Auteurs et autrices / Interview de Régis Loisel et Jean-Louis Tripp
Deux auteurs différents, deux continents différents, deux univers différents, mais une œuvre commune : Magasin général. Jean-Louis Tripp et Régis Loisel ont roulé leur bosse dans la bande dessinée et nous racontent.
1. Interview de L'Arrière-boutique du magasin général
2. Interview réalisée par BDTheque
2. Interview BDTheque
Magasin général vous donne de toute évidence du plaisir, puisque vous avez décidé de continuer la série au delà des 3 tomes originellement prévus. Pouvez-vous imaginer continuer encore plus loin, si l’envie est toujours là ?
JLT: Nous n'avons pas prévu de continuer la série au-delà des trois tomes prévus, nous nous sommes plutôt trompés en estimant que trois tomes seraient suffisants pour raconter cette histoire. Mais nous nous sommes assez vite rendus compte que ce ne serait pas le cas. À la fin du tome III, nous pensons pouvoir dire qu'il semble raisonnable de penser que nous pourrions achever de la raconter en trois autres. Comme vous le voyez, je suis prudent. Blague à part, 6 tomes en tout, ça devrait faire la job comme on dit icitte !
RL : Alors je voudrais clarifier les choses, parce que les gens font vite un amalgame, en disant « s’ils continuent, c’est pour faire du fric, etc. » Ce n’est absolument pas le cas. Nous, ce qu’on veut, c’est finir notre histoire. Quand on a décidé de faire trois albums, on pensait très honnêtement n’en faire que trois. Il se trouve que les personnages ont évolué, des personnages annexes ont pris de l’importance, du coup ça rallonge l’histoire, le rythme, et du coup on n’a pas pu finir en trois. On s’est rendus compte qu’en quatre non plus, en cinq non plus. En six, ça devrait le faire. C’est aussi simple que ça, et s’il s’avère qu’un septième tome est nécessaire pour boucler l’histoire, on en fera un septième. Mais Jean-Louis comme moi, même si on aime beaucoup Magasin général, on n’a pas envie de passer notre vie dessus. On a tous les deux d’autres histoires à raconter. Ca n’a aucun sens d’en rajouter pour faire du fric. On veut aller au bout de ce qu’on veut raconter. On va au-delà des 3 tomes qu’on avait prévus au départ parce qu’on a zigzagué, on a pris beaucoup de plaisir à se la raconter, on ne voulait s’interdire aucune digression dans le comportement des personnages. Ce qui fait le charme de magasin général, c’est cette espèce de balade parmi ces personnages.
L’histoire de ce village est-elle purement fictive, ou inspirée de faits réels voire autobiographiques ?
JLT : Purement fictive. Le village n'existe pas, les gens non plus. Espérons qu'ils soient bien vivants dans l'imaginaire des lecteurs...
RL : C’est entièrement inventé. Il y a des éléments qui viennent de la France, mais qu’on a transposés au Canada. Le fait qu’on ait tous les deux apporté nos énergies, nos sensibilités, nos envies, ça a complètement changé l’histoire, pas dans le fond, mais dans le déroulement. Le cadre du Canada change tout.
Votre choix d'installation au Québec est-il aussi dû au goût pour la bd de nos amis québécois ? Car cela fait plusieurs fois que j'entends parler du Québec comme d'un futur gros consommateur de bd francophone et que les éditeurs s'y intéressent de plus en plus, recherchant de nouveaux eldorados pour la vente de leur catalogue (fonds et nouveautés). Un poste vient d'ailleurs d'être créer chez DDL (Dargaud, Dupuis, Le Lombard) pour la promotion et la logistique au Canada. Alors le Canada acheteur de bd franco-belge : est-ce une réalité, une utopie ou un potentiel à développer ?
JLT : C'est plutôt un potentiel à développer. Il y a environ six millions de Francophones au Canada, ça devrait donc représenter 10% du marché Français, or, c'est beaucoup moins que ça. On parle de 3000 exemplaires pour un Bilal ou 2000 pour un tome de La Quête. Magasin général est une exception dans les albums de bande dessinée adulte. Si l'on met à part Astérix, Lucky Luke, Boule et Bill etc... c'est à dire les albums qui ne sont pas achetés par des lecteurs de bande dessinée mais par le grand public, seules deux séries se ventent aux alentours des 10000 exemplaires. "Paul" de Michel Rabagliati, une série d'excellents romans graphiques dans la veine de Monsieur Jean de Dupuy et Berberian, (très identitaire pour les lecteurs Québécois d'une cinquantaine d'année) et Magasin général. Ces deux séries sont allées chercher des lecteurs en-dehors du lectorat habituel et à mon avis, beaucoup chez les femmes.
