L'Esprit du 11 janvier
Les attentats de janvier 2015 en France analysés de façon étonnante sous un angle poético-spirituel
Attentat contre Charlie Hebdo Delcourt Documentaires Les prix lecteurs BDTheque 2016 One-shots, le best-of Terrorisme
Début 2015, des terroristes massacrent la rédaction du journal Charlie Hebdo, symbole de la liberté d’expression en France. Deux jours plus tard a lieu une prise d'otage meurtrière à l'Hypercacher juif de la Porte de Vincennes. L’onde de choc est telle qu’elle se répercutera dans le monde entier. C'est à une rêverie que nous convient Serge Lehman et Gess. Mais aussi une enquête sur les petits faits étranges qui ont scandé la tragédie : coïncidences, thèmes qui se répondent, personnages dédoublés, signes du ciel, etc. En tentant de comprendre ce que revêt ce fameux « esprit du 11 janvier », Serge Lehman nous propose une analyse originale et distanciée des événements, autant spirituelle que poétique.
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Date de parution | 06 Janvier 2016 |
Statut histoire | One shot 1 tome paru |
Les avis
Le besoin de certitude rationnelle est plus fort que tout. - Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Il est initialement paru en janvier 2016, soit un an après les attentats contre Charlie Hebdo et l'Hyper Casher de la Porte de Vincennes. Il a été réalisé par Serge Lehman (scénario) et Gess (dessins). Cet ouvrage est en noir & blanc. Serge Lehman est en train de passer ses vacances en Espagne, en août 2015, avec sa femme et sa fille. Il est installé face à la terrasse et il commence à écrire le livre que le lecteur est en train de lire. Il fait le constat de la disparition (ou de la mort) de l'Esprit du 11 janvier, estimant que cette circonstance permet d'en faire l'autopsie. Il précise d'entrée de jeu qu'il sait bien que tout le monde n'était pas Charlie. Il évoque ensuite l'expression de catholiques zombies utilisés par Emmanuel Todd (1951, historien et essayiste français), le sous-titre de son livre (sociologie d'une crise religieuse), et la fois précédente où l'Esprit a été invoqué de manière publique précédemment, par François Mitterrand (1916-1996). Il cite ensuite Jean-Marie Rouart (académicien, romancier, essayiste et chroniqueur français) parlant de la France comme principe, qui reste intacte, vierge inviolée. Viennent ensuite des formulations à connotation spirituelle prononcées par Jean-Pierre Raffarin (ex-Premier Ministre), Pierre Nora (historien), et également Bernad-Henri Lévy. Il décide alors de prendre l'expression de l'Esprit du 11 janvier au pied de la lettre, et de l'envisager sous l'angle d'un phénomène surnaturel, d'une manifestation relevant de la spiritualité. Serge Lehman développe donc son propos dans l'axe religieux, avec d'autres déclarations allant dans ce sens, avec en plus la Une du numéro 1178 de Charlie Hebdo du 15 janvier 2015 et son message de pardon. Il cherche alors la période de vie de cet Esprit (du 11 janvier), situant le début de sa vie au 07 janvier 2015, la date de l'attentat commis contre la rédaction de Charlie Hebdo mais aussi la date de sortie du roman Soumission de Michel Houellebecq. le lecteur découvre alors les 9 chapitres de l'exposé : (1) le mage Houellebecq, (2) Ahmed Merabet (policier, brigade VTT du 11ème arrondissement, abattu à bout portant par les frères Kouachi), (3) Chapitre 3 : Clarissa Jean-Philippe (abattue par Amedy Coulibaly à Montrouge), (4) Lassana Bathily (le musulman fournissant une aide providentielle lors de l'attentat de l'Hyper Cacher de la porte de Vincennes), (5) le signe (une chiure de pigeon), (6) la beauté (la marche du 11 janvier assimilée à une oeuvre d'art), (7) la lumière (La Une de Luz, un acte bravoure qui touche au sacrifice), (8) le mage Houellebecq (deuxième partie), (9) insoumission (faut-il croire ?). L'auteur