Penss et les plis du monde

Note: 3/5
(3/5 pour 10 avis)

Dans ce conte philosophique, l’auteur de la Saga de Grimr, fauve d’or 2018, traduit avec force le regard singulier que Penss porte sur le monde, aux antipodes de celui de l’humanité de ces temps préhistoriques…


Gobelins, l'École de l'Image Mirages Préhistoire

À l’aube des temps, Penss, piètre chasseur, passe ses journées à contempler la beauté de la nature. Rejeté par son clan, il est contraint à la survie en solitaire et promis à une mort certaine. Mais au printemps, il arrache à la terre son plus grand secret : tout dans le monde se déplie inéluctablement. Une nouvelle vie commence pour Penss et, il en est certain, un nouvel avenir pour l’humanité…

Scénario
Dessin
Couleurs
Editeur / Collection
Genre / Public / Type
Date de parution 25 Septembre 2019
Statut histoire One shot 1 tome paru

Couverture de la série Penss et les plis du monde © Delcourt 2019
Les notes
Note: 3/5
(3/5 pour 10 avis)
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09/10/2019 | LuluZifer
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Par Présence
Note: 4/5
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La beauté d'une fleur m'a sauvé, maman. - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre qui n'appelle pas de suite. La première édition date de 2019. Il s'agit d'une bande dessinée en couleurs, entièrement réalisée par Jérémie Moreau, pour le scénario, les dessins et les couleurs. Elle comporte environ 230 pages. L'eau s'écoule avec les reflets changeants du soleil, marquant des lignes de crête des ondulations, faisant comme des points de lumière, montrant les ondes, ou encore une eau assombrie autour des rochers qui affleurent. Ces phénomènes lumineux en surface de l'eau se répètent alternativement, sous les yeux grands écarquillés de Penss, un jeune homme accroupi sur un rocher, fasciné par ce phénomène. Il pense qu'il est le seul à remarquer la beauté du monde, que tous les autres passent leur vie à courir. Sa mère finit le trouver et elle lui reproche d'être en perdu dans sa contemplation, sans même prêter attention aux poissons. Elle ajoute que les hommes de la tribu sont rentrés de la chasse, et qu'Ovie a accouché. Elle et lui n'ont rien à lui offrir. Ils se mettent à marcher pour remonter la pente un peu prononcée et se présenter devant le mari d'Ovie. Les autres se sont mis à la queue-leu-leu pour offrir leurs cadeaux. Vient le tour de la mère de Penss qui s'agenouille et présente une poignée de cailloux. le mari répond qu'elle peut les garder et qu'elle doit expliquer à son fils qu'on ne peut pas passer ses journées à rêvasser. le soir, devant le feu de camp, les chasseurs distribuent des morceaux de viande cuite. Assis en tailleur comme les autres, Penss tend ses mains en avant quand vient son tour, mais un autre récupère le morceau qui lui est destiné et proteste : il n'a jamais ramené un bout de viande ou même quoi que ce soit. Ce garçon ne donne rien d'ailleurs : ni bonjour, ni merci, ni même aucun geste d'affectation pour l'un ou l'autre des membres de la tribu. Tant qu'il voguera seul avec lui-même, cet homme ne voit pas pourquoi Penss mangerait la viande pour laquelle le chasseur risque sa vie. Penss sort de la caverne et va contempler le ciel étoilé nocturne. Sa mère le rejoint et lui dit sa façon de penser. Elle a peur pour lui, car tout le temps il se trompe. Il se trompe de vie. Il voit les reflets quand il faut regarder les poissons. Il préfère l'obscurité froide des montagnes au feu de son clan. Il regarde la mousse à ses pieds quand il faut voir l'horizon. Demain les chasseurs vont chasser le bouquetin, elle lui demande de les accompagner. Penns reste dehors à regarder les étoiles, en se disant que sa mère ne comprend pas : ces montagnes, ces étoiles sont infiniment plus belles que n'importe quel homme. le lendemain, Penss a pris sa lance et il suit le groupe de chasseurs, en restant bien en arrière. Ils se mettent en position en haut d'une colline et le meneur voit un groupe d'une quinzaine de bouquetins plus bas dans la vallée. Il agrippe la tunique de Penss et le tire pour qu'il dévale la pente. Ce dernier se retrouve devant un bouquetin figé par la peur. Soudain les quadrupèdes fuient en courant, bousculant le jeune homme au passage. Un puma est apparu au sommet d'un rocher et il se précipite vers les animaux, et donc vers Penss. Ce nouveau récit complet succède à La saga de Grimr (2017) dans la bibliographie de l'auteur. Ce dernier passe ainsi de l'Islande au dix-huitième siècle, à des hommes préhistoriques, dans la phase chasseur. Au cours de ces deux cent trente pages réparties en un prologue et six chapitres, Penss va se séparer de sa tribu, décidant de rester dans la vallée où ils se trouvent, seul avec sa mère âgée, alors que les autres vont de l'avant pour trouver du gibier. En continuant d'observer la nature avec attention et curiosité, il finit par deviner le cycle de reproduction des végétaux au fil des saisons, et par devenir un précurseur de l'agriculture. Lorsqu'une autre tribu arrive dans la zone où il s'est installé, deux points de vue s'opposent entre les chasseurs et les cueilleurs, deux philosophies de vie. le bédéiste maîtrise son récit de bout en bout, en particulier la pagination : il choisit donc de développer des scènes contemplatives, des pages sans mots, sans texte, pour montrer Penss en train d'observer et d'effectuer des déductions, de tester des méthodes de façon empirique. C'est presque paradoxal : alors que le personnage principal prend son temps, le lecteur avance plus vite dans les pages car elles sont dépourvues de texte. Elles sont au nombre de 41 pages silencieuses. Le lecteur se laisse bien volontiers porter par cette narration visuelle douce et très facile d'accès. Il est sous le charme dès la première page, avec les reflets changeants sur l'eau, les différentes formes qu'ils peuvent prendre : Penss observe pour lui et il est sous le charme de ces cinq cases, chacune avec une composition de couleurs différentes, tout en décrivant bien un endroit unique. L'enchantement continue sur la deuxième page, et culmine une première fois sur la page 3 : une composition qui relèverait du domaine de l'abstrait si elle n'était