Mais il y a au Québec tout un vivier de jeunes auteurs, édités soit chez Mécanique Générale/Les 400 coups sous la férule de Jimmy Beaulieu, soit à la Pastèque. Il y a aussi ceux qui publient chez des éditeurs européens, ils sont de plus en plus nombreux et je ne vais pas les citer au risque d'en oublier. Notons quand même le succès formidable de Delaf et Dubuc avec leur série Les Nombrils publiée dans Spirou et chez Dupuis.
RL : Les Québécois ne sont pas très BD. Comme partout, il y a des collectionneurs, qui cherche des Bd franco-belges des années 60-70. Par contre la demande des éditeurs change le paysage, car grâce à internet et aux nouvelles technologies, ils vont chercher des nouveaux talents partout. Il y en a au Québec, comme il peut y en avoir en Albanie, par exemple. Il y a actuellement un bon terreau, des gens qui savent tenir un crayon et qui ont envie de raconter des trucs. Par contre on ne peut pas vraiment parler de bande dessinée québécoise.
Glénat a créé une antenne au Québec, tout comme Soleil ; ils commencent à ramasser des auteurs québécois. Il y a Lamontagne, Thierry Labrosse, Jimmy Beaulieu, Michel Rabagliati, avec sa série des "Paul"… Rabagliati marche très bien ici, c’est un peu l’auteur emblématique. Curieusement derrière il y a nous, avec Magasin général… mais peut-être est-ce parce que ça parle du Québec, il ne faut pas se leurrer. Quand je dis que ça se vend bien, c’est aux alentours de 10.000 exemplaires, pas plus. Si tu prends La Quête de l'Oiseau du Temps, XIII, Titeuf ou les oeuvres de Bilal, ça se vend beaucoup moins bien, entre 2 et 5.000 exemplaires. Entre parenthèses, le fait que des auteurs comme Jean-Louis et moi nous installions ici a créé une dynamique, une émulation. Beaucoup de gens viennent nous voir, nous montrer leurs travaux, mais nous échangeons aussi avec les auteurs locaux… Si les travaux sont bien, on les présente chez tel ou tel éditeur. On est une sorte d’antenne ici. S’il y a un bon dessinateur, on l’aide un peu. C’est impossible de vivre de la bande dessinée ici. Il n’y a pas suffisamment de public. La chance des auteurs locaux c’est d’envoyer leurs travaux en France, puis qu’on reçoive ici leurs travaux publiés.
La bande dessinée, en termes de chiffre de vente, c’est quasiment rien, ici. C’est plus que l’Angleterre, mais vraiment pas grand-chose. Cependant, l’avantage du Québec, c’est la présence de deux communautés : la francophone et l’anglophone. La francophone s’intéresse à la BD franco-belge, et l’anglophone aux comics. D’une manière générale, les comics parlent plus aux Québécois, car ce sont des nord-américains, pas des européens. Il ne faut pas oublier les mangas, qui font une razzia partout sur la planète, et qui marchent beaucoup ici, surtout auprès des jeunes. Il a pas mal d’auteurs québécois, francophones, qui travaillent pour le marché nord-américain, par exemple pour Marvel. Ils bossent à la chaîne comme les autres.
Régis, depuis le temps que vous maîtrisez votre graphisme, aimez-vous recevoir encore de la part de lecteurs des compliments passionnés sur votre dessin ?
RL : Oui, bien sûr, ce serait dommage de se lasser de ce genre de choses. C’est toujours agréable de voir quelqu’un devant vous qui déclare son admiration pour votre travail. Cependant ce n’est pas l’auteur qu’on admire, c’est son œuvre. Beaucoup de gens font l’amalgame. Il peut arriver que tout s’écroule lorsqu’on rencontre la personne qu’on admire, parce que son comportement n’est pas celui auquel on s’attendait… « Il est con, il est pas sympa… » et du coup son œuvre devient moins intéressante parce qu’on a rencontré l’auteur. Tu peux être mal luné, pour une raison x ou y, et tu as quelqu’un qui vient, très gentiment, mais tu n’es pas d’humeur. C’est la règle du jeu, et ce n’est pas très grave. Pour en revenir à la question, bien sûr que ça fait plaisir. Ce serait d’une prétention crasse. Non seulement ça me fait plaisir, mais en plus je suis confus. Lorsqu’une personne nous dit tout le bien qu’il pense de nous avec toute sa sincérité, sans arrière-pensée, ça remue, des fois je ne sais plus quoi dire. Parfois il y en a qui te passent de la pommade dans le dos, et toi tu es touché ; et puis quand ils ont fini de te pommader, ils te demandent s’ils peuvent pas avoir un petit dessin… Là tu te dis, « merde, je me suis fait avoir… »
Régis, quand on regarde les deux tomes d'"Avant la quête" et le travail de Lidwine et de Aouamri, on est frappé par la ressemblance de leur dessin avec le vôtre. D'ailleurs dans ces deux albums, vous êtes cité comme "metteur en scène" ou encore comme "directeur graphique", la continuité graphique est-elle une nécessité absolue ? Ne pourrait-on pas imaginer qu'un autre dessinateur imprime sa marque plus personnelle comme cela se fait sur d'innombrables séries qui ont changé de dessinateur ?