termine son exposé avec un épilogue et sa relation émotionnelle avec une belle maghrébine de 40 ans lors de la marche du 11 janvier. Quelle étrange démarche, aussi indispensable et pertinente, que biaisée et sujette à caution. Serge Lehman est un auteur réputé de romans et bandes dessines. Il a déjà collaboré à plusieurs reprises avec Gess, par exemple pour les séries La Brigade Chimérique avec Fabrice Colin, et l'Oeil de la nuit. le lecteur éprouve donc un a priori favorable pour ce projet inhabituel et osé, porté par un éditeur sérieux, selon toute probabilité à l'opposé d'une suite d'élucubrations et de divagations. L'auteur établit clairement son hypothèse de départ : considérer l'Esprit comme une réalité spirituelle. du coup, le lecteur n'est pas trop surpris de découvrir que Lehman choisit les citations qui vont dans son sens et qu'il s'en sert pour tisser des liens nourrissant cette hypothèse de naissance d'une mythologie, même si sa durée de vie aura été des plus brèves. Gess se met au service d'un exercice de style très contraint. Il dessine avec un degré de finition entre l'esquisse et les traits de contours travaillés et lissés. Il doit représenter à de nombreuses reprises les bustes des individus réels cités, qu'il reproduit avec un degré de ressemblance variable, aidé par le fait qu'ils sont nommés explicitement dans les cellules de texte. En fonction des pages, il peut n'y avoir que des têtes en train de parler, avec de copieux phylactères contenant des citations dont les références sont données en fin d'ouvrage. Lorsque l'exposé s'éloigne de ces citations, Gess a parfois l'occasion de dessiner des choses plus variées. Dans une poignée de pages, l'artiste revient à une forme de bande dessinée plus classique, avec une séquence qui fait l'objet de plusieurs cases. Cette bande dessinée comprend 80 pages. le lecteur se rend compte que la narration est assez dense, que Serge Lehman développe de nombreux points pour peindre sa vision spirituelle de l'Esprit du 11 janvier. Arrivé en page 69, l'exposé touche à sa fin et Serge Lehman appelle son éditeur chez Delcourt pour lui indiquer que son étude ne l'a mené à rien de probant, confirmant l'impression du lecteur. Ce dernier voit bien que l'auteur choisit ses citations avec soin, de telle sorte qu'elles viennent toutes étayer l'hypothèse de départ. Alors que l'auteur donne l'impression de jeter l'éponge, il se fait admonester par son éditeur qui lui dit que ce n'est pas le moment d'être postmoderne et que l'auteur doit aller au bout et dire ce que c'est que la beauté dont il a parlé. L'auteur s'exécute, et l'avis du lecteur change du tout au tout sur son exposé, y compris sur la partie graphique. Lehman semble avoir cantonné Gess à un rôle des plus ingrats. L'artiste est juste bon à dessiner des visages pas si ressemblants, des images reprises dans des reportages, des dessins rapides mettant l'auteur en scène. À l'évidence, Gess sert à montrer tout ce que l'auteur Lehman n'a pas voulu écrire, toutes les descriptions laborieuses difficiles à rendre vivantes, toutes les présentations d'individus réels fastidieuses à rédiger, très faciles à représenter. Mais en page 9, le lecteur a la surprise de voir qu'un dessin de Gess va au-delà de son simple rôle de faire-valoir, en montrant l'esprit de tonton (F. Mitterrand) planant au-dessus de la foule, une séquence plus visuelle. Il est certain aussi que la copie de la couverture de Luz pour le numéro 1178 de Charlie Hebdo est plus parlante qu'une simple évocation en mots. le chapitre 6 ne fonctionne que grâce aux images, celui qui assimile la marche du 11 janvier à une oeuvre d'art. L'évocation du passage de Soumission (le roman d'Houellebecq) se déroulant à Rocamadour face à la Vierge Noire ne parle également que grâce aux dessins. Sous réserve d'être patient, le lecteur peut mieux prendre