Auteurs et autrices / Interview de Fabien Vehlmann
Les serveurs qui viennent vous demander trois fois ce que vous avez commandé, les camions poubelle qui font un congrès dans la rue… Tout le charme de la vie parisienne. Mais avec Fabien Vehlmann, nous n’en avons cure, et la conversation s’engage dans un climat très amical.
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C’était une passion de jeunesse, j’ai toujours aimé la bande dessinée, depuis que je suis gamin. J’en faisais moi-même, à l’âge de 7-8 ans. Je dessinais, je faisais tout. Et puis petit à petit, je me suis mis à penser que ce n’était pas très raisonnable d’aller là-dedans. Je n’étais pas très certain que j’aurais les moyens de le faire, de gagner ma vie dans cette activité. Comme j’étais quelqu’un de très anxieux, j’ai préféré m’orienter dans une voie plus classique. Comme j’aimais bien l’univers des jeux et des jouets, j’ai pensé un moment aller dans une entreprise qui faisait ça, et j’ai fait une école de commerce. Et puis je me suis rendu compte que le fait d’écrire me manquait vraiment. C’est après mes études que je suis venu vraiment à la BD. Pour le dessin, je trouvais qu’il était trop tard, car il aurait sans doute été important que je travaille ma technique. Il me restait le scénario. J’ai voulu tenter ça, faute de mieux, au départ j’étais un peu frustré. Et puis il s’est avéré que c’était réellement ma passion, beaucoup plus que le dessin.
Mes premières tentatives se sont faites auprès de tous les éditeurs, j’ai essuyé beaucoup de refus. Et dans le lot, le staff de chez Spirou magazine a dit que ce n’était pas encore au point, mais qu’il y avait peut-être quelque chose à en tirer. J’ai vu une première fois Thierry Tinlot, qui m’avait bien rembarré quand même, ça m’avait pas mal déprimé, mais j’ai décidé de m’accrocher, d’essayer encore. J’ai renvoyé des choses, en me concentrant sur le magazine Spirou, puisque c’était le seul qui avait montré un semblant d’intérêt. Il m’a fallu environ un an, en travaillant Thierry au corps, et finalement il a pris des histoires courtes, progressivement il en a moins refusé. Ça devenait plus confortable et je commençais à gagner un peu d‘argent.
Seuls est une série qui fonctionne grâce à ses nombreux mystères où les réponses sont lentement divulguées. Certains lecteurs ont légitimement peur d'une série à rallonge. Y a-t-il un nombre de tomes défini ?
C’est un peu comme pour les séries américaines. On essaie de trouver un juste milieu pour ne pas faire un truc à rallonge, tout en gardant la possibilité de faire durer le plaisir. Je vise un lectorat d’enfants avec Seuls, et ce lectorat n’a pas tout à fait les mêmes attentes qu’un lectorat adulte. Les adultes veulent que l’intrigue avance rapidement, sans quoi ils sont extrêmement frustrés. Les enfants le sont aussi, mais leur plaisir est dans l’instant. Ils situent leur positionnement plus dans le fantasme que je leur présente de se retrouver tout seuls. Survivre, fabriquer leurs propres armes, conduire des voitures, ça fait partie du fantasme, et donc ils me pardonnent beaucoup plus.
Cela dit, comme je ne tiens pas à me prendre des pierres de la part des lecteurs adultes, on va révéler au tome 5 pourquoi les gens ont disparu. A partir de là, une scission va se faire parmi les lecteurs, entre ceux qui vont se dire « tiens, pourquoi pas ? J’aime bien cette explication et je continue parce que je veux en savoir plus… », parce qu’il restera des mystères, bien sûr, et ceux qui diront « ah non, ce genre de solution ne me convient pas ». De toute façon, à partir du moment où on a fait lanterner le lecteur –et ce dès le premier album, j’ai senti qu’il y avait une attente très forte-, on va forcément décevoir des gens. Ce n’est pas possible autrement, je ne sais pas comment faire pour trouver une solution qui contentera tout le monde. Avec Bruno Gazzotti, on s’est posé beaucoup de questions sur ce qu’on allait faire, sur le fait qu’on allait susciter une attente très forte, sur la façon dont on y répondrait. En sachant que moi je n’étais pas pressé. J’aime bien jouer avec les nerfs des lecteurs, ça doit en énerver certains et je m’en excuse. Je n’ai pas envie de trop frustrer. Avec Bruno on devait se décider au début sur le type de solution qu’on allait donner ; on en avait plusieurs en tête, mais on a choisi celle qui serait la plus intéressante pour les personnages, qui les ferait le plus grandir. Je suis sûr de mon choix, je ne suis pas sûr de la réaction des lecteurs, mais c’est celui qui me semble le meilleur pour faire grandir l’intrigue. On perdra peut-être quelques lecteurs, mais j’espère qu’on en gagnera d’autres, pour que ça s’équilibre (rires).
Etait-ce un gros challenge de devoir ouvrir le bal pour la collection Sept ?
Au début je ne le savais pas, donc ça allait. David Chauvel m’a contacté, en me disant qu’il voulait recruter sept scénaristes et sept dessinateurs, pour une sorte de remake des Sept mercenaires ou des Sept samouraïs. Au début je n’avais pas trop le temps, donc j’ai refusé. Et puis j’ai trouvé l’accroche en faisant ma vaisselle (rires), celle de ces sept psychopathes. Je trouvais que le titre était déjà tout un programme, tout un poème. J’ai ensuite pensé à la seconde guerre mondiale, j’ai relié ça à d’autres histoires relatives à l’assassinat d’Hitler… j’ai rappelé David en lui disant « écoute, je pense que je peux le faire, j’ai une histoire qui me tient à cœur ».