La continuité graphique est en effet une nécessité, mais pas pour faire du Loisel, mais plutôt pour faire la Quête. Il faut que le lecteur puisse s’y retrouver. Pour prendre un exemple dans une autre époque, regardons le Spirou et Fantasio de Jijé, puis celui de Franquin. C’était différent, mais la valeur n’était pas la même. Maintenant, dans les séries actuelles, il faut que le style soit très proche quand on change d’auteurs. Tiens par exemple, le dernier XIII par Giraud. Giraud, bien sûr, c’est formidable ce qu’il a fait, mais pour le puriste c’est très loin du graphisme, des couleurs de la série. Même si on aime le dessin de Vance, qui est un bon faiseur, celui-ci n’a pas une personnalité extrême. Mais l’histoire est suffisamment prenante pour qu’on embarque.
Pour en revenir à "Avant la Quête", je tiens vraiment à ce que Bragon ressemble à Bragon, à ce que Pélisse soit Pélisse, et à ce que l’univers, surtout l’univers, soit cohérent. Si un dessinateur me fait une créature qui n’est pas dans l’univers qu’on a créé, mais vient de celui de Lanfeust, de celui de Crisse ou d’un autre auteur d’heroic fantasy, ça ne va pas. Ce n’est pas parce que le dessin n’est pas bon, mais c’est parce que ça ne correspond pas, ça n’a rien à faire dans cet univers-là. Il y a une espèce de bible graphique pour cet univers, donc la règle du jeu est de la respecter. Les lecteurs sont très contents de retrouver leurs personnages.
Il peut arriver que le style graphique soit carrément différent, comme pour Balade au bout du monde, où il y a eu 2 ou 3 dessinateurs différents. En-dehors de toute considération qualitative au sujet du graphisme, les lecteurs étaient perdus. Le respect du public est primordial. Quand le public te suit pendant 20 ans, c’est qu’il a aimé les personnages, l’ambiance, l’univers… il ne faut pas le décevoir par la suite en changeant tout ça.
Momo Aouamri a fait un superbe travail sur ce second tome d’"Avant la Quête". Mais il a parfois dû refaire entièrement des pages, pour des contraintes de format. Etes-vous intervenu sur l’exécution graphique ?
Refaire, non. On a fait pas mal de rustines, par contre. Il a fallu qu’on rajoute 4 cm sur la longueur des 30 premières planches. Cela a permis d’aérer certaines cases. Momo est venu ici pendant 15 jours, et ç’a été un vrai chantier. Je faisais toutes les rustines, je lui préparais les crayons, il faisait tout l’encrage pendant ce temps… Certaines gueules de monstres ont changé, parce que ça ne rentrait pas dans l’univers de la Quête. Ce n’est pas évident pour un dessinateur de reprendre l’univers d’un autre et de rester dans une cohérence. Pour moi non plus ce n’est pas évident de dire à un dessinateur « ça ne va pas, il faut que tu recommences, ta bestiole qui tire la charrette, là, tu peux pas faire un dinosaure, ça ne correspond pas… ». Dans la Quête la faune a sa logique, et il ne faut pas en sortir.
Il y a trois ans, vous étiez venu sur BDTheque pour nous dire (entre autres) que vous deviez faire les couleurs de cet album. Finalement c’est François Lapierre, qui officie sur Magasin général, qui s’en est chargé. A quoi est dû ce changement ? A un manque de temps de votre part ? A la satisfaction sur le travail de Lapierre ?
François fait aussi Le Grand Mort. Là encore, je suis le gardien du temple, je l’amène à faire exactement ce que je souhaite, ce que moi j’aurais fait. Il y a une charte de couleurs, comme il y a une charte graphique. Il lui a donc fallu s’adapter, choper ces couleurs. Il y a par exemple des premiers plans de couleurs uniformes, ce qui n’était pas son habitude de travail. Il a bien fallu élaguer les choses. Il a fallu détacher des plans par des couleurs monochromes, pour mieux voir l’action. Si tu fais du coloriage de tous les personnages, tu ne vois plus rien. François, qui est très talentueux et charmant, venait de temps en temps passer une journée ou deux ici, pour qu’on corrige ses couleurs. C’est François qui a donc fait les couleurs, puisque je travaillais sur magasin général, et donc je n’avais pas le temps. Je suis très content que ce soit lui qui l’ait fait, parce que d’une part il a fait du beau boulot, et ça lui permet d’en vivre. Sur la demande de Dargaud, François va reprendre les deux premiers albums de La Quête de l'Oiseau du Temps.
