu des deux. C’est sans doute mon œuvre la moins personnelle, même si c’est un conte que j’aime beaucoup et qu’on y retrouve plein de choses qui me sont chères, comme le rapport à la nature, le destin d’un personnage féminin fort et qui entre dans une sorte de résistance… Ce sont des thèmes qui me touchent.
C’est aussi un album de transition. C’est le dernier que j’ai fait aux éditions Delcourt. Je voulais leur proposer quelque chose qui rentrait bien dans leur catalogue et qui ne soit pas trop lourd pour moi à réaliser. Mais je me suis rendue compte que l’adaptation n’est pas un travail aussi aisé que je pouvais le croire. Les contes traditionnels obéissent à des structures extrêmement abstraites et fonctionnent sur des personnages archétypaux, très dépouillés, qui sont là pour illustrer une facette de l’humain. En faire des personnages de bandes dessinées c’est un peu trahir ces archétypes, au risque de verser dans la caricature et de leur faire perdre la force que leur confère cette abstraction. Par exemple, j’ai évité de faire penser le personnage principal, qui doit se taire tout au long de l’histoire, car les bulles de pensées sont lues par le lecteur comme des bulles de dialogues. En quelque sorte, une adaptation devient une création complète. C’est un vrai travail d’auteur malgré tout.
Tu as aussi, sous le pseudo de Nina, réalisé un petit album gentiment érotique et poétique, intitulé Une par une, aux Editions de l’An 2. Pourquoi avoir pris un pseudo ? Pour ne pas brouiller ton image auprès du jeune public ?
En effet, j’étais connue en tant qu’auteur jeunesse et j’ai eu peur de la confusion qu’une signature identique pouvait susciter chez certains lecteurs. Ensuite, c’était aussi une sorte de coquetterie : dans une certaine tradition littéraire on change de nom quand on change de genre. Mais cela m’a desservie. Parmi les personnes qui suivent mon travail dans la grande discrétion dans laquelle j’œuvre, la moitié a été perdue en route. Mais je ne regrette pas cet album, c’était un peu un exercice de style. Mes albums sont aussi la résultante de la rencontre avec un éditeur. Lorsque Thierry Groensteen m’a appelé pour que je collabore à sa collection « Traits féminins », en me disant qu’il voulait lancer une collection dédiée aux femmes où elles pourraient faire tout ce qu’elles n’avaient pas la possibilité de faire ailleurs, j’ai dit « chiche, je vais faire un album érotique ! ». Je savais que je n’avais aucune chance de proposer ça à Delcourt, car mon dessin ne serait sans doute pas assez sexy à son goût. Je voulais faire quelque chose de gentiment érotique, sans être franchement porno, avec mon dessin où les femmes et les hommes ne sont pas franchement canons. Chez les indépendants un peu plus rock n’roll, ce ne serait pas passé non plus. C’était l’occasion de faire quelque chose d’assez original, donc. Globalement ça a été apprécié.
Je me demande quelques fois comment introduire des scènes d’amour explicites dans mes autres scénarios, notamment dans celui sur lequel je travaille actuellement, sans que cela n’apparaisse comme un cheveux sur la soupe. L’intrigue peut le justifier, mais aussi le climat que l’on veut installer dans le livre. Mais il faut que l’histoire justifie que l’on s’attache soudain aux détails intimes de l’acte physique de l’amour. Sinon, mieux vaut traiter ces passages de manière elliptique.
Et fin 2007, tu sors un album chez Futuropolis, Nos âmes sauvages, qui est donc récompensé par le prix Artemisia. Ce livre raconte une expérience que tu as connue chez les indiens Jivaros. Cette fois-ci l’héroïne s’appelle Nina (un clin d’œil ?) et se retrouve à prendre pas mal de recul après son séjour en Amérique latine. Ce qui m’a surpris dans cet album, c’est que tu te défends de tout militantisme pour la cause des Amérindiens, parce que tu ne partages ni leurs valeurs ni leur quotidien ; de plus Nina n’est pas allée sur place pour faire un reportage, mais pour trouver éventuellement un remède à sa misère sentimentale. C’est rare une telle franchise !