pas contextualisée dans sa partie supérieure (environ un cinquième de l'image) par la présence du personnage. Dans le même temps, c'est aussi une belle représentation de l'écoulement de la rivière. Pour cette séquence, l'artiste a choisi de marquer fortement les différents moments de la journée avec les couleurs : un peu brun et gris pour l'après-midi, gris pour la fin de journée, noir avec des teintes orangées pour la nuit et le feu. L'artiste dessine les personnages de manière simple, éloignée de la représentation photographique, lisible par des lecteurs de tout âge, sans pour autant leur infliger un jeunisme généralisé. Leur visage et leur corps sont marqués de petits traits secs attestant la rigueur de leur mode de vie primitif. Il accentue fortement cet effet pour les traits creusés de la mère du personnage principal alors qu'elle vit ses derniers jours. Il se crée un décalage entre ces personnages à l'aspect simple détouré par un trait de contour encré, et les paysages, le plus souvent en couleur directe, sauf quand le dessinateur a besoin d'être dans un mode descriptif précis pour les végétaux. Les différents environnements apparaissent alors avec le point de vue de l'auteur, dans un registre descriptif, parfois proche de la frontière de l'impressionnisme. Après les reflets sur l'eau, le lecteur en fait l'expérience avec la pente pierreuse, parfois des grosses pierres avec des contours esquissés au pinceau, parfois juste la couleur de la roche et des quelques touffes d'herbe desséchée, avec des motifs abstraits au pinceau pour évoquer la séparation entre les pierres. Dans ces temps préhistoriques, la nature est le personnage qui prend le plus de place, omniprésente, l'être humain n'étant qu'un épiphénomène aux répercussions aussi limitées que fugaces. En outre, le regard de Penss donne également la place principale à la nature. le lecteur éprouve la sensation de prendre un bon bol d'air pur tout du long de sa lecture : une pente rocheuse, un éboulement de pierres, une marche sur une ligne de crête, la vue d'ensemble d'une vallée verdoyante, la richesse et la diversité des arbres fruitiers qui se dressent haut rendant Penss minuscule par comparaison, le gris bleuté de la neige recouvrant tout rendant la vie d'autant plus fragile, etc. Ce mode de représentation permet de glisser sans solution de continuité dans une vision onirique lorsque le jeune homme a mangé des psilocybes sans idée de ce qui va se produire : une hallucination de la page 61 à la page 67, lui permettant de concevoir cette notion des plis du monde. La lecture est à la fois facile et dépaysante, sans exagération dramatique, tout en transcrivant bien l'état d'esprit des personnages, les tensions, les moments de peur, de colère, d'inquiétude, voire d'angoisse, et le caractère très têtu, obstiné même du personnage principal. le bédéiste sait également jouer sur la composition des cases allant du dessin en double page, à 28 cases dans une même page, alignant des cases rectangulaires dans des bandes bien horizontales, ou parfois passant à des cases en trapèzes avec des bandes inclinées pour accompagner des mouvements, intégrer des inserts avec un effet extraordinaire lors de la première relation sexuelle de Penss (en pages 146 et 147). le lecteur note de ci de là des éléments qui ne sont pas réalistes, à commencer par la tunique en peau de bête toujours identique quelles que soient les saisons. Il y a aussi la capacité de compréhension de Penss qui devient un agriculteur perspicace par la seule force de sa volonté, par des essais et des erreurs, dans un cheminement empirique, mais sans aide d'un autre. le lecteur perçoit inconsciemment que le récit relève plus du conte que du reportage ou de la reconstitution historique. Il prête alors attention aux épreuves que traversent le héros : un voyage initiatique lui permettant de grandir. Des moments universels : la mort de la mère, se repaître de ce qu'elle laisse, ne pas gâcher, être à la merci des éléments, de phénomènes arbitraires sur lesquels on n'a pas de prise, se confronter aux autres, à leur vision du monde, à leur opiniâtreté. Penss n'est pas sans défaut : il estime avoir raison contre tous les autres, en conséquence de quoi il refuse leur mode de vie au risque de mourir de faim, et il n'hésite pas à les convaincre d'adopter le sien, au risque de mourir de faim également. Il se heurte au fait que le rythme de la nature ne soit pas le rythme de l'être humain. Il fait l'apprentissage des responsabilités, des compromis face au principe de réalité, des mauvaises intentions de certains, mais aussi de la force d'expression de l'art (les œuvres pariétales de Craie), la capacité de travail d'un groupe comparée à celle d'un individu seul. Pour autant il n'abandonne jamais sa conviction, son principe, sa croyance de pouvoir subvenir au besoin de nourriture par le monde végétal, fruits et légumes. le lecteur peut alors y voir un métacommentaire sur la nécessité de changer de paradigme, de passer à un mode de vie sans viande, et écoresponsable. Une nécessité d'une production plus respectueuse de la vie, toutefois pas au prix de la survie de l'espèce. Voilà une bande dessinée aussi ambitieuse que facile de lecture. Le créateur a conçu un récit qui sait profiter de la forte pagination en prenant son temps, sans pour autant ralentir la vitesse de lecture, ou exiger un effort de concentration particulier. Il a dosé la simplicité des personnages qui n'en semblent que plus vivant dans les environnements, et la représentation plus douce de ces derniers, s'approchant parfois de l'impressionnisme. L'intrigue est linéaire : Penss estime que les êtres humains doivent se nourrir de la production de végétaux, plutôt que de chasser et de tuer des animaux. L'ambition du récit se révèle progressivement : le personnage principal agit par principe, ce qui se heurte aux réalités de la vie quotidienne, aux compromissions nécessaires pour assurer sa survie. Progressivement, son voyage prend une dimension existentielle et implique la communauté d'une tribu, d'autres individus devant assumer les conséquences de ses décisions. Éventuellement un lecteur adulte peut regretter une narration parfois un peu simplifiée pour réaliser un conte tout public.