Régis, La Quête de l'Oiseau du Temps a été une série fondatrice d'une mode de l'héroic Fantasy en BD... Quel regard portez-vous sur cette descendance abondante ?
Je m’en calisse, comme on dit (rires). C’est normal, cette mode, ça marche aussi comme ça dans le cinéma, la littérature. Si tu fais un peplum alors que ce n’est plus du tout à la mode, et que ça marche, eh bien il va y avoir plein de films du même genre pendant un moment. Pour en revenir à la mode heroic fantasy en BD, il y a des choses très bien, comme Lanfeust De Troy, ça tient bien la route, ça marche très fort. Ce qui est formidable, c’est que parfois, les gamins vont chercher leur Lanfeust à la librairie, et qu’il n’y en a pas. Et le libraire lui dit « tu connais, la Quête de l’Oiseau du Temps ?» ; « non, c’est quoi ? » ; « eh bien, c’est ce qui a amené Lanfeust » ; « ah ben je vais essayer alors ». Ca entraîne la redécouverte de notre série. C’est marrant qu’on ait entraîné Lanfeust, et que Lanfeust entraîne la Quête. Et puis il y a de très bons dessinateurs en heroic fantasy. Je n’ai pas de jugement à porter là-dessus. Question de mode, de tendance par exemple, la génération Blain, Sfar, Trondheim et Larcenet est très douée. J’ai mis un peu de temps à apprécier leur travail ; conséquence de leur succès maintenant plein d’auteurs dessinent comme eux. Maintenant, ce qui est frappant, si tu as une bonne histoire, tu n’as pas forcément besoin de savoir bien dessiner pour faire de la bande dessinée.
Pouvez-vous nous confirmer que vous dessinerez le troisième cycle, postérieur à la série originelle ? Pour quand peut-on espérer lire le premier tome de cette « séquelle » ?
Oui, je confirme. Ce sera un tout petit cycle, un ou deux albums, pas plus. Par contre, je ne peux pas vous donner de date de sortie. Même si je le faisais maintenant, cela ne sortirait qu’après la sortie du dernier album du deuxième cycle de la Quête. Si celui-ci nécessite 15 albums, ça sortira après. Et puis peut-être après ma mort (rires). On ne sait pas ce qui se passera dans dix ans, je ne suis plus tout jeune. Avec Serge le Tendre, on a commencé à en parler, on va se mettre à faire le scénario ensemble, et puis après je m’y mettrai gentiment. Et quand les choses seront faites, on mettra ça dans un coffre, ou plutôt un tiroir. Et on le ressortira quand il sera temps de le faire.
Il semblerait qu’un film d’animation adapté de cette série soit en phase de production. Avez-vous un regard sur la réalisation de ce film ?
Bof. Il y a des trucs qui sont parus sur Internet, mais rien de bien avancé. Ça avait l’air bien parti, mais c’est toujours le fric qui manque, le distributeur dit oui, puis non, le producteur lâche, puis un autre… C’est resté en stand-by, au point mort. Si ça se fait, et de belle façon, tant mieux, mais on n’attend pas après ça pour vivre.
Il y a quelques années vous avez fourni les croquis et les story-boards pour le jeu video Gift, destiné aux 8-12 ans. Comment s’est passée cette aventure ?
Justement le problème venait de la cible. Les producteurs du jeu ne savaient pas trop si c’était pour enfants, pour ados, pour adultes… Au départ, c’était destiné aux adultes, avec un petit côté grivois qui a complètement disparu au montage. Du coup cela n’avait plus beaucoup de sens. Bon, ce n’était pas mon jeu, on m’a juste demandé de créer les personnages, un petit peu l’univers, le scénario de l’ensemble. On a fait ça avec Philippe Ulrich, un grand du jeu video, mais ça s’est éparpillé. En plus à l’époque, Antenne 2 a fait un dessin animé à partir de ça, mais il y a encore eu une perte de sens. Tout ce qui était original était systématiquement enlevé, soit parce que ça décapait, soit c’était trop érotique, etc. Donc au bout d’un moment j’ai laissé tomber. Dès que tu travailles pour un autre media, la télé, le cinéma, le jeu video, on te dépouille de ta création, on la trahit même parfois. Malgré tout c’était une bonne expérience, qui a pris un peut trop de temps à mon goût… Je ne la réitèrerai pas.
