L'Esprit du 11 janvier
Les attentats de janvier 2015 en France analysés de façon étonnante sous un angle poético-spirituel
Attentat contre Charlie Hebdo Delcourt Documentaires Les prix lecteurs BDTheque 2016 One-shots, le best-of Terrorisme
Début 2015, des terroristes massacrent la rédaction du journal Charlie Hebdo, symbole de la liberté d’expression en France. Deux jours plus tard a lieu une prise d'otage meurtrière à l'Hypercacher juif de la Porte de Vincennes. L’onde de choc est telle qu’elle se répercutera dans le monde entier. C'est à une rêverie que nous convient Serge Lehman et Gess. Mais aussi une enquête sur les petits faits étranges qui ont scandé la tragédie : coïncidences, thèmes qui se répondent, personnages dédoublés, signes du ciel, etc. En tentant de comprendre ce que revêt ce fameux « esprit du 11 janvier », Serge Lehman nous propose une analyse originale et distanciée des événements, autant spirituelle que poétique.
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Date de parution | 06 Janvier 2016 |
Statut histoire | One shot 1 tome paru |
Les avis
Le besoin de certitude rationnelle est plus fort que tout. - Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Il est initialement paru en janvier 2016, soit un an après les attentats contre Charlie Hebdo et l'Hyper Casher de la Porte de Vincennes. Il a été réalisé par Serge Lehman (scénario) et Gess (dessins). Cet ouvrage est en noir & blanc. Serge Lehman est en train de passer ses vacances en Espagne, en août 2015, avec sa femme et sa fille. Il est installé face à la terrasse et il commence à écrire le livre que le lecteur est en train de lire. Il fait le constat de la disparition (ou de la mort) de l'Esprit du 11 janvier, estimant que cette circonstance permet d'en faire l'autopsie. Il précise d'entrée de jeu qu'il sait bien que tout le monde n'était pas Charlie. Il évoque ensuite l'expression de catholiques zombies utilisés par Emmanuel Todd (1951, historien et essayiste français), le sous-titre de son livre (sociologie d'une crise religieuse), et la fois précédente où l'Esprit a été invoqué de manière publique précédemment, par François Mitterrand (1916-1996). Il cite ensuite Jean-Marie Rouart (académicien, romancier, essayiste et chroniqueur français) parlant de la France comme principe, qui reste intacte, vierge inviolée. Viennent ensuite des formulations à connotation spirituelle prononcées par Jean-Pierre Raffarin (ex-Premier Ministre), Pierre Nora (historien), et également Bernad-Henri Lévy. Il décide alors de prendre l'expression de l'Esprit du 11 janvier au pied de la lettre, et de l'envisager sous l'angle d'un phénomène surnaturel, d'une manifestation relevant de la spiritualité. Serge Lehman développe donc son propos dans l'axe religieux, avec d'autres déclarations allant dans ce sens, avec en plus la Une du numéro 1178 de Charlie Hebdo du 15 janvier 2015 et son message de pardon. Il cherche alors la période de vie de cet Esprit (du 11 janvier), situant le début de sa vie au 07 janvier 2015, la date de l'attentat commis contre la rédaction de Charlie Hebdo mais aussi la date de sortie du roman Soumission de Michel Houellebecq. le lecteur découvre alors les 9 chapitres de l'exposé : (1) le mage Houellebecq, (2) Ahmed Merabet (policier, brigade VTT du 11ème arrondissement, abattu à bout portant par les frères Kouachi), (3) Chapitre 3 : Clarissa Jean-Philippe (abattue par Amedy Coulibaly à Montrouge), (4) Lassana Bathily (le musulman fournissant une aide providentielle lors de l'attentat de l'Hyper Cacher de la porte de Vincennes), (5) le signe (une chiure de pigeon), (6) la beauté (la marche du 11 janvier assimilée à une oeuvre d'art), (7) la lumière (La Une de Luz, un acte bravoure qui touche au sacrifice), (8) le mage Houellebecq (deuxième partie), (9) insoumission (faut-il croire ?). L'auteur termine son exposé avec un épilogue et sa relation émotionnelle avec une belle maghrébine de 40 ans lors de la marche du 11 janvier. Quelle étrange démarche, aussi indispensable et pertinente, que biaisée et sujette à caution. Serge Lehman est un auteur réputé de romans et bandes dessines. Il a déjà collaboré à plusieurs reprises avec Gess, par exemple pour les séries La Brigade Chimérique avec Fabrice Colin, et l'Oeil de la nuit. le lecteur éprouve donc un a priori favorable pour ce projet inhabituel et osé, porté par un éditeur sérieux, selon toute probabilité à l'opposé d'une suite d'élucubrations et de divagations. L'auteur établit clairement son hypothèse de départ : considérer l'Esprit comme une réalité spirituelle. du coup, le lecteur n'est pas trop surpris de découvrir que Lehman choisit les citations qui vont dans son sens et qu'il s'en sert pour tisser des liens nourrissant cette hypothèse de naissance d'une mythologie, même si sa durée de vie aura été des plus brèves. Gess se met au service d'un exercice de style très contraint. Il dessine avec un degré de finition entre l'esquisse et les traits de contours travaillés et lissés. Il doit représenter à de