On a cherché un dessinateur, et celui qu’on a choisi, Sean Phillips, s’est avéré comme étant l’un des plus rapides. David s’est retrouvé avec deux albums qui étaient prêts avant les autres, sept Psychopathes et celui de David et Jérôme Lereculey. Alors s’est posée la question non pas de priorité, mais de pertinence. S’ils commençaient avec un album d‘heroic fantasy, les responsables de chez Delcourt avaient peur que les gens cataloguent l’ensemble de la collection comme étant de l’heroic fantasy. Ils ont donc sorti celui qui se passe pendant la deuxième guerre mondiale en premier, et ensuite celui qui relève de l’heroic fantasy. Je me suis retrouvé avec une légère pression, dans la mesure où si nous nous plantions nous, on ne faciliterait pas le travail des collègues (rires). Il s’est avéré, et je ne m’explique encore pas complètement pourquoi, que ça a très bien marché. C’est même l’une de mes BD qui s’est le mieux vendu. Sans doute que le titre, très pétant, et la couverture, que d’aucuns qualifient de vulgaire, ont été très efficaces, et ne mentent pas sur le contenu : ça se passe pendant la deuxième guerre mondiale, il y a des psychopathes dedans, on annonce la couleur. De fait, c’est un album que j’apprécie vraiment, avec ses défauts, que je suis prêt à reconnaître. Je le trouve cependant pertinent dans ce genre de remake un peu particulier. Donc ça a bien démarré, et ça s’est bien passé pour les suivants.
Je suppose que tu as écrit Les Cinq Conteurs de Bagdad comme une réflexion sur ton propre art de raconteur d'histoire et de scénariste. Te sens-tu plus proche de l'un des conteurs parmi les autres ou sont-ils tous des facettes de toi-même ?
Chacun est en effet une facette de moi, mais il y en a certains qui sont plus proches de ma façon d’écrire. En tous cas, à mes débuts j’étais plutôt comme Nazim, celui qui raconte des histoires sur le marché, et qui cherche le plus possible à plaire à son public. Par la suite, j’ai changé mais au début, mon but c’était vraiment de plaire au plus grand nombre. Il faut dire aussi que je venais de ce genre de bande dessinée. J’avais été biberonné à Astérix, à Valérian, à Thorgal, et je trouvais que c’était de la bonne BD qui plaisait au public le plus large. C’est vraiment ce que je voulais faire.
Pour un certain nombre de raisons, ça m’a passé, et j’ai heureusement commencé à explorer d’autres facettes de l’écriture. Là où j’ai changé, où j’ai évolué, et c’est peut-être la morale de l’ histoire des 5 conteurs, c’est que je préfère désormais toucher vraiment intensément une poignée de personnes, plutôt que d’essayer d’en toucher énormément mais de manière tiède. Je trouve cela assez difficile. Si les gens se disent qu’une de mes BD dans l’année leur a vraiment plu –et je ne sais vraiment pas si c’est le cas avec mes BD-, j’aurai vraiment atteint mon but. Enfin… Mon idéal serait quand même bien sûr de devenir le personnage d’Anouar, le grand maître que tout le monde rêve d’égaler. Mais cela reste un fantasme. On a tous ce que l’on appelle « la statue du Commandeur », dans Don Giovanni, cette statue qui apparaît à la fin et juge Don Giovanni en lui disant en gros qu’il n’est que de la merde et qu’il va filer en enfer (rires). Tous les auteurs ont à un moment un auteur culte qui leur sert de statue du Commandeur. En fait on en a même souvent plusieurs. Je pense que c’est important d’avoir ce genre de modèle, mais qu’il ne faut pas se laisser trop écraser en même temps. J’ai cet idéal en ligne de mire, mais je sais que je ne pourrai jamais l’atteindre.
Et puis, pour en revenir au parallèle entre moi et les Conteurs de Bagdad, quand j’étais gamin, je ressemblais plutôt à Ahmed ; comme lui j’étais persuadé de pouvoir écrire la meilleure histoire du monde. Heureusement d’ailleurs qu’on a cette arrogance, sinon on ne se lancerait jamais. Par contre, le risque, quand on est trop sûr de soi, c’est de se prendre un gros vent la première fois qu’on présente son boulot (rires). Certains ne s’en relèvent pas, pensant qu’ils sont incompris, maudits, ou tout simplement parce que c’est trop violent. Arriver à dépasser ça, accepter la critique, c’est le nerf de la guerre, c’est ce qu’il faut accepter pour devenir auteur, et le rester.
As-tu appris quelque chose toi-même sur l'art du conte en développant cette histoire ?
Je suis toujours en train d’apprendre, en fait. A l’écriture de cette histoire, oui, parce que cela m’a obligé à me poser plein de questions. Les petites histoires des Conteurs de Bagdad sont chacune un questionnement sur un aspect du conte. Par exemple, le fait que parfois le titre même d’un conte suffit à ce qu’on soit accroché. C’est ce que j’ai voulu prouver avec « Le monstrueux secret du petit coffre à jouets », qui est un attrape-nigaud en fait, qui n’accroche que par son titre. C’est une dimension que je voulais illustrer : qu’est-ce qui fait que le titre, une affiche, une couverture, nous fait déjà rêver, fait qu’on a envie de lire une histoire ? Il y avait aussi cette envie de pouvoir déstructurer un récit, un exercice que je n’avais encore jamais pratiqué. Je l’ai fait ici avec le Nouveau testament, un texte connu de tous et qu’il n’était donc pas nécessaire de re-raconter avant de le déconstruire. Toutes ces petites expériences narratives m’ont donc ouvert des pistes. Je n’ai pas fini d’apprendre, au contraire, plus ça va plus j’ai l’impression de découvrir des choses. Il faudrait une vie, non pour en faire le tour, mais pour un peu explorer l’univers du récit.
Les histoires du très beau Dieu qui pue, Dieu qui pète –encore un grand titre- sont-elles totalement sorties de ton imaginaire ou t’es-tu inspiré de contes africains précis ?