18/06/2024 (modifier)
L'avatar du posteur ThePatrick

Penss est un jeune homme différent dès le départ. Honi par les siens pour son inadaptation et son inutilité, il est en effet rêveur au possible. Perdant son clan, et confronté à ce monde indifférent et impitoyable, il s'efforce de percer les secrets de ce monde. Avec un mélange de mystique et de méthode, il découvrira certains "secrets" qui le mèneront sur le chemin de l'agriculture. Pourquoi ai-je particulièrement apprécié cette lecture ? Eh bien en fait, pour une raison assez particulière, qui est que je venais de finir Saison brune de Squarzoni. Livre documentaire sans fard sur le réchauffement climatique et ses conséquences, c'est aussi un livre sur une fin. Et on n'en ressort pas intact. Là donc où nous avions un sujet grave et une fin, nous avons ici au contraire une histoire et un début. Histoire sur les débuts de l'Homme, sur la difficulté à survivre dans un monde où la nature n'est pas un joli jardin où il n'y a qu'à se promener pour trouver de quoi subsister. Histoire sur la découverte du monde et sa compréhension. Mais aussi histoire sur la volonté farouche de survivre, de vivre, de se battre contre ce monde rude, de le vaincre et de le domestiquer. On n'est donc sur le fond absolument pas dans une fable écologique, et on peut sentir en gestation dans la volonté de Penss de domestiquer ce monde les prémisses de tous les excès que nous connaissons aujourd'hui. Le monde représenté ici est assez vide. L'était-il vraiment ? Je n'en sais rien. Mais il faut bien avouer que les combats contre les grands prédateurs - épisodes certes romantiquement forts dans nos imaginaires - devaient sans doute être assez rares. On verra cependant des mammouths, et certains personnages évoqueront les combats héroïques apportant de la gloire à leur clan. Mais le sujet n'est pas celui-là, et ce vide relatif s'explique au sein de cet album par la situation assez isolée de cette vallée où se déroule l'histoire d'une part, et par le besoin pour que puisse naître l'agriculture d'un calme relatif d'autre part. L'incompréhension bien naturelle des autres hommes face à ce fou est bien représentée ici, de même que les conflits entre les aspirations, et les conflits entre clans. Si je n'avais que peu apprécié le dessin de Jérémie Moreau dans Le Discours de la panthère, je l'ai en revanche trouvé ici très beau, avec en particulier un choix des couleurs qui rend ce monde vivant et donne un visuel prenant. Seule la fin m'a malheureusement un peu déçu, avec un changement de Penss bien trop brusque, et - si jamais on l'interprétait comme un message s'adressant à notre mode de vie - trop morale et pour le coup trop écolo-gentille. Malgré cela, cette lecture a été un grand souffle d'air frais, très plaisante.