L’adaptation de Peter Pan a dû être un travail très intense, et le résultat en BD aura marqué l’histoire du 9ème Art. Cependant vous avez glissé quelques allusions personnelles, telles que les sous-entendus concernant Jack l’Eventreur. Vous attendiez-vous à la vague de commentaires énorme concernant ces éléments ?
Ah mais ça n’a rien à voir, ou presque, avec l’œuvre originale. J’avais l’idée de raconter la genèse de l’histoire d’un garçon qui s’appelle Peter et qui devient Peter Pan. Dans le roman, il est déjà Peter Pan. Malgré la liberté que j’ai prise, j’ai essayé de relier des éléments pour rendre les choses crédibles. J’ai tout retrituré dans mon récit.
Concernant les commentaires, c’est assez rigolo, parce qu’il y avait des gens qui racontaient absolument n’importe quoi. Je m’étais permis sur certain forum de recentrer le débat, parce que ça devenait complètement ridicule. « Il s’est dépêché de le finir, il en avait marre », et ce genre de conneries et bien d’autres encore… Alors évidemment, j’ai un peu recadré les choses, je comprends qu’on ne puisse plaire à tout le monde. Certains avaient été agréablement surpris par Ma fin, d’autres n’avaient pas la fin qu’ils souhaitaient avoir… Ces gens-là n’avaient pas compris que cette fin-là c’était la mienne, et que de toute façon je ne pouvais pas contenter tout le monde. Et puis je ne pouvais pas faire mourir Peter, ni Clochette, ni le Capitaine Crochet. Il fallait être raccord avec le bouquin de Barrie. Je suis resté dans le flou avec Jack l’Eventreur. Car à son sujet on n’a jamais eu de certitudes, juste des hypothèses. Alors un certain public a été déçu en voyant que je ne disais pas les choses très clairement. Mon travail consistait précisément à ce que chaque lecteur puisse se faire sa propre fin. Il n’y a pas une vérité sur ce point, et le fait qu’on ne soit pas d’accord n’est pas important, à la limite. J’ai livré ma fin à moi. Je la connaissais depuis 1997. La série devait se conclure sur un album de 90 pages, qu’on a finalement scindé en deux, avec un raccord d’une dizaine de pages entre les deux tomes.
Alors, l’internaute, celui-là même qui divaguait sur la façon dont j’avais expédié l’histoire, il m’a bien fait rire. On a le droit bien sûr de ne pas aimer le travail d’un auteur mais d’argumenter des absurdités pareilles à son propos c’est lamentable ! Certains internautes font autorité dans leurs commentaires et parlent de nous comme s’ils nous connaissaient intimement, cela les valorise auprès de leurs copains de forum. Ceux qui ne sont pas au courant peuvent prendre ça pour argent comptant… Ceux-là même rapportent sur d’autres sites les propos qu’ils ont glané par un crétin anonyme… C’est comme le téléphone arabe. Puis naît la rumeur… J’ai même appris un jour que j’étais mort !
La fin du tome 6 a laissé un gros goût d’inachevé dans la bouche de nombreux lecteurs. Dans votre postface, on dirait même que vous finissez à regret cette histoire. Aviez-vous de quoi nous faire un tome 7 ? Ou avez-vous –à regret, visiblement-, choisi de laisser Peter rester un personnage de l’imaginaire, et par conséquent décidé de ne pas faire de « fin », au sens le plus massif du terme ?
Pas du tout. Cette phrase-là, je l’ai cherchée pendant des années. Je voulais écrire un truc, mais je ne savais pas quoi. Et un matin, j’ai trouvé quelque chose de très simple. (Pour mémoire : Peter, après ces 14 années, je te laisse poursuivre ton chemin… seul. Peter… mon pauvre garçon). Il n’y aura rien d’autre, je n’en vois pas la nécessité. Qu’est-ce que je raconterais de plus ? La vraie histoire de Peter Pan, une adaptation directe ?. Ce n’était pas mon propos. Dans l’ouvrage Loisel, dans l’ombre de Peter Pan, qui est sorti il y a un peu plus d’un an chez Vents d’Ouest, il y a un entretien avec Kathleen Kelley-Lainé, qui a écrit Peter Pan ou l’enfant triste (Editions Calmann-Lévy). C’est un essai sur l’œuvre de Barrie, que je n’avais pas lu avant de finir mon Peter Pan. Quand j’ai fini la série, la personne qui a fait ce bouquin (Christelle Pissavy-Yvernault) m’a proposé de rencontrer cette psychanalyste. Elle était très surprise, car l’interprétation que j’avais faite du personnage de Peter rejoignait complètement ses propres analyses. Notamment sa dimension tragique, son caractère ambigu. Et tout ça sans lire son bouquin ! ce bouquin d’entretiens comporte pas mal d’informations de ce genre, je pense qu’il intéressera bon nombre de lecteurs de Peter Pan.