Je m’en suis inspiré, mais de manière éloignée. J’ai lu beaucoup de contes africains, et je n’en ai gardé que quelques éléments, dont je pensais qu’ils me seraient utiles. Je ne voulais pas faire une adaptation littérale, ç’aurait pu être intéressant, mais ce n’est pas ce que je voulais faire. Ce sont plutôt des images que j’ai gardées, comme dans cette histoire où il y avait un enfant sur une tortue. C’était dans un film africain, je ne sais plus le nom du réalisateur, mais c’était un beau film, où un gamin jouait un moment sur le dos d’une grosse tortue. J’ai trouvé l’image tellement belle que j’ai voulu écrire un récit autour de ça. Sinon j’ai aussi réutilisé certains éléments récurrents des contes africains traditionnels, comme le fait de faire passer des rites d’initiation à un personnage, c’est très fréquent dans les contes. Le fait de retrouver des animaux emblématiques, comme le lièvre… Il y a aussi l’image de l’éléphant qui se prend une flèche dans le derrière…
Je fonctionne beaucoup avec des images. Je les trouve dans les contes, je les extrais et j’en fais autre chose dans mes récits ; j’essaie de garder le substrat africain, mais la tonalité que je lui donne est évidemment occidentalisée. C’était donc un exercice de style qui se veut un hommage à des contes, en espérant qu’au final ce sont des belles histoires, que le lecteur puisse y trouver son compte. L’album n’a pas trop bien marché, mais il fait partie de ceux dont je suis très fier.
Aura-t-on la chance de lire un jour un quatrième tome de la série Green Manor ?
Ce n’est pas d’actualité, mais ce n’est pas exclu. Ça se pourrait, dans le sens où Denis Bodart n’est pas contre. C’est plutôt moi qui me pose beaucoup de questions autour de ça. J’ai eu beaucoup de plaisir à écrire ces histoires, en plus elles me tiennent à cœur parce qu’elles marquent le début de ma carrière. En toute non-modestie, je trouve que c’était un bon début, j’étais vraiment content de moi. Mais j’ai aussi eu l’impression que plus j’en écrivais, plus ça devenait difficile et j’avais l’impression de tirer sur la corde. A un moment, il vaut peut-être mieux savoir s’arrêter. Je suis quand même content du troisième tome, sinon je ne l’aurais pas fait, mais il n’avait plus la spontanéité des deux premiers, lorsque j’avais plein de bonnes idées qui venaient spontanément. Sur le troisième je sentais que je commençais à gratter les fonds de tiroir. Je revendique l’album tel qu’il est, j’en suis content, mais en faire un de plus serait peut-être en faire un de trop.
Benoît Fripiat, de chez Dupuis, me pousse cependant à y réfléchir. En gros le deal c’est que si j’ai suffisamment d’histoires dans mon stock, et que j’y crois, on remettra le couvert. Ce serait peut-être l’occasion de rééditer les premiers, sous une nouvelle couverture (rires), puisque ça a changé de collection plusieurs fois, je m’en excuse auprès des lecteurs… Donc pourquoi pas un quatrième, mais pas pour tout de suite, d’autant que Denis est censé avancer sur le projet qu’il développe depuis longtemps avec Philippe Nihoul. Je préfèrerais qu’il aille au bout de ça avant qu’on réattaque Green manor, mais ça, ça regarde plus Denis et Philippe.
Samedi et Dimanche est une série très originale, mais son genre graphique quasi enfantin et son appartenance à la collection Poisson pilote semblent un peu brouiller les cartes. A quel public, quelle tranche d'âge est selon toi destinée cette série ? Et de manière générale quand tu écris, t’interroges-tu sur le public ciblé ?
C’était tous publics, je pense. La série a marché pour ceux qui l’ont lue, mais personne ne l’a lue (rires). Ça a en effet brouillé les cartes dans les sens où le dessin laissait à penser que c’était pour enfants, or ce n’est pas uniquement pour eux, le propos est, à certains égards, plus adulte. Je pense qu’un adulte peut la lire en se marrant, dans le style de ce que faisait Lewis Trondheim. C’était d’ailleurs très inspiré de ce qu’il faisait, j’avais très envie d’aller dans cette direction. Lewis avait ouvert la voie, en faisant des récits adultes avec des dessins enfantins. Son dessin avait tout de même une patte très particulière, il était suivi par un public qui savait d’où il venait, ce qui n’était pas notre cas. On a tellement brouillé l’image que la série n’a pas fonctionné.
En termes de vente, elle a fonctionné de manière critique, puisqu’elle a été sélectionnée par l’Education nationale pour faire partie de la fameuse liste des albums conseillés. Cela permet au premier album de continuer à se vendre, régulièrement, mais ça reste tout de même un semi échec, dans le sens où ça n’a pas fonctionné comme on le voudrait. On est cependant contents de la série ; autant sur certains albums, je me dis que j’ai merdé, autant Samedi et Dimanche je trouve ça cohérent.
Après, cette question de la tranche d’âge, c’est compliqué…. Par exemple je suis persuadé que Titeuf n’était pas destiné aux enfants au départ. Je pense que l’approche de Zep était de se faire plaisir, en faisant une BD assez rentre-dedans d’ailleurs. Et c’est avec cette liberté de ton qu’il a rencontré le succès. Et les enfants sont ensuite devenus son cœur de lectorat. A l’inverse, ma série Seuls est clairement et avant tout pour les enfants. J’espère que ça va attirer des lecteurs adultes, puisque moi je m’éclate en l’écrivant. Mais j’espère avant tout que les enfants vont s’éclater à le lire. Pour Samedi et Dimanche, on était peut-être trop entre deux, et on en a payé le prix. On va le rééditer, on va faire une intégrale des 4 tomes. Ce sera pour Novembre 2008.
Tu t’es essayé à tous les genres ou presque. Est-ce un désir chez toi de toucher à tout pour voir si tu y trouves tes marques, ou juste l’envie de tout essayer ?