14/06/2021 (modifier)
Par LuluZifer
Note: 4/5 Coups de coeur expiré
L'avatar du posteur LuluZifer

Le week-end dernier j'ai lu 'Penss et les plis du monde' le dernier petit bébé du talentueux Jérémie Moreau. Ouvrage récemment publié, puisqu'en septembre dernier, aux éditions Delcourt. Premièrement, la fab de l'album est totalement somptueuse. On dirait un objet d'art, un tableau et c'est un peu normal je dirais au vu de ce que nous propose l'auteur à l'intérieur. Le déroulement des pages de gardes, de la page de titre et même de la page de fin (normalement ça n'existe pas mais bon), la C1C4 et le dos participent concrètement à l'œuvre principale. C'est beau, simple et efficace. Nous allons suivre le récit de Penss, à l'aube des temps, où les cueilleurs déambulaient sur la Terre. Penss est un rêveur. Un poète. Il regarde le monde avec des yeux différents par rapport à ses pairs. Il est en quelque sorte considéré, par son clan, comme un bon à rien. Il ne sait pas chasser ou pêcher. Mais il possède le sens de la beauté. La beauté de la nature et donc celle de la terre nourricière. Juste avant la saison de l'hiver et de la période blanche, lui et sa mère, se retrouvent seuls abandonnés par leur clan. S'ensuit une tragédie qui va le marquer à jamais et tout en retrouvant un mode de vie assez typique puisqu'un second clan va venir s'installer avec lui, Penss va partir en guerre contre la terre et va vouloir contrecarrer les plans de celle-ci en essayent de passer outre le douloureux cycle de la vie. Jusqu'à ce qu'il puisse se reconstruire et aller de l’avant. Le récit est très porteur. Il met en évidence notre incapacité à assimiler la nature et le cycle de la vie. En voulant combattre tout cela et en passant outre notre besoin de vivre en adéquation avec la Terre. Ce qui est intéressant également c'est le ton qu'emploie Jérémie Moreau pour conter son récit qui est moderne. C’est un parti pris assez bien foutu car ne vous attendez pas à lire 'un parler néandertalien' ou de lire 'une énième histoire de la Guerre du feu'. Bon ensuite, l’auteur n’est pas historien et moi non plus. D’ailleurs, nous ne sommes pas là pour lire une histoire sur la préhistoire mais sur la pensée du monde ou ses plis. De l’être humain, de sa quête et de l’ascension de la pensée philosophique. C’est à prendre de toute manière avec des pincettes car c’est ce que je pense et surement qu’un autre lecteur y verra autre chose. Et ça c’est l’apparat d’un bon roman graphique. À chaque lecture d'un Jérémie Moreau, nous entrons dans un monde bien particulier. À chaque nouvel album, son style graphique se bonifie, change, prend des tournures différentes en rapport avec l’histoire contée. C’est un auteur conteur, un troubadour, un poète et il ne cesse de sublimer son art. Présentement, Penss pousse les limites de la bd et prend une tournure au niveau de la maquette du déroulement des cases et des planches assez folles et inattendues. C’est tellement beau, contemplatif parfois, âpre, dur, dramatique et poétique tout en étant métaphorique qu’on n’essaie même pas de se poser mais de se laisser porter par le récit et le design. Je suis certaine que je reprendrais en main cet album, bien après l’avoir dévoré, juste pour lire des passages et me rincer les mirettes. Voilà, j’aime, j’adore cet auteur et je pense sincèrement que même s’il a eu le Fauve d’or durant le festival d’Angoulême 2019 avec La Saga de Grimr, il continuera à dépoter et nous en mettre plein de la vue et l’esprit. Toutefois, son oeuvre que je préfère et que je trouve toujours aussi magnifique, car plein de subtilité et d'émotion, c'est son Max Winson. <3

09/10/2019 (modifier)