nombreuses reprises les bustes des individus réels cités, qu'il reproduit avec un degré de ressemblance variable, aidé par le fait qu'ils sont nommés explicitement dans les cellules de texte. En fonction des pages, il peut n'y avoir que des têtes en train de parler, avec de copieux phylactères contenant des citations dont les références sont données en fin d'ouvrage. Lorsque l'exposé s'éloigne de ces citations, Gess a parfois l'occasion de dessiner des choses plus variées. Dans une poignée de pages, l'artiste revient à une forme de bande dessinée plus classique, avec une séquence qui fait l'objet de plusieurs cases. Cette bande dessinée comprend 80 pages. le lecteur se rend compte que la narration est assez dense, que Serge Lehman développe de nombreux points pour peindre sa vision spirituelle de l'Esprit du 11 janvier. Arrivé en page 69, l'exposé touche à sa fin et Serge Lehman appelle son éditeur chez Delcourt pour lui indiquer que son étude ne l'a mené à rien de probant, confirmant l'impression du lecteur. Ce dernier voit bien que l'auteur choisit ses citations avec soin, de telle sorte qu'elles viennent toutes étayer l'hypothèse de départ. Alors que l'auteur donne l'impression de jeter l'éponge, il se fait admonester par son éditeur qui lui dit que ce n'est pas le moment d'être postmoderne et que l'auteur doit aller au bout et dire ce que c'est que la beauté dont il a parlé. L'auteur s'exécute, et l'avis du lecteur change du tout au tout sur son exposé, y compris sur la partie graphique. Lehman semble avoir cantonné Gess à un rôle des plus ingrats. L'artiste est juste bon à dessiner des visages pas si ressemblants, des images reprises dans des reportages, des dessins rapides mettant l'auteur en scène. À l'évidence, Gess sert à montrer tout ce que l'auteur Lehman n'a pas voulu écrire, toutes les descriptions laborieuses difficiles à rendre vivantes, toutes les présentations d'individus réels fastidieuses à rédiger, très faciles à représenter. Mais en page 9, le lecteur a la surprise de voir qu'un dessin de Gess va au-delà de son simple rôle de faire-valoir, en montrant l'esprit de tonton (F. Mitterrand) planant au-dessus de la foule, une séquence plus visuelle. Il est certain aussi que la copie de la couverture de Luz pour le numéro 1178 de Charlie Hebdo est plus parlante qu'une simple évocation en mots. le chapitre 6 ne fonctionne que grâce aux images, celui qui assimile la marche du 11 janvier à une oeuvre d'art. L'évocation du passage de Soumission (le roman d'Houellebecq) se déroulant à Rocamadour face à la Vierge Noire ne parle également que grâce aux dessins. Sous réserve d'être patient, le lecteur peut mieux prendre la mesure de l'apport de Gess à cet exposé, malgré une apparence qui peut paraître un peu négligée. Mais qu'en est-il du point de vue développé par Serge Lehman ? Après avoir été rasséréné par la discussion entre Lehman et son éditeur, le lecteur se détend un peu et accepte d'entendre ce que lui l'auteur. Il admet facilement que sa présentation des faits rend honneur aux victimes que sont Ahmed Merabet, Clarissa Jean-Philippe. Il sourit quand la femme de Lehman lui fait observer que c'est un peu facile de dresser le portrait de Lassana Bathily en héros tellement cet homme s'est montré parfait. Mais Lehman pousse sa réflexion au-delà. À nouveau sa femme lui fait prendre conscience d'une autre évidence : Luz (Renald Luzier) est le vrai héros du récit. Lehman acquiesce mais sans diminuer en rien la valeur des autres, et la réaction de leurs proches, à commencer par Malek Merabet, le frère d'Ahmed. Il finit par mettre en avant l'une des qualités de l'Esprit du 11 janvier : le pardon. Mais il ne s'en tient pas là. le lecteur peut rester dubitatif de la référence à Cyril Lucas, maître de conférence en probabilités à l'université Paris-Diderot, consulté par le Petit Journal de Yann Barthès. Les observations mathématiques de Serge Lehman laissent à désirer car elles restent superficielles et ne sont pas convaincantes. Cependant cela lui permet de placer une remarque avec efficacité : le besoin de certitude rationnelle est plus fort que tout. le lecteur pense alors à la phrase attribuée à André Malraux : le vingt-et-unième siècle sera spirituel ou ne sera pas. À plusieurs reprises, Serge Lehman emporte la conviction du lecteur avec des observations simples et d'une évidence lumineuse, pourtant rarement formulées avec une telle clarté. La synthèse des forces de la Une de Luz : à la fois défi et pardon, refus de céder et ouverture. L'impossibilité du pardon si Amedy Coulibaly avait pu appliquer son plan initial de tuer les enfants d'une école juive. Toujours sur la couverture de Luz : l'image d'un homme qui pleure et qui pardonne, c'est trop dangereux ; seul l'art peut révéler ainsi l'hypocrisie d'une époque et l'inversion de ses valeurs. Même s'il éprouve encore quelques réticences sur le déroulé de la réflexion de Lehman, il est touché par la générosité de son propos, par son regard lucide et par la justesse de sa sensibilité. du