C’est les deux. Déjà j’aime tous les genres, tels que le fantastique, la science-fiction, le polar. Je me suis dit que ce serait en essayant que je verrais si j’avais des qualités dans l’un ou l’autre de ces genres. Ceci dit, à l’heure actuelle je ne suis toujours pas sûr de pouvoir répondre à cette question : je pourrais réussir une fois un album policier, rater le suivant… Je ne pense donc pas avoir des genres de prédilection, ce sont plutôt des moments où je suis inspiré. J’aimerais bien continuer à toucher à tout, ça me passionne et m’oblige à me poser plein de questions, à me remettre en question, à ne pas me reposer sur mes acquis. Ceci dit, il y a des BD pour lesquelles j’ai eu plus de succès que d’autres, et à l’inverse, le risque serait qu’un éditeur me dise « tu t’es planté 3-4 fois dans tel genre, laisse tomber ». Je pourrai les comprendre, c’est leur argent. Mais j’espère que ça n’arrivera pas, j’espère pouvoir continuer à faire ce qui me plaît, si j’ai envie d’aller dans tel genre, je pourrai l’aborder.
Te sens-tu attiré à l'idée de raconter un roman graphique intimiste ?
Je sais que je n’ai pas envie de faire de l’autobiographie. Par contre j’essaie toujours de mettre de l’intimisme dans mes récits. Même dans des trucs aussi barrés que Sept psychopathes, je fais e sorte d’aborder des thématiques qui me sont personnelles. Raconter ma vie, ça ne m’intéresse pas, c’est peut-être par pudeur, ou par manque de talent, mais ça ne me correspond pas, ce n’est pas mon tempérament. Par contre, je pense qu’on ne peut pas écrire d’histoire sans y mettre des choses personnelles. C’est mon cas, mais je cache ces choses personnelles sous un vernis qui fait que je n’ai pas l’impression de trop me dévoiler.
Dans Seuls, le fait de ses retrouver sans les parents, ça doit être une peur venue de ton enfance, non ?
Seuls est sans doute mon œuvre la plus autobiographique, puisqu’elle est intimement liée au thème de l’enfance, qui chez moi est extrêmement important, c’est lié au thème de la disparition des proches, et en sous-main on comprend que c’est le thème de la mort qui est abordé. Comment réagit-on quand on perd quelqu’un qu’on aime ? Quand se sent-on adulte ? Ces thématiques sont très personnelles, et le personnage d’Ivan est sans doute celui qui me ressemble le plus. C’est un froussard, et il s’en sort avec beaucoup d’humour. C’est comme ça que je me débrouillais quand j’étais gamin. En même temps il n’est pas complètement comme moi, car je ne voulais pas qu’il me ressemble totalement.
Et pourquoi pas de la fantasy ? Avec ton imaginaire, cela pourrait donner quelque chose de grandiose.
J’aimerais bien. En fait ça fait longtemps que j’y réfléchis. Par contre je suis très critique par rapport à ce qui se fait en fantasy dans la BD. En schématisant, pour une Quête de l’Oiseau du temps, combien y-a-t’il d’autres séries que je ne trouve pas très bonnes (rires), et du coup ça me rend très vigilant. C’est pourtant un genre que j’adore. C’est peut-être parce que j’en ai dévoré enfant que je m’en approche avec beaucoup de précautions. Cela dit, à force d’y réfléchir, j’en ai parlé à des éditeurs. L’un d’entre eux me propose d’y réfléchir plus. Cela dépendra d’un dessinateur qui acceptera ou pas de le faire. Il est trop tôt pour en parler, mais c’est dans mon programme.
Le jour où j’arriverai à trouver une manière de le faire, que je jugerai un peu originale –c’est ce que je trouve compliqué dans l’heroic fantasy, le médiéval fantastique, c’est que c’est difficile de sortir des sentiers battus, de revisiter le genre avec talent. Je voudrais sortir aussi du côté routinier, des Elfes, des orcs… J’ai adoré Tolkien, mais pour moi on ne peut plus vraiment écrire de cette manière. Même en littérature, il a fallu attendre beaucoup de temps pour trouver un Fritz Leiber, qui m’a vraiment enthousiasmé avec son Cycle des Epées. Il y a plein de bouquins, en heroic fantasy, qui me tombent des mains. Un mauvais récit d’heroic fantasy peut être extrêmement creux, parce qu’on sent que l’univers est totalement inventé, qu’il manque absolument de fond. Ca paraît facile d’écrire de la fantasy, mais en réalité, ça doit demander énormément de travail. De même pour la science-fiction, je trouve très compliqué d’en faire de la bonne. Il faut que ce soit cohérent, que tu penses à plein d’aspects techniques et sociaux… tu réinventes un univers.
Bref, pour en revenir à ta question, je dirais que oui, j’aimerais bien faire de l’heroic fantasy. Je ne dis pas que j’y arriverai forcément, mais ce sera en tous cas un beau challenge.
Si l'expérience Coïncidence était à refaire aujourd'hui, changerais-tu quelque chose dans ce petit synopsis qu'il a donné à tant de dessinateurs pour voir leurs différentes adaptations ?
Oui et non. Cela ne pourra pas être refait. En tous cas moi je ne pourrai pas le refaire. Je l’ai fait en me disant que ce serait une belle contrainte, le fait que cette page de scénario soit réalisée douze fois, et j’ai essayé de faire en sorte que ça raconte tout de même une histoire. C’est douze fois la même planche, et à la fin on relie ça par une planche supplémentaire pour en faire une histoire complète. Le défaut que j’y vois, c’est que c’est typiquement une idée de scénariste, que cela ne laisse pas beaucoup de place à une interprétation graphique de l’action, de la scène, il y a trop de dialogues. Mais en même temps, on est venu me chercher moi, donc il fallait s’attendre à quelque chose de très verbeux (rires), avec un rebondissement un peu bizarre. Je pense donc que cette page ne fut pas forcément un plaisir pour tous les dessinateurs. Par contre je suis content du résultat, j’en ai fait un exercice d’OuBaPo.
Le Marquis d'Anaon est peut-être ta série la plus populaire. Elle met aux prises le siècle de lumières et les superstitions qui perdureront encore dans les campagnes jusqu’à très tard. Comment t’est venue l’idée de cette série ?
C’est peut-être la plus appréciée par les amateurs de BD, mais ce n’est pas la plus connue du grand public. Au départ mon idée était de confronter un enquêteur à des choses mystérieuses, afin qu’il découvre ce qui se cache réellement derrière les superstitions locales. Au tout début ça devait d’ailleurs se passer au Moyen-Âge, et puis je me suis dit que ce serait plus intéressant que ça se passe au Siècle des Lumières.