Est-ce que vous avez vu le film Neverland ?
Je l’ai vu, oui, mais je l’ai trouvé assez peu crédible. En fait il y a une grosse erreur de casting. James Matthew Barrie était assez petit, complexé. Il avait eu une femme qu’il ne touchait pas, il ne baisait pas non plus ailleurs. Et ce petit personnage insignifiant est là, incarné par un sex-appeal du cinéma, Johnny Depp !
Il s’est passé 5 ans entre les sorties des tomes 4 et 5 de Peter Pan. Qu’avez-vous fait pendant ce laps de temps ?
Justement Gift, j’ai travaillé un peu pour Disney (pour Mulan et Atlantis), j’ai aussi fait le story-board du Petit Poucet. J’ai travaillé sur d’autres albums en tant que scénariste (Fanfreluches pour une sirène, "La Quête" 5…), j’ai fait des posters, des cartes postales… Je suis allé avec des copains en Guyane… J’ai fait plein de choses, car il se trouve que j’ai eu des opportunités. De fil en aiguille, ça m’a pris pas mal de temps, ensuite j’ai déménagé au Québec, c’est pas rien. Je n’ai pris que 3 ans de retard, pas 5. Le rythme de parution des albums était de deux ans entre chaque, le premier étant sorti en 1990. Ce qui m’a vraiment mis dedans c’était vraiment Gift. Ce qui devait me demander 15 jours m’a pris un an et demi. Pendant cette période, j’ai été constamment dérangé, alors que j’essayais d’avancer sur Peter Pan.
Jean-Louis, vous avez publié pas mal d’albums dans les années 1970 et 1980, deux d’entre eux obtenant même des prix en 1986 et 1987. Puis survient une grosse coupure, où vous faites essentiellement de la peinture. Une période de ras-le-bol ?
JLT : C'est ça ! Un ras-le-bol tel que la seule idée de devoir aligner deux cases me rendait malade. Comme je suis un gars un peu excessif, j'ai décidé de tout larguer et j'ai fait pendant 12 ans (12 ans quand même !) toutes sortes de choses : de la peinture, mais aussi de la sculpture, des mosaïques, des meubles et objets (pièces uniques en métal ou bois et métal), des livres pour enfants, des illustrations, des reportages dessinés et des story-boards. C'est d'ailleurs par le biais du story-board, en l'occurrence en adaptant en bande dessinée celui que j'avais dessiné pour Le Nouveau Jean-Claude de Tonchet que je suis revenu à mes premières amours.
Qu'a fait Jean-Louis pendant ces 12 ans d'absence de la scène bandedessinesque ?
- Une sculpture en fer nommée Christian Titan (1995- installée rue du Collège à Montauban)
- Un meuble nommé Fauteuil Jean-Louis XV en fer (1996)
- Une peinture extraite d'une série intitulée Journal d'Alexandra (1997)
- La couverture d'un livre pour enfants, Le Trône (Milan 1997)
- La couverture d'un recueil de nouvelles : Je suis pas un camion (pocket 1998)
- Illustration d'un reportage paru dans Air France Magazine en 1999 sur la mission Radeau des Cîmes au Gabon
- Une page du story board de Malabar Princess de Gilles Legrand (2003)
Votre style était très typé « ligne claire » à cette époque. Lors de votre retour, celui-ci a grandement évolué, dans une tendance plus « lâchée », plus généreuse. Est-ce le fruit de votre éclipse picturale ?
JLT : Sans aucun doute. Le passage au grand format, au pinceau, à la brosse, plutôt qu'à la plume, au travail debout, plus gestuel avec la peinture et puis au volume avec la sculpture m'ont permis de me libérer. Cette liberté s'est concrétisée dans un premier temps par une masse de dessins sur le motif, paysages ou reportages dessinés parfois dans des conditions limites qui ne permettent pas de repentir ou de fignolage (comme les missions Radeau des Cimes ou le Grand Prix de France de F1). Je dessinais directement à la plume ce que je n'aurais jamais, au grand jamais osé faire auparavant. Ensuite, le story-board de longs-métrages m'a remis dans des rails narratifs mais sans me permettre de retomber dans le fignolage (1300 dessins en moins de 3 mois pour le board du "Nouveau-Jean-Claude") et je me suis trouvé prêt lorsque l'occasion s'est présentée de refaire des bandes dessinées. En ce moment, un projet de site est à l'étude (probablement pour 2009) qui me permettrait de rassembler tous ces aspects de mon travail.
Puis vous partez à Montréal, pour enseigner la BD à l’Université de l’Outaouais. Comment s’organise cet enseignement chez nos cousins ?