la mesure de l'apport de Gess à cet exposé, malgré une apparence qui peut paraître un peu négligée. Mais qu'en est-il du point de vue développé par Serge Lehman ? Après avoir été rasséréné par la discussion entre Lehman et son éditeur, le lecteur se détend un peu et accepte d'entendre ce que lui l'auteur. Il admet facilement que sa présentation des faits rend honneur aux victimes que sont Ahmed Merabet, Clarissa Jean-Philippe. Il sourit quand la femme de Lehman lui fait observer que c'est un peu facile de dresser le portrait de Lassana Bathily en héros tellement cet homme s'est montré parfait. Mais Lehman pousse sa réflexion au-delà. À nouveau sa femme lui fait prendre conscience d'une autre évidence : Luz (Renald Luzier) est le vrai héros du récit. Lehman acquiesce mais sans diminuer en rien la valeur des autres, et la réaction de leurs proches, à commencer par Malek Merabet, le frère d'Ahmed. Il finit par mettre en avant l'une des qualités de l'Esprit du 11 janvier : le pardon. Mais il ne s'en tient pas là. le lecteur peut rester dubitatif de la référence à Cyril Lucas, maître de conférence en probabilités à l'université Paris-Diderot, consulté par le Petit Journal de Yann Barthès. Les observations mathématiques de Serge Lehman laissent à désirer car elles restent superficielles et ne sont pas convaincantes. Cependant cela lui permet de placer une remarque avec efficacité : le besoin de certitude rationnelle est plus fort que tout. le lecteur pense alors à la phrase attribuée à André Malraux : le vingt-et-unième siècle sera spirituel ou ne sera pas. À plusieurs reprises, Serge Lehman emporte la conviction du lecteur avec des observations simples et d'une évidence lumineuse, pourtant rarement formulées avec une telle clarté. La synthèse des forces de la Une de Luz : à la fois défi et pardon, refus de céder et ouverture. L'impossibilité du pardon si Amedy Coulibaly avait pu appliquer son plan initial de tuer les enfants d'une école juive. Toujours sur la couverture de Luz : l'image d'un homme qui pleure et qui pardonne, c'est trop dangereux ; seul l'art peut révéler ainsi l'hypocrisie d'une époque et l'inversion de ses valeurs. Même s'il éprouve encore quelques réticences sur le déroulé de la réflexion de Lehman, il est touché par la générosité de son propos, par son regard lucide et par la justesse de sa sensibilité. du coup, il accepte d'entendre ce que l'auteur dit de l'accumulation de circonstances favorables face aux intentions des terroristes, face à leurs tueries ignobles, face à leur impact sur la conscience collective des français, le traumatisme psychique. le lecteur le plus cartésien aura bien du mal à réfuter la théorie de Serge Lehman, sans possibilité de la tourner en dérision. Serge Lehman & Gess tiennent la promesse du titre de leur ouvrage : mener une enquête sur l'Esprit du 11 janvier, du point de vue mythologique. le lecteur grimace un peu en découvrant l'exposé très orienté dès le départ. Il nuance un peu son jugement de valeur du fait des observations perspicaces de Lehman qui ne reste pas en surface de son sujet, qui n'hésite pas à interroger la croyance que les français placent en leur république. Il découvre petit à petit que les dessins de Gess ne servent pas qu'à permettre au scénariste de s'économiser en n'écrivant pas les descriptions fastidieuses. Puis, aux trois quarts de l'exposé, il change complètement de point de vue en découvrant l'honnêteté intellectuelle de Lehman et l'effet cumulatif de ses arguments. Lehman parvient même à montrer en quoi sa mise en avant de Miche Houellebecq est pertinente et que la parution de son roman Soumission participe de cet Esprit, lui donne une perspective plus ouverte. On peut ne pas partager l'avis de Serge Lehman & Gess, mais arrivé à la fin il n'est plus possible de faire preuve de dédain ou de condescendance.