Et au final, le propos du Marquis d’Anaon est devenu un peu plus ambigu que ça. Car le personnage du Marquis a aussi quelque part la volonté de croire qu’il y a des choses vraies derrière ces choses mystérieuses, ces choses que le Siècle des Lumières avait tendance à traiter par le mépris. C’est un peu comme si tu avais Sculler et… (rires) Mulder et Scully, pardon, dans un seul personnage… Mon lapsus est involontaire, mais révélateur, puisque le Marquis est un peu les deux personnages à la fois. Il est à la fois celui qui doute, qui se dit que tout doit être rationnel, qu’il va trouver une explication à tout ça, et en même temps, il y a quelque chose en lui qui a envie de croire qu’il y a une autre explication, pas forcément rationnelle celle-là. Il est toujours appelé par le mystérieux. A la limite, son problème à lui, c’est quand il résout l’enquête (rires), le Marquis d’Anaon adorerait tomber sur quelque chose de vraiment inexplicable. Il va toujours au bout des phénomènes, mais tombe toujours sur quelque chose de plutôt explicable. Des fois, cela dit, il passe un peu à côté de la plaque, il ne se rend pas forcément compte de la nature de ce qu’il a découvert. C’est le cas dans le cinquième album : il pense avoir tout résolu, mais en même temps, il a peut-être manqué l’essentiel…
Et puis, pour en revenir à la genèse de la série, j’avais cette envie de bosser avec Matthieu Bonhomme, dont j’avais vu le travail dans Spirou. J’avais essayé de prendre contact avec lui, et ça n’avait pas pu se faire. Finalement c’est par l’intermédiaire de l’Atelier des Vosges, où je passais voir Gwen de Bonneval, et où sont passés pas mal de gens de la « nouvelle BD », comme Blain, Marjane Satrapi, Nicolas de Crécy, des gens comme ça. Gwen a re-plaidé ma cause auprès de Matthieu, qui a alors envisagé avec plus de sérieux notre collaboration. On en a discuté, je lui ai montré le projet, que j’avais dans mes cartons, il a trouvé ça pas mal, on a développé le personnage, car auparavant c’était une silhouette très floue. D’ailleurs moi je le voyais de façon très classique, un enquêteur du surnaturel qui fonce tête baissée dans des « affaires ». Matthieu y a apporté une qualité d’humanité énorme, qui fait véritablement le sel de la série, pour moi. Poulain n’est pas un héros, et cela m’a appris énormément de choses.
Que va-t-il arriver à Jean-Baptiste Poulain et Diénéba par la suite ? Le tome 5 du Marquis d’Anaon semble se tourner vers un nouveau cycle, non ?
Il y a une ambiguïté pour certains lecteurs dans cet album, non voulue. Certains ont pensé que c’était un album à suite, alors que ce n’est pas vraiment le cas. Oui, on va retrouver Diénéba dans le tome 6, puisqu’elle suit le Marquis à la fin de ce tome 5. Mais pour nous, la fin du tome 5 était surtout ouverte dans le sens où tout n’était pas complètement résolu. Peut-être le Marquis n’a-t-il pas tout compris, peut-être est-il passé à côté d’autres personnages… Mais ces personnages, on ne les reverra pas forcément par la suite. Dans ce sens-là, on a bien toujours un one-shot.
Par contre, on aime bien suivre nos intuitions avec Matthieu, et là il nous semblait logique que cette nana, qui a une force de caractère et une force de vie énormes, s’accroche à cette opportunité de quitter l’esclavage où elle était réduite jusqu’alors, et qu’elle suive Poulain. On a commencé à réfléchir à la suite avec Matthieu, quel type d’histoire on va placer là-dessus, comment on va la faire interagir avec le destin de Poulain… Quel impact cela va avoir sur le comportement du personnage, qui jusqu’à présent se débrouillait très bien tout seul. En termes d’écriture, c’est assez excitant. Dès le départ, on s’était dit que ce ne serait pas une série à rallonge, qu’il faudrait la terminer au bon moment, à moins d’un énorme succès qui nous fasse gagner de la thune (rires). On réfléchit un peu sur la fin de la série. Et on se demande quelles sont les grandes étapes par lesquelles on veut faire passer le personnage avant cette fameuse fin. Ce serait bien de le faire vieillir à un moment, et d’une manière qui puisse surprendre un peu le lecteur.
Lequel de tes albums ou séries s'est le mieux vendu ?
Je ne connais pas toujours les chiffres exacts, mais en tête se trouve le one shot de Spirou et Fantasio, parce que c’est Spirou, on va dire. En titre plus personnel, c’est Sept psychopathes. Derrière, quasiment ex-aequo, il y a Seuls, qui a mis un peu plus de temps à se vendre mais atteint les mêmes niveaux sur la durée. Il y a un lectorat qui a découvert le troisième album, qui du coup achète les deux premiers… Il y a beaucoup d’enfants, je suis très content de ça parce que c’est vraiment eux que je voulais toucher le plus. Voilà, en termes de succès commerciaux, ce sont mes meilleures ventes. Après, ça doit être Les Cinq Conteurs de Bagdad, qui bizarrement s’est bien vendu alors que je ne m’y attendais pas du tout. Un album qui parlait de la narration, je pensais que ce serait trop personnel, que ça n’intéresserait que moi… Ensuite ça doit être Le Marquis d'Anaon, et ensuite des choses plus confidentielles mais que j’engage tout le monde à découvrir (rires).
Quand tu es au contact du public, n’as-tu pas l’impression que maintenant tu as un lectorat qui te suit ?
J’ai lu récemment, dans DBD, un article qui parlait de la nouvelle vague d’auteurs qui débarquaient. Au début de l’article, ils disaient « on ne va pas parler d’untel ou d’untel, car ils sont bien établis », et j’étais dans cette liste des « auteurs établis ». J’étais sincèrement étonné, car je ne me sens pas du tout établi (rires). Je ne suis sans doute pas bon juge de ça. Certes, j’ai fait environ 25 albums (NDLR : 29, en fait), mais ça me paraît seulement être le début. Je vois tellement d’autres scénaristes et dessinateurs tellement plus productifs que moi, que je ne pense pas l’être.
