Mangez-le si vous voulez
En adaptant le roman le plus noir de Jean Teulé, Dominique Gelli s'attaque aussi à un monument des annales judiciaires françaises. L'expressivité de son travail traduit de façon troublante le martyr d'Alain de Monéys.
1816 - 1871 : De la chute du Premier Empire à la Commune Adaptations de romans en BD Jean Teulé Mirages Nouvelle Aquitaine
À l'été 1870, alors que la puissance de l'armée prussienne décide du sort du second Empire, le moral du peuple français est au plus bas. Quand un jeune notable de Dordogne, Alain de Monéys, se rend à la foire d'Hautefaye, il ne sait pas que c'est pour y subir les pires tortures, jusqu'à son meurtre et sa dévoration par une foule rendue hystérique d'avoir cru l'entendre dire : « à bas la France »...
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Date de parution | 02 Septembre 2020 |
Statut histoire | One shot 1 tome paru |
Les avis
ÉNORME ! Tellement énorme qu’on pense immanquablement que tout est inventé ! Et lorsque l’on s’aperçoit qu’hélas il n’en est rien, eh bien c’est encore plus énorme ! Hallucinant, enfin bref tous les synonymes y passent. Une triste illustration des capacités quasi infinie de la connerie humaine, surtout lorsqu’elle est portée par la foule, et par des élans de chauvinisme/racisme. J’ai immédiatement pensé à l’album (et donc l’histoire) Le Singe de Hartlepool, qui illustre à peu près les mêmes thèmes, de façon aussi loufoque et abominable. Une histoire incroyable mais vraie donc, d’un type ordinaire, quasi parfait dans ses sentiments. Les premières pages sont presque dégoulinantes de bons sentiments, lorsque nous découvrons Alain de Moneys, propriétaire généreux, ami loyal, fils prévenant. Qui, par le plus grand des hasards, parce qu’il se trouve au mauvais endroit au mauvais moment, et suite à quelques quiproquos, va se trouver insulté, torturé, massacré – voire en partie mangé ! par une foule voyant en lui un « Prussien » (nous sommes au moment de la défaite de l’Empereur Napoléon III face aux Prussiens en 1870). L’essentiel de l’album présente par le menu ce massacre, dans plusieurs chapitres suivant (plan du village à l’appui) le long et improbable chemin de croix de Moneys (son supplice dure plusieurs heures). Les images sont crues, c’est horrible et sanglant à souhait. Le dessin de Gelli (que je ne connaissais qu’accompagnant des délires loufoques et comiques de Tronchet – c’est dire s’il change ici de registre !) est original et intéressant. Très sombre, au point que les visages ne sont pas toujours faciles à discerner. Mais ça colle très bien avec l’histoire, puisque chaque individu disparait au sein de la meute : c’est la foule le personnage principal. Il n’y a qu’à voir la réaction des tortionnaires lorsque, leur esprit revenu et redevenu des individus lors du procès, ils se rendent compte de ce qu’ils ont fait. Une histoire édifiante, bien mise en image (je ne connais pas la version d’origine du roman de Teulé – mais je vois bien ce qui a pu l’attirer dans cette histoire) : une lecture hautement recommandable.