Le jour de la tuerie à Charlie Hebdo est une journée dont je me souviendrai toujours. Le soir, j'avais rejoint des centaines de personnes pour la manifestation spontanée. Le dimanche, comme des centaines de milliers de personnes, j'avais défilé dans les rues de Paris pour montrer ma colère, mon empathie, ma liberté. Mis à part quelques articles factuels, je n'ai pas, depuis deux ans, lu beaucoup de littérature sur ces évènements. Et puis voilà que Serge Lehman, plus connu pour ses romans de SF et ses scénarios de BD, propose de revenir dessus, avec un peu de recul, de hauteur. Il propose donc d'analyser, de manière rapide bien sûr, cet esprit du 11 janvier, cet élan populaire sans précédent ou presque. Lehman prend appui sur un livre d'Emmanuel Todd, qui est capable, comme l'indique Gaston, de dire ce qui anime une foule de manifestants à des milliers de kilomètres de distance. De parler de catholiques zombies ; comme si la laïcité n'était pas un principe de la République, un principe incompressible, à mon goût. Alors bien sûr, ces évènements ont fait sortir du bois beaucoup de personnes. Mais elles en représentent pas du tout la société française. Lehman se sert d'articles de journaux, de témoignages divers, de son ressenti également. Mais assez vite, il recentre son propos sur Luz, survivant du massacre et probablement la personne la plus à même de parler de ce qu'il s'est passé. Et contre toute attente, sur Michel Houellebecq, dont l’œuvre constitue une résonance troublante avec la société. Enfin, c'est ce qu'il en dit. Sans oublier le pigeon et François Hollande. Un repositionnement salvateur, qui ouvre de nouvelles voies de réflexion au lecteur. Je pense d'ailleurs que cet album va nécessiter de nouvelles lectures pour en saisir toute la profondeur. Je ne dis pas grand-chose du boulot de Gess, qui est ici plus illustrateur que dessinateur ; il est d'ailleurs probable qu'il ait dû cravacher pour rendre ses dessins avec un retard minimal. l'efficacité est toutefois au rendez-vous. Œuvre d'utilité publique.
6 mois après les terribles attentats de janvier 2016, Serge Lehmann s'interroge sur cet "esprit du 11 janvier". On a droit à une sorte d'enquête autour des ces événements (la tuerie de Charlie Hebdo, celle du supermarché juif, la marche, etc). Il y a plusieurs extraits de medias tirés d'un peu partout et c'est très bien fait. C'est un bon résumé de ces événements et il y a des réflexions intéressantes (peut-on parler de miracle dans une republique laïque vu que les miracles ont une connotation religieuses ?). Je connaissais déjà plusieurs des éléments réunis dans cet ouvrage, notamment le livre d'Emmanuel Todd qui est capable de déchiffrer une foule sans être présent à l'événement (et apparemment tous les gens de diverses origines que j'avais vus dans des photos de la marche sont tous des sales catholiques zombies), mais cela n'a pas fait en sorte de m'ennuyer. J'aurais toutefois aimé un peu d'approfondissement sur les réactions internationales. Un ouvrage passionnant à lire si on s'intéresse à ce genre d'événement.