Pour répondre à ta question, oui, je me rends compte qu’il y a un certain public qui me suit. Maintenant, je ne peux pas me rendre compte de la quantité que ça représente. Je ne sais pas actuellement si mon nom fait vendre, je n’en suis pas trop sûr. Peut-être que sur un thème donné, avec un pitch très fort, les gens sauront que j’ai déjà fait ça, et me suivront. Mais je n’attends pas non plus d’un lecteur qu’il aime tout ce que je fais. Je pense même que c’est assez rare. Je pense qu’il y en a un certain nombre qui font attention à ce que je fais, qui n’achètent pas aveuglément mes bouquins mais qui jetteront plus facilement un œil à la quatrième de couverture si c’est un livre de moi. Disons qu’ils auront au moins une curiosité pour mon travail. Et puis ils regarderont le dessin, et finalement, décideront globalement si ça les intéresse vaguement ou pas. Je trouve ça assez naturel et à la limite c’est ce que je peux espérer de mieux. Je ne m’attends pas à ce que quelqu’un achète tout ce que je fais et dise « waouh ! Tout est bon ! ».
Pour en revenir à ta question, il y a aussi des libraires qui me suivent, et ça c’est très valorisant, mais je ne pense pas être établi, par contre. Pour moi c’est toujours un petit miracle quand des gens achètent mes BD. Je garde donc une gratitude énorme pour ceux qui le font. Et puis même sans parler d’achat, le simple fait que quelqu’un lise une de mes BD en bibliothèque, c’est déjà un bel honneur qu’il me fait.
Y a-t-il un ou des dessinateurs avec qui tu aimerais beaucoup travailler et avec le(s)quel(s) cela n'a pas (encore ?) été possible ?
Pas vraiment. A une époque je fantasmais sur des auteurs, avec lesquels je pensais que ce serait fantastique, et puis l’expérience m’a démontré que ce n’est pas parce qu’on aime le dessin de quelqu’un qu’on aime la personne. Et pour moi le plus important reste de bien m’entendre avec quelqu’un, et d’avoir une envie commune avec lui. Je reste plus ouvert à ce qui se propose à moi, ça peut être un éditeur qui me met en contact avec untel, une rencontre dans un festival, ça peut prendre beaucoup de temps, ou se faire de façon très immédiate ; ça peut être des gens connus ou pas. Bon, c’est toujours flatteur quand quelqu’un de connu te propose un boulot, mais ce n’est pas forcément ça qui fait le déclencheur. Pour moi c’est plus un coup de cœur pour la personne et son dessin, des fois plus pour la personne parce que je la connais bien, des fois plus pour le dessin parce que je ne connais pas bien la personne… Mais il faut que j’adhère au personnage ; si pour une raison X ou Y, je sens que ça ne se passe pas bien, je ne me forcerai pas. Avec des relations difficiles, on fait un mauvais album, voire pas d’album du tout. Ce sont des rencontres, des envies, à un moment donné, qui créent cette alchimie.
J’ai déjà fort à faire avec mon envie de retravailler avec des gens que j’aime bien. J’ai bossé avec Gwen, je vais refaire un album avec lui, et j’en suis très content. Le fait que Matthieu accepte de continuer une série avec moi, c’est génial, même s’il est tout à fait capable d’écrire seul maintenant. Je profite déjà de ça, et du coup le fantasme de bosser avec des grandes pointures m’a un peu passé. Je dirais même que je préfère bosser avec des futures pointures… Par exemple Gwen me conseille régulièrement des gens, il a un œil de découvreur, ce n’est pas pour rien qu’il travaille comme éditeur chez Sarbacane, et je lui fais vraiment confiance. C’est grâce à Gwen que j’ai bossé avec Frantz Duchazeau, d’ailleurs.
De quelle manière travailles-tu la documentation de tes différentes BD ? Es-tu scrupuleux sur ce point ou t’arrive-t-il d'improviser des décors historiques ou géographiques ?
Au début je n’étais pas très scrupuleux. Sur Green Manor je me permettais un peu tout. Mais plus ça allait, plus j’étais gêné d’écrire des trucs un peu limite. A présent je suis plus pointilleux sur la documentation. C’est une force et une faiblesse ; une force parce que du coup il y a plus de crédibilité dans ce que je fais. Par exemple, un des derniers scénarios que j’ai écrit, qui s’appelle Paco les mains rouges, qui sortira chez Dargaud, dessiné par Eric Sagot, sera un diptyque sur le bagne en Guyane dans les années 1930. Je tenais, et Eric aussi, à ce que ce soit le plus documenté possible. Et ça a très bien fonctionné, je pense.
Mais le risque de ça, c’est de perdre à un moment donné de la spontanéité. L’idéal c’est de mixer les deux. Par exemple, sur Sept psychopathes, dieu sait qu’au départ c’est une idée idiote et absurde, cette histoire de fous qui essaient d’assassiner le führer, mais j’ai quand même cherché pas mal de doc, ne serait-ce que pour savoir s’il y avait eu beaucoup de tentatives de meurtre sur Hitler, comment ça s’était passé, pourquoi ça avait échoué… J’ai ainsi appris qu’il y avait eu une trentaine de tentatives, c’est hallucinant qu’il ait survécu ! En résumé, maintenant, j’essaie d’aller assez loin dans la documentation, pour ne pas écrire de trop grosses conneries.
Bon, parfois, je l’avoue, je prends mes aises, je change une date… J’essaie de ne pas être esclave de cette rigueur. Quand il y a trop de documentation, ça peut devenir pesant, pour les auteurs comme pour le lecteur, qui n’attend pas non plus un cours d’histoire. Cela dit, ce qui est bien quand on cherche de la documentation, c’est un vieux cliché, c’est qu’on peut découvrir un truc qui dépasse la fiction... Mais quoi qu’il en soit, il y a un moment où il faut savoir s’arrêter de chercher de la doc, et prendre des libertés, en faire autre chose, tordre le réel. Et si un historien vient me tirer les oreilles, il aura le droit. J’espère tout de même que ce sera pris comme une licence poétique. Là par exemple, j’ai envie d’écrire un truc sur Méliès, je sens bien que ce sera une vision très romancée. Je trouve que c’est plus intéressant et poétique d’apporter une part d’imaginaire à une figure historique.