coup, il accepte d'entendre ce que l'auteur dit de l'accumulation de circonstances favorables face aux intentions des terroristes, face à leurs tueries ignobles, face à leur impact sur la conscience collective des français, le traumatisme psychique. le lecteur le plus cartésien aura bien du mal à réfuter la théorie de Serge Lehman, sans possibilité de la tourner en dérision. Serge Lehman & Gess tiennent la promesse du titre de leur ouvrage : mener une enquête sur l'Esprit du 11 janvier, du point de vue mythologique. le lecteur grimace un peu en découvrant l'exposé très orienté dès le départ. Il nuance un peu son jugement de valeur du fait des observations perspicaces de Lehman qui ne reste pas en surface de son sujet, qui n'hésite pas à interroger la croyance que les français placent en leur république. Il découvre petit à petit que les dessins de Gess ne servent pas qu'à permettre au scénariste de s'économiser en n'écrivant pas les descriptions fastidieuses. Puis, aux trois quarts de l'exposé, il change complètement de point de vue en découvrant l'honnêteté intellectuelle de Lehman et l'effet cumulatif de ses arguments. Lehman parvient même à montrer en quoi sa mise en avant de Miche Houellebecq est pertinente et que la parution de son roman Soumission participe de cet Esprit, lui donne une perspective plus ouverte. On peut ne pas partager l'avis de Serge Lehman & Gess, mais arrivé à la fin il n'est plus possible de faire preuve de dédain ou de condescendance.
L'ouvrage commence par cette mise au point : « L’esprit du 11 janvier est mort. Sa vie posthume peut commencer ». Serge Lehman, auteur de SF et critique au Monde des livres, entend ainsi clairement dissocier sa propre vision des choses du panégyrique élyséen prononcé par un François Hollande plus doué on le sait pour les discours que pour l’action. Voilà en tout cas un petit livre qui ne paye pas de mine (noir et blanc, petit format) mais qui a tout d’un grand ! Malgré les apparences, il ne s’agit pas d’un essai, mais d’une « enquête mythologique » comme indiqué dans le sous-titre. L’esprit est un concept d’origine religieuse, que François Mitterrand avait su utiliser en son temps en invoquant ces fameuses « forces de l’esprit ». Mais dans une république laïque, qui peut concevoir ce terme autrement que comme une métaphore poétique ? Serge Lehman décide ainsi, non sans une certaine audace, d’étudier la question par l’autre bout de la lorgnette, en prenant au mot la traduction anglaise d’un papier de BHL, « The Miracle of January 11 » (« Ce prodigieux 11 janvier »). A partir de là, il va, à la manière d’un enquêteur, procéder à l’énumération des faits, établir des liens, citer les protagonistes et les victimes, qui selon lui ont contribué à désamorcer les tensions qui auraient pu mettre à mal l’unité du pays. Bien au contraire, on l’a vu, celle-ci s’est manifestée à la fois dignement et vigoureusement lors de la grande marche succédant aux attentats. L’auteur rappelle également plusieurs coïncidences étonnantes. Par exemple, la sortie, le jour même de l’attentat contre Charlie, du roman de Michel Houellebecq, « Soumission », où il est question d’un musulman élu président dans la France de 2022, alors que l’écrivain devait faire la une du journal satirique... Ou encore ce pigeon qui déféqua sur la veste du Président en train d’étreindre Patrick Pelloux, provoquant le fou-rire de Luz qui imaginait à coup sûr une « blague des copains aux cieux », vraisemblablement inconscient du fait que la colombe, oiseau de la même famille, symbolisait l’esprit… Certains pourront toujours parler de divagations, mais Lehman sait qu’il marche sur des œufs et se fait fort de préciser : « Si le hasard gouverne le monde, il est inutile de scruter les coïncidences. Elles n’ont rien à nous apprendre et ne sont au mieux que des anecdotes pour les journaux télé. Mais si au contraire, un Esprit s’y manifeste, alors il est difficile de ne pas voir que la première donne le mode d’emploi de toutes les autres. C’est même sans doute sa raison d’être. » Quant au dessin sobre et réaliste de Gess, co-auteur de la série polar-sf Carmen Mc Callum, il accompagne les textes en alternant archives journalistiques et séquences de l’auteur en train de préparer son livre, non sans une certaine poésie aidant à prendre de la hauteur. En tout cas, c’est passionnant et Lehman se tire fort bien de cet exercice pour le moins casse-gueule. Il n’affirme rien, ne prétend pas imposer sa théorie et laisse au lecteur le soin de tirer ses propres conclusions. Il ne fait qu’ouvrir le champ des interprétations, défait en moins de cent pages nos œillères cartésiennes, transcendant de superbe façon une horrible tragédie qui avait répandu un voile noir sur le pays. Un véritable bol d’air face à un événement plombant. Du coup, on se prend à espérer une suite à cette enquête en forme de rêverie métaphysique. Il serait en effet intéressant de voir comment Lehman a perçu les massacres de novembre.
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