Malheureusement, j’ai effectué cette lecture au plus mauvais moment. Un troisième attentat particulièrement meurtrier a encore secoué notre pays. Le débat actuel est que reste-t-il de l’esprit du 11 janvier ? Pour rappel, après le premier attentat qui avait touché Charlie Hebdo ainsi que l’hyper cacher de la porte de Vincennes, il y a eu un rassemblement populaire regroupant 4 millions de personnes dans les rues pour dire non au terrorisme. Il est vrai que lorsque l’auteur a commencé son œuvre, cet esprit avait déjà quasiment disparu. Il était intéressant d’avoir une analyse sociologique voire psychologique de ce qu’a été ce phénomène qualifié d’œuvre d’art par certains hommes politiques de droite. Il est vrai que dans mon esprit, je n’avais pas eu la même lecture de cet esprit du 11 janvier. Pour moi, cela signifiait l’union pour un temps de tous les partis politiques pour une cause commune. Visiblement, c’était plus que cela. Je me rappelle avoir été le tout premier à venir intervenir exceptionnellement sur le forum pour annoncer la mort de Cabu avant que la nouvelle ne soit reprise dans un autre forum où les hommages des bédéphiles avaient alors afflués. J’avais été beaucoup marqué par cette disparition tragique parmi tant d’autres. Puis, il y a eu l’attentat manqué du Thalys en août 2015 et celui terrible du Bataclan du 13 Novembre 2015. Or, chacun semble avoir une lecture différente des événements. Notre auteur nous explique dans ce qui semble être sa théorie que l’esprit du 11 janvier est né des fruits d’une coïncidence entre différents événements comme la sortie du livre de Michel Houellebecq le 7 janvier, la présence de cette policière qui s’est fait descendre aux abords de l’école juive ou de ce policier musulman ayant essayé d’arrêter les frères Kouachi. Cet esprit consiste à ne pas céder à la peur et également à ne pas faire d’amalgame. Jusqu’à présent, on avait toujours respecté la minute de silence. Maintenant, même les syndicats perturbent au bruit des casseroles ce respect pour les morts. A Nice, un habitant s’est est pris à une dame de couleur en lui demandant de repartir là où elle était née ce à quoi, elle a répliqué qu’elle était née en France. C’est l’esprit de la haine et de la vengeance qui a pris la place de l’esprit du 11 janvier. Je me rappelle de ces beaux discours qui sont d’ailleurs mise en avant dans la bd et qui consistaient à ne pas céder à la violence et à pardonner. Ce fut d’ailleurs la première une du journal satirique Charlie avec un prophète qui pleurait avec cette fameuse pancarte. Oui, comme le dit aussi justement l’auteur, c’est désormais pire qu’avant. Le 11 janvier est mort. Bon, il y a aussi un gros passage sur ce pigeon qui ne choisit pas le bon moment pour salir notre président bienaimé de la République. Je trouve que l’explication donnée est vraiment exagérée mais bon. Pour le reste, ce fut un exercice plutôt convaincant car cela m’a permis de connaître plus en profondeur ce qui faisait ce bel état d’esprit qui a aujourd’hui disparu et que j’aimerais bien qu’on retrouve. Plus rien ne sera comme avant, c’est certain. Ces gens que nous avons accueilli ou qui sont nés sur notre territoire nous détestent réellement et n’hésitent pas à tuer des enfants ou égorger nos prêtres pour le prouver. Je peux comprendre que la colère gronde. Faut-il pour autant terroriser les terroristes ? Est-ce seulement possible dans une démocratie respectant les droits de l’homme ? Autant de réflexions qui sont posés par l’esprit du 11 janvier. Le constat est sans appel : la paix est désormais menacée. Alors, oui il faut lire cette œuvre qui reste malheureusement d’actualité. Cela ne sera pas la joie que d’explorer les traumatismes profonds que les français ont subi. Il s’agit de donner un sens à tout cela. C’est parfois difficile. Serge Lehman y est arrivé avec brio en collectant certains faits au cœur de la tragédie nationale et en les transfigurant dans une dimension presque mythologique voire métaphysique. Cependant, je souligne également que cette bd garde une empreinte assez personnel ce qui la rend unique.