Pour toi, s'il y a un maître en matière de scénario de bd, c'est plutôt Greg, Charlier ou Goscinny ?
Spontanément, en termes d’affinités, c’est Goscinny. En même temps, Greg et Charlier étaient géniaux. Greg avait un sens du découpage exceptionnel. Je me souviens de séquences de Bruno Brazil, enfant, qui m’ont vraiment donné envie de faire de la BD. Ce que faisait Charlier sur Tanguy et Laverdure était génial. Un des rares épisodes en BD qui m’ont fait pleurer était dans cette série.
Après j’essaie de faire en sorte que mes maîtres à penser ne soient pas uniquement issus de la BD. J’admire ces gens-là, comme j’admire Christin et d’autres encore, mais j’essaie de sortir de l’aspect BD pour aller chercher ailleurs mes sources d’inspiration, ou des modèles de gens à admirer, parce que c’est intéressant de voir comment quelqu’un fait un film, ou écrit un poème, ou tourne un documentaire. A chaque fois on apprend quelque chose sur la manière de raconter une histoire ou de rendre compte du réel. L’admiration peut, en plus, vous paralyser. Si à un moment je devais trop me concentrer sur Goscinny, je finirais par me dire que je ne suis qu’une merde, je me demanderais pourquoi je fais le BD en comparaison lui. J’essaie donc de diversifier mes références, mes maîtres.
Quelles sont tes lectures favorites, BD mais aussi romans, et je pense notamment à la SF ?
Il y a plein de trucs… Spontanément, mais aussi parce que je me suis intéressé à lui récemment, je suis très fan d’Ellroy, parce qu’il apporte une étoffe dont je suis incapable, un vécu foisonnant dans ce qu’il écrit. J’ai aussi découvert récemment Mc Carthy, qui a été adapté récemment sur No country for old men par les frères Coen, que j’ai adoré. Du coup j’ai lu son roman La Route, que j’ai beaucoup aimé, mais qui m’est aussi resté en tête. C’est écrit de manière très simple, exactement l’inverse de ce que je fais. C’est simple, efficace, très lisible et très très fort.
Pour moi les grands auteurs sont comme les gens qui font de la liqueur ; ils arrivent à te distiller ça, à mettre la quintessence dans un petit flacon qui contient des saveurs incroyables, là où moi j’en fais des litres et des litres (rires). Mon style est encore trop ampoulé, j’aimerais bien user de plus de simplicité. J’essaie d’y arriver, mais je suis trop bavard, j’écris des intrigues encore trop compliquées. Sur le marquis d’Anaon je fais des gros efforts, d’ailleurs on me le reproche parfois. Par exemple, le tome 4 est hyper linéaire, et à certains égards décevant pour certains lecteurs qui ont trouvé qu’il ne se passait pas grand-chose, mais moi je suis justement très fier d’avoir fait cet album, je le revendique, je l’aime bien, par son côté simple. C’est une traque, le personnage va tuer un animal, point barre. Mais j’aimerais trouver encore plus de simplicité. C’est difficile à obtenir, car il faut justement ne garder que l’essentiel. J’ai relu récemment un article qui disait qu’Hergé donnait trois grands conseils de narration : crédibilité, simplicité et lisibilité. C’est pas mal de garder ça en tête. J’y ajouterais l’originalité, car je trouve ça très important. J’aime bien être surpris. Mais pour le reste, c’est exactement ce que j’aimerais arriver à faire.
Mais pour répondre à ta question, il y a plein de romans, plein de films qui me plaisent… Ce qui m’importe là encore, c’est le choc, que ce soit par le style, par l’originalité, par l’émotion qui va être dégagée. Un film d’horreur fait avec honnêteté peut me toucher. J’aime bien quand c’est sincère. Je me méfie des œuvres faites dans l’ironie, dans l’intention déclarée de se moquer du genre. Je préfère ne pas être cynique. Je trouve que c’est très difficile d’être sincère et pas ridicule. Il y a pas mal d’auteurs post-modernes qui ont tendance à regarder ce qui s’est fait avant, avec un regard ironique. Ca m’arrive d’ailleurs de tomber dans ce post-modernisme. En même temps je trouve ça beaucoup plus dur de faire un récit simple, clair, lisible, au premier degré. J’ai donc de l’admiration pour les gens qui arrivent à ça.
Tu étais parmi les candidats à la reprise de Spirou et Fantasio, place laissée vacante depuis le retrait de Jean David Morvan. Où en est cette reprise ?
La place n’est pas tout à fait « vacante », Morvan et Munuera sont encore là, ils ont réalisé un album qui devrait sortir cette année. Après, c’est vrai qu’on en discute avec les gens de chez Dupuis, et avec Yoann, avec qui j’avais fait le premier de la série de one shots. Mais si jamais nous reprenons la série maintenant, nous ne le ferons plus vraiment comme le one shot. La leçon à tirer du one-shot, c’est que l’attente du public tend vers un Spirou plus proche graphiquement de ce qui a déjà été fait précédemment. Je ne pensais pas que le Spirou du one-shot était si éloigné des précédents, mais plein de lecteurs l’ont jugé ainsi. A la limite, le one shot a servi d’avertissement au sujet du public. Par conséquent, si on reprend la série classique, la transition sera plus douce entre ce qu’a été Spirou et ce qu’on voudra en faire.
Un peu comme Tome et Janry, qui ont commencé sur un style assez comique, classique, pour finir sur un ton plus grave, avec plein d’action, etc. ?