J’ai commencé Une par une juste avant de partir en Amazonie, et je l’ai terminé juste après. Pour ceux que ça intéresse, s’ils lisent Une par une et Nos âmes sauvages, ils auront les deux aspects de ce qui se déroulait au même moment dans ma vie. Nina me représente, c’est l’auteur que j’incarnais à ce moment-là. Ma frustration sentimentale de cette époque a été sublimée à travers Une par une. On m’a souvent dit qu’il devait y avoir une part d’autobiographie dans Une par une, mais ce n’est pas vrai. Le seul élément autobiographique est la première histoire (Transports en commun), qui fait écho à Nos âmes sauvages, et qui est une sorte de prélude aux histoires qui suivent. Je m’y représente, regardant un couple en train de s’embrasser sur le quai d’une gare, et je dis : « tu as été le passager clandestin de ma valise, et au bout du monde, j’ai retrouvé ton visage ». On peut compartimenter mes albums par genre, mais ils sont tous en lien. Ce n’est pas à moi de les analyser fondamentalement, mais ils ont des points communs : l’onirisme, le rapport à la nature, le rapport à l’autre, la question du désir, celle de notre regard sur le monde, faire la part des choses entre le fantasme et le vécu… Ce sont des thèmes que j’explore systématiquement, y compris dans les albums jeunesse.
Je vais corriger ce que tu disais sur l’aspect militant ou non de Nos âmes sauvages. Je ne partage pas le quotidien des Indiens. Par conséquent, je trouve extrêmement mal placé de me faire leur porte-parole. On ne peut être leur porte-parole que si l’on est désigné par eux pour cette mission. Et puis, j’ai un problème avec le militantisme. J’en ai fait notamment l’expérience quand je travaillais avec l’Alliance pour la planète, dans le cadre des prémices au Grenelle de l’Environnement. Le militantisme, notamment politique, oblige à résumer sa pensée dans un certain nombre de slogans, d’affirmations fortes pour que le message passe. C’est logique, mais c’est très réducteur. Je me souviens qu’on avait fait une campagne avec Greenpeace en faveur du papier recyclé, et l’on avait insisté sur le fait que le gaspillage du papier menaçait les anciennes forêts primaires. C’est le cas de certaines forêts primaires en Europe, notamment en Finlande, mais la déforestation en Amazonie n’a rien à voir avec la pâte à papier. C’est la culture du soja, l’extension des zones péri-urbaines, l’exploitation pétrolière, les routes (etc.) qui fait que la déforestation en Amazonie est arrivée à un niveau dramatique. Mais, dans nos arguments, il fallait faire des amalgames et dire que l’Amazonie était concernée par notre lutte en faveur de l’usage du papier recyclé.
Ces fausses allégations m’ont choquée. Je trouve que l’on donne alors à l’ennemi le bâton pour se faire battre. Mais si l’on a un discours trop complexe, on ne peut plus asséner des grands coups sur la tête des gens, en disant ce qui est bien ou mal. Du coup, la seule chose qui reste à faire, c’est avancer petit à petit, en faisant prendre conscience aux gens qu’il y a des choses à changer. On ne peut pas militer pour des peuples racines si on n’est pas conscient nous-mêmes de nos racines. Il faudrait peut-être un peu moins culpabiliser, se rendre compte de là où l’on vient. Ce n’est pas un discours franchement militant, mais plutôt une invitation à amener les gens à s’arrêter et regarder le monde. Si l’on faisait ça au lieu de regarder le monde avec un télé-objectif pour partir dans une espèce de course en avant, ça simplifierait déjà plein de choses. Voilà pour le militantisme. Effectivement je suis franche, parce que j’ai rencontré des personnes qui disaient aller en Amérique Latine pour aider les Indiens, mais qui secrètement rêvaient de vivre un truc à la Castaneda, c'est-à-dire rencontrer un grand sorcier qui leur dise « toi aussi tu es un sorcier, je te prends sous mon aile et je t’enseigne… ». Ce travail de lucidité est très important, et finalement le militantisme se situe aussi là.
Et maintenant, quels sont tes projets ?
Je travaille à un nouveau projet, une fiction, qui devrait sortir chez Futuropolis. C’est une histoire qui se passe dans une période troublée, en 1937, et qui raconte la rencontre entre deux hommes d’âges différents. Il y sera évidemment question de mes thèmes de prédilection : le songe, les illusions, et l’art...
Johanna, merci.
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