Alors que viennent tout juste de passer les commémorations des tragiques événements du 7 janvier 2015, les éditions Delcourt publient « L’Esprit du 11 janvier – Une enquête mythologique » sous la plume de Serge Lehman et le coup de crayon de Stéphane Gess. Voilà un duo que je n’attendais pas particulièrement dans ce registre, plutôt habitué à les voir graviter du côté de la SF que de l’actualité. Même s’il est vrai que pour une fois j’aurais préféré me farcir une mauvaise fiction, la réalité étant toute autre, et ces personnes que j’admirais tant pour certaines, auront bien cher payé leur indéniable goût pour la provocation et la liberté d’expression. Nos deux auteurs se connaissent donc bien, puisque ce sont eux (avec Fabrice Colin) qui ont réalisé la réjouissante série « La Brigade Chimérique » éditée chez l’Atalante il y a déjà quelques années, suivi de quelques spin off comme « L’homme truqué » et leur dernière série toujours en cours, « L’œil de la nuit », où ils poursuivent leur exploration et développement sur les super héros européens. Vous me direz que ces « allégories fantastiques » bardées de super héros « à la française » n’ont pas grand-chose à voir avec ce nouvel album et les attentats de Charlie… Et pourtant, en y regardant de plus près, deux aspects développés dans ces productions très différentes viennent à se téléscoper : le Mythe et l’Esprit. Lehman et Gess, à travers les feuilletonistes qu’ils utilisent dans leurs séries, refont de ces super héros des icônes en renouant avec un imaginaire collectif. Et c’est là que le lien se fait. Si on se réfère au sous titre de cet album, notre scénariste se lance dans une « Enquête mythologique ». Et c’est vrai que tous les ingrédients sont là ; il ne reste plus qu’à filtrer le gruau des événements et leur traitement médiatique pour que ce fil d’Ariane voit le jour. Si des icônes sont tombées, un certain « Esprit » serait né de cette tragédie… Mais Serge Lehman tue d’emblée le « suspense » quant à ce fameux « Esprit du 11 janvier ». Dès la première page, qui situe le début de son enquête durant l’été 2015, il écrit : « Six mois après les attentats contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher de la Porte de Vincennes, il ne reste rien de l’Esprit du 11 janvier. […] Tout est comme avant. Tout est pire qu’avant. Le 11 janvier est mort. » Mais alors quoi ? Ça y est tout est plié ? Chacun a pu faire jouer sa bonne conscience le temps d’une journée, décrocher le mot « fraternité » des frontons pour lui faire battre le pavé… et puis plus rien ? Retour au sacro-saint individualisme qui prédomine ? Ça, Serge Lehman ne s’étend pas dessus, il en fait juste l’amer constat. Ce qui l’intéresse, ce sont tous les faits qui ont permis l’émergence de ce phénomène rare, quasi unique, qui vous marque à vie, non pas seulement vous, mais une société entière. En partant de la sortie du dernier roman de Houellebecq (le mage !) qui allait aussi faire la une de Charlie le jour de l’attentat, puis en passant au crible tous les événements et les réactions qui se sont enchaînées, jusqu’à cette chiure de pigeon sur l’épaule de Hollande au cours du défilé commémoratif où se sont bousculés les « Grands de ce monde », Serge Lehman relève tout pour faire résonner les coïncidences et ces menus événements qui mis bout à bout ont permis l’émergence de cet « Esprit » et la construction de ce qui s’apparente aujourd’hui à un mythe. Car ne nous leurrons pas. Si aujourd’hui (d’autant plus avec les nouveaux attentats de novembre), le soufflé est retombé et cet Esprit s’est bien volatilisé, il n’en reste pas moins, et à leur corps défendant, que de nouvelles icônes sont nées. J’ai beaucoup apprécié le traitement graphique de Gess pour coucher cette « Histoire ». Tout à la fois sobre et épais dans son encrage, il n’est pas sans me faire penser au graphisme de Mike Mignola sur « Hellboy » et ses séries connexes (qui comme par hasard traitent des personnages aux supers pouvoirs en s’inspirant des mythes et de l’Histoire). Gess ne s’encombre pas de couleur pour cet album. Tout est ici juste posé pour servir le propos de Lehman, tout en jonglant entre mythe et réalité. Il remplit donc parfaitement son rôle d’iconographe, tout en y insufflant sa touche personnelle et parfaire la réussite de cet album. Car s’emparer d’un tel sujet était plutôt le genre d’exercice casse gueule, tant les récupérations tous azimuts ont malheureusement fleuri sur ces tombes (quand on n'y a pas craché…). Ici on évite le produit commercial pour nous proposer une lecture subjective et personnelle de cette tragédie ; si certains n’y verront que délire et élucubrations, j’ai quant à moi pris plaisir à découvrir cette relecture des événements qui façonna cet « Esprit du 11 janvier »… tout éphémère fut-il.