Tout à fait. Ce qui est compliqué, c’est de déterminer quel est le dernier Spirou « classique ». Est-ce que c’est « Machine qui rêve » ? ; est-ce que ce sont les précédents de Tome et Janry, qui constituaient l’apogée de la série en termes de ventes ? Est-ce que ce sont les albums de Morvan et Munuera ? Il va bien falloir qu’on fasse un mix. Bien entendu, celui de Franquin est très présent quand même dans nos têtes. Mais on ne peut pas non plus faire abstraction des autres. De toute façon c’est casse-gueule. Si ça doit se faire, j’ai l’impression d’avoir encore des choses à dire sur le personnage, et de plus c’est la seule reprise que je peux envisager de faire, car le personnage a déjà été repris par plein de gens. Il y a eu plein de choses, dont certaines que j’aime bien. J’aime bien entendu Franquin, mais aussi la période Tome & Janry, et Morvan & Munuera ont apporté aussi des choses, des belles idées, chacun a apporté sa pierre à l’édifice.
Les one shots ont aussi apporté leur pierre. Mais je les perçois comme des épisodes hors collection, comme quand les Américains font des one shots de Batman, où il va se retrouver à l’époque victorienne, à la poursuite de Jack l’Eventreur. Et ce n’est pas trop intégré dans la série principale. Je pense que les one shots servent à ça : on pioche dedans si on en a envie, mais en même temps on n’est pas obligé de tout intégrer. Enfin, tout ça est encore très théorique. Tant qu’on n’a pas avancé avec Dupuis à ce sujet, je n’en fais pas une priorité, mais je le gare dans un coin de ma tête.
En 2005, pour les 30 ans de Fluide glacial, tu incarnes un lecteur du journal, Ludovic Vernoy. Fais-tu souvent ce genre d’imposture ?
(rires) Non, non, je ne suis pas comme Fabrice Tarrin… Non, là c’est vraiment parce que je connaissais les gens de chez Fluide. Pour des raisons X ou Y, ça les arrangeait que ce soit un auteur qui fasse ça. Sur le moment je leur ai dit que ce serait un peu dommage que ce ne soit pas un lecteur qui le fasse, mais ils voulaient quelqu’un dont ils puissent être sûr qu’il allait se prêter au jeu du dessin et du roman-photo, tout en étant assez mobile du visage (rires). Quand je suis avec eux, qu’on va boire un coup, je peux partir dans des shows, et ils se sont dit que je pourrais donc le faire, tout en faisant croire que ce serait un lecteur lambda. Ca m’a amusé quand même. L’idée du roman-photo était très marrante, mais par contre c’était un peu dur de se voir dessiné par plein de gens, d’autant que certains ne m’ont pas raté (rires). Ce qui est marrant, c’est que des gens m’ont reconnu dans la rue en tant que Ludovic Vernoy, plus qu’en tant que scénariste. (rires)
Tu as été approché par Alain Chabat pour l’écriture d’un film… Il s’agit de « Un monde à nous », mettant en vedette Edouard Baer en père mystérieux et paranoïaque. Que retires-tu de cette expérience ?
C’est une expérience géniale. Ca m’a permis de voir à quel point le scénario de film était différent de l’écriture de scénario de bande dessinée, ce que je ne présumais pas. C’est hyper instructif, assez exigeant parce que ça demande beaucoup de réécritures, et j’ai beaucoup appris par rapport à ça. On ne peut par exemple pas du tout se permettre la même chose en termes de dialogues. Ce qui va sonner juste dans la bouche d’un comédien n’est pas du tout un dialogue BD. La bande dessinée est beaucoup plus littéraire. Tu peux mettre un texte énorme dans une bulle pour expliquer ce qui s’est passé auparavant dans une BD, mais pas le mettre dans un film. Il y a aussi les narratifs BD du type « pendant ce temps… », ce genre de choses que tu ne peux plus utiliser, il faut que tout passe par l’image et le jeu des comédiens. C’a été une super leçon. Et puis c’est une grande excitation quand les gens fabriquent le décor, etc.
Bon, après, un peu comme pour Samedi et Dimanche, ce scénario était un peu ambigu, traitant à la fois du monde de l’enfance et de celui des adultes. Ce flou risque de provoquer le doute chez le spectateur, au sujet du public auquel on s’adresse. Est-ce que c’est destiné aux enfants, tout en étant assez dur ? Il se passe des choses qu’un enfant peut apprécier, même si ça semble un peu complexe. Malheureusement pour moi, j’aime précisément raconter ce genre de trucs, ces choses qui sont « entre deux ». Il peut du coup y avoir un problème de lisibilité. Quel est le genre du film ? Si je suis amené à renouveler l’expérience, dans le cinéma ou l’animation, je penserai plus à clarifier le genre dès le départ. Pour revenir à ce que disait Hergé, il faut, au cinéma comme en BD, être lisible par rapport à ce qu’on propose. Le film a eu des spectateurs, mais je pense que les gens ont eu un doute sur la nature du film ; en plus Edouard Baer, plus habitué aux comédies, tient un rôle plus sombre. La présence de l’enfant auprès de Baer, ça doit déstabiliser aussi. Il y a des leçons à tirer de ça, mais il est un peu trop tôt je pense. Je ne sais pas encore trop comment le film fonctionne, donc on verra.
En termes d’expérience vécue, c’était génial, en tous cas. Ça prend beaucoup de temps, je me suis beaucoup investi dans l’audiovisuel ces derniers temps, j’aimerais bien lever un peu le pied, me consacrer plus à la BD, et garder les projets audiovisuels à côté.
Quels sont tes projets et tes prochaines sorties en BD ?
L’intégrale de Samedi et Dimanche, avec Gwen au dessin, en novembre 2008, chez Dargaud, et puis ensuite « Jolies ténèbres » en mars 2009, dessiné par les Kérascoët, chez Dupuis, une histoire encore bien barrée comme je les aime, qui entremêle le morbide et l’enfantin. Et puis enfin Seuls tome 4, qui devrait sortir en juin 2009 chez Dupuis, toujours avec Gazzotti au dessin, bien entendu. Les autres albums n’ont pas encore de date de sortie fixe.
Fabien, merci.
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