JLT : Il s'agit d'un BAC en bande dessinée. Au Québec, le BAC équivaut à peu près à ce qu'est une Licence dans une Université français (3 ans après le Baccalauréat français). Il s'agit donc d'un enseignement à la fois théorique, historique et pratique.
Il n'existe qu'un établissement public en Amérique du Nord qui propose un tel cursus, l'Université du Québec en Outaouais à Gatineau, la ville qui fait face à Ottawa, sur la rive québécoise de la rivière des Outaouais (Ottawa en Anglais).
Ce programme existe depuis 2000 et c'est Edmond Beaudoin qui y a d'abord enseigné comme Professeur invité avec Sylvain Lemay pour la partie théorique et historique. Des auteurs québécois comme Réal Godbout (auteur de Red Ketchup qui fut publié dans Pilote dans les années 70), Sébastien Trahan et Paul Roux y sont également chargés de cours, sans oublier Jacques Samson, un éminent historien et analyste de la bande dessinée avec lequel j'ai donné un cours théorie/pratique en tandem. En 2003, j'ai donc succédé à Edmond pendant un an et demi, puis, Régis et moi avons commencé à dessiner Magasin Général et je n'ai plus eu le temps de poursuivre mes activités professorales. Je le regrette parfois car j'ai aimé cet exercice de transmission qui oblige à clarifier et à analyser ses propres pratiques. J'ai sûrement appris autant que mes étudiants.
En 2004, juste avant d’entamer Magasin général, vous réalisez Paroles d’anges, un recueil d’histoires courtes dont l’originalité est le contenu des phylactères : aucun mot, seulement des pictogrammes ou des images (voir une planche). Glénat a sorti cet album dans la collection Loge noire, ce qui semble un peu inapproprié. Qu’en pensez-vous ?
JLT : À qui le dites vous ! Pour de raisons qui seraient trop longues à expliquer et qui d'ailleurs ne regardent personne, il a fallu que je trouve très vite un éditeur pour cet album. Me trouvant à Paris, j'ai montré les 30 premières planches à Didier Convard qui m'a aussitôt signé un contrat. Je lui en serai éternellement reconnaissant. Mais hélas, il y a ensuite eu une bourde éditoriale. Il n'y avait pas chez Glénat de collection susceptible d'accueillir cet album et il s'est retrouvé, comme un OVNI dans la collection Loge Noire dans laquelle il est mort à petit feu, les lecteurs de Loge Noire n'ayant aucune envie de lire pareil album et ceux qui auraient peut-être aimé le lire n'ayant aucune idée de son existence. Cette mésaventure éditoriale me rend un peu triste car Paroles d'Anges est probablement de tous mes albums celui que je peux revendiquer entièrement au présent. Les autres que je ne renie certainement pas, me semblent néanmoins appartenir à une autre vie.
En janvier à Angoulême, j'ai discuté de ce problème avec Jean Pacciuli, le nouveau directeur de Vents d'Ouest et Benoît Cousin qui gère le catalogue Albin Michel sous le label Vents des Savanes et nous allons étudier la possibilité de rééditer cet album de façon plus adaptée. Affaire à suivre, donc, mais j'aimerais vraiment que cet album ait une autre chance.
Jean-Louis, vous avez collaboré avec Tronchet sur la continuité de son héros fétiche, "Jean-Louis Tergal". Cela a duré deux albums, sortis en 6 mois en 2002. Y’aura-t-il d’autres albums dans cette série ?
JLT : Non. C'était prévu en deux tomes. Point. De plus, nous avons eu quelques divergences de vue et je ne crois pas que nous retravaillerons ensemble.
Pourquoi signez-vous certains de vos albums « Tripp », entre guillemets ?
JLT : C'est une vieille histoire. Mon vrai nom est Jean-Louis Tripier-Mondancin, ce qui est un peu long. Lorsque j'ai débuté ma carrière professionnelle dans Métal Hurlant, je signais Trip. Mais nous étions dans les années 70 et les jeux de mots du style good trip, bad trip était tellement fréquents que je me suis lassé. J'ai donc rajouté un second P (au risque de passer pour un P-tomane) et des guillemets. Et voilà... trente ans après, je suis encore pogné avec ça.
Jean-Louis, j’ai vu en magasin un album contant diverses histoires relatives à l’Histoire du Québec, auquel vous participez, édité par Casterman. Etes-vous l’initiateur de ce recueil ? Comment êtes-vous arrivé sur ce projet ?