L'ouvrage commence par cette mise au point : « L’esprit du 11 janvier est mort. Sa vie posthume peut commencer ». Serge Lehman, auteur de SF et critique au Monde des livres, entend ainsi clairement dissocier sa propre vision des choses du panégyrique élyséen prononcé par un François Hollande plus doué on le sait pour les discours que pour l’action. Voilà en tout cas un petit livre qui ne paye pas de mine (noir et blanc, petit format) mais qui a tout d’un grand ! Malgré les apparences, il ne s’agit pas d’un essai, mais d’une « enquête mythologique » comme indiqué dans le sous-titre. L’esprit est un concept d’origine religieuse, que François Mitterrand avait su utiliser en son temps en invoquant ces fameuses « forces de l’esprit ». Mais dans une république laïque, qui peut concevoir ce terme autrement que comme une métaphore poétique ? Serge Lehman décide ainsi, non sans une certaine audace, d’étudier la question par l’autre bout de la lorgnette, en prenant au mot la traduction anglaise d’un papier de BHL, « The Miracle of January 11 » (« Ce prodigieux 11 janvier »). A partir de là, il va, à la manière d’un enquêteur, procéder à l’énumération des faits, établir des liens, citer les protagonistes et les victimes, qui selon lui ont contribué à désamorcer les tensions qui auraient pu mettre à mal l’unité du pays. Bien au contraire, on l’a vu, celle-ci s’est manifestée à la fois dignement et vigoureusement lors de la grande marche succédant aux attentats. L’auteur rappelle également plusieurs coïncidences étonnantes. Par exemple, la sortie, le jour même de l’attentat contre Charlie, du roman de Michel Houellebecq, « Soumission », où il est question d’un musulman élu président dans la France de 2022, alors que l’écrivain devait faire la une du journal satirique... Ou encore ce pigeon qui déféqua sur la veste du Président en train d’étreindre Patrick Pelloux, provoquant le fou-rire de Luz qui imaginait à coup sûr une « blague des copains aux cieux », vraisemblablement inconscient du fait que la colombe, oiseau de la même famille, symbolisait l’esprit… Certains pourront toujours parler de divagations, mais Lehman sait qu’il marche sur des œufs et se fait fort de préciser : « Si le hasard gouverne le monde, il est inutile de scruter les coïncidences. Elles n’ont rien à nous apprendre et ne sont au mieux que des anecdotes pour les journaux télé. Mais si au contraire, un Esprit s’y manifeste, alors il est difficile de ne pas voir que la première donne le mode d’emploi de toutes les autres. C’est même sans doute sa raison d’être. » Quant au dessin sobre et réaliste de Gess, co-auteur de la série polar-sf Carmen Mc Callum, il accompagne les textes en alternant archives journalistiques et séquences de l’auteur en train de préparer son livre, non sans une certaine poésie aidant à prendre de la hauteur. En tout cas, c’est passionnant et Lehman se tire fort bien de cet exercice pour le moins casse-gueule. Il n’affirme rien, ne prétend pas imposer sa théorie et laisse au lecteur le soin de tirer ses propres conclusions. Il ne fait qu’ouvrir le champ des interprétations, défait en moins de cent pages nos œillères cartésiennes, transcendant de superbe façon une horrible tragédie qui avait répandu un voile noir sur le pays. Un véritable bol d’air face à un événement plombant. Du coup, on se prend à espérer une suite à cette enquête en forme de rêverie métaphysique. Il serait en effet intéressant de voir comment Lehman a perçu les massacres de novembre.
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