JLT : Il s’agit de QUÉBEC, un détroit sur le fleuve qui regroupe 4 histoires de 12 pages réalisées par des couples Franco-Québécois : 2 scénaristes québécois (Pascal Girard et Philippe Girard) ont écrit des histoires qui ont été dessinées par des dessinateurs français (Etienne Davodeau et Emmanuel Moynot) et 2 scénaristes Français (Emile Bravo et moi-même) ont écrit des histoire dessinées par des dessinateurs québécois (Jimmy Beaulieu et Jean-Sébastien Duberger). Toutes ces histoires ont en commun de se passer dans la ville de Québec depuis la fondation jusqu’à nos jours. Cet album s’inscrit dans le cadre de la commémoration, cette année du 400ème anniversaire de la fondation de Québec, la plus ancienne ville d’Amérique du Nord. C’est un projet qui a été initié par Roland Goeldner lorsqu’il était conseiller culturel au Consulat de France à Québec. Roland m’en a parlé lors d’un déjeuner il y a deux ans et j’ai commencé à travailler sur le projet lui-même, puis, c’est Thomas-Louis Côté, le directeur du Festival de la Bande Dessinée Francophone de Québec qui a pris la suite. J’ai ensuite écrit ce scénario pour Jean-Sébastien Duberger.
Jean-Louis, Régis, quels sont vos projets futurs ?
JLT : En ce qui me concerne, je commence à écrire des scénarii pour d'autres dessinateurs. Un premier est d'ores et déjà terminé et dès que j'aurai le temps, je vais m'atteler à un second. Je voudrais bien en écrire un ou deux par an. Je cherche des dessinateurs. S'il y en a qui sont intéressés, qu'ils vous envoient leurs dossiers, vous me les ferez suivre. Et puis, lorsque les 6 tomes de Magasin général seront dessinés, je vais retravailler en solo. Je ne sais pas encore exactement sur quoi, mais parmi les scénarios que j'ai l'intention de développer, il y en aura bien un pour moi...
RL : Là je bosse sur le tome 4 de Magasin général. J’en suis à la page 17. J’ai mon cerbère qui me pousse pour que je bosse. C’est Jean-Louis, bien sûr. Tant que je ne lui ai pas filé mes planches, il ne peut pas avancer, c’est évident. Ça va, ça se passe très très bien. En plus l’éditeur nous laisse une grande liberté au niveau du format, du nombre de pages. La seule contrainte c’est qu’il faut que ça tombe sur un nombre pair, pour des questions de cahiers… pour les délais, l’éditeur nous laisse relativement tranquilles. Par contre il y a des contraintes entre nous, bien sûr. Si l’un prend des vacances, si l’autre est en déplacement… Si je pars, je dois laisser suffisamment de planches à Jean-Louis pour qu’il ait de quoi travailler jusqu’à mon retour… Jean-Louis a deux gamins en France, donc il passe ses vacances avec eux… Si on n’avait pas ces contraintes, on finirait les albums en 5 mois, tout compris, couleurs comprises. Ce n’est pas non plus la peine de s’abrutir la tête à ne faire que ça. Il y a la vie aussi, la famille, les amis, le vin, le poker et toutes ces sortes de choses qui font que la vie vaut le coup d’être vécue !!!
Côté projets, j’en ai des tas, des one-shots surtout. Mais je fais un projet après l’autre. Quand j’aurai fini Magasin général, je m’attaquerai à d’autres histoires. Les idées peuvent me trotter dans la tête pendant un moment. Magasin général me trottait dans la tête depuis 12 ans. Le Grand Mort, j’ai eu l’idée 15 ans auparavant. J’ai une idée de one-shot post-atomique depuis 30 ans. C’est un truc qui se passe pendant une nuit seulement. A priori c’est l’idée que je vais développer en premier, mais qui sait ? Dans 2 ans une autre va peut-être prendre le pas.
Pour finir, un petit mot à dire aux gens de bdtheque ?
JLT : Lisez des livres. Toutes sortes de livres. Des bandes dessinées, mais aussi des roman, des essais, des biographies. Enfin, bref, lisez….
RL : Eh bien qu’ils continuent à lire de la BD, c’est formidable, mais qu’ils fassent attention à ne pas prendre pour argent comptant tout ce qui se raconte sur les forums, parce que souvent c’est n’importe quoi. Ce n’est pas très important, mais il faut aussi s’informer avant de relayer une information un peu douteuse. Ceci dit, les gens qui discutent comme ça sur un forum sont 10 ou 20, ça ne représente pas vraiment le lectorat de bande dessinée. Et dans le groupe, il y en a toujours un qui est toujours l’autorité, qui déclame des sentences, des phrases toutes faites. C’est le démolisseur, le blasé qui sait tout. Par contre, ce que j’aime beaucoup, ce sont les blogs, d’auteurs ou d’amateurs. Ça propose beaucoup de choses intéressantes, et dans l’avenir ça comptera encore plus.
Messieurs, merci.
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