2.5 Je connaissais cette anecdote historique et j'étais curieux de voir ce que cela donnait en bande dessinée. Et ben cela donne un album avec de longues scènes de tortures et bien sur tout est en noir et blanc sauf le sang bien rouge afin de montrer tout l'horreur qui s'abats sur ce pauvre jeune homme qui avait rien fait de mal. Heureusement, cela se lit plutôt vite pour un album avec autant de pages. Je suis ressorti déçu de ma lecture et je me retrouve dans l'avis de Mac Arthur. En effet, ce qui m'attirait c'était de voir comment un groupe pouvait perdre les pédales et se mettre à commettre des atrocités et comment ils sont allés tellement loin de la folie que certains ont fini par bouffer le cadavre. Et ben ici ce qui est surtout mis en avant c'est la torture qu'à subit le pauvre jeune homme. Bon on voit qu'il y a une montée dans la cruauté sauf que justement je ne comprends pas pourquoi les types font ça alors que le but de l'album, si on se fit à la quatrième de couverture, est de faire comprendre pourquoi c'est arrivé. En gros, tout le monde est content puis il se passe un incident et là il y a pleins de types énervés qui s'acharnent sur de Moneys au point où c'est absurde. Bon je devine que les gars ont été échauffé par la propagande anti-Prusse sauf que justement c'est ça se que j'aurais voulu qu'on mette plus en avant: voir la situation de l'époque et comment cela a emmené des gens à agir comme ça. Pour reprendre l'exemple que Blue Boy mets dans son avis, c'est comme si on faisait une BD sur Samuel Paty et 90% du contenu serait sa mort atroce et on t'explique vaguement pourquoi son assassin a commit ce meurtre. J'ajouterais que voir des scènes de tortures après d'autres scènes de tortures cela devient vite ennuyeux. Pour moi un album moyen.
L’adaptation en BD de ses romans réussit décidément bien à Jean Teulé. Et ce n’est certainement pas un hasard, celui-ci ayant œuvré au cours des années 80 dans le milieu du neuvième art. Visiblement, l’écriture a été plus probante et on n’est pas surpris, car Teulé possède un style doublé d’un talent de conteur, et l’homme sait choisir ses sujets. C’est Dominique Gelli qui a eu l’idée d’adapter ce roman publié en 2009. Quasiment inconnu, cet auteur n’est pourtant pas un débutant. Il faut dire que sa bibliographie est assez peu étoffée, avec seulement trois albums dont le dernier, Hubert la cervelle, fut publié en 2001, ainsi qu’un Raoul Fulgurex concocté avec Tronchet en 1989 et qui l’avait révélé avec un prix à Angoulême. Si l’on peut déplorer cette longue absence, on peut ici parler de retour gagnant, avec un changement de registre radical puisque Gelli délaisse l’humour décalé pour une noirceur confinant à l’horrifique. Pour Monsieur de Monéys, la journée avait plutôt bien commencé dès lors qu’il avait ouvert ses volets pour découvrir le jardin de sa demeure inondé de soleil, dans une scène inaugurale qui ne laisse rien présager de l’horreur qui va suivre. La vie semblait pourtant sourire à cet homme humble bientôt trentenaire, issu de la bourgeoisie, élevé dans l’amour d’une mère et respecté de ses concitoyens pour son altruisme et son désir de s’investir en faveur de la collectivité. Certains lui prédisaient même une brillante carrière politique… Doté d’une constitution fragile, de Monéys ne voulait même pas profiter des avantages dus à son rang pour échapper à la conscription, alors que Napoléon III venait de déclarer la guerre à la Prusse. Ce patriote exemplaire, s’apprêtant à rejoindre les rangs de l’armée française, aurait-il pu deviner un seul instant qu’il finirait lynché par une foule rageuse qui avait vu en lui un prussien et ennemi de la nation ? Un incroyable coup du sort pour cet humaniste, qui eut la malchance d’être au mauvais endroit au mauvais moment et vit en quelques secondes son destin basculer de la béatitude la plus vivifiante vers un calvaire sanglant de deux heures… Balloté tel un mannequin de paille par des villageois qui avaient trouvé en lui l’exutoire idéal à leur colère envers l’ennemi, martyrisé dans son âme et dans sa chair, ces deux heures d’agonie ne lui ont sans doute pas suffit à comprendre pourquoi le ciel lui tombait sur la tête avec une telle virulence, un tel acharnement. Pas davantage qu’au lecteur, qui ressort de ce récit sonné, halluciné, traumatisé, un récit véridique où la réalité dépasse largement la fiction, adapté avec grand talent par Gelli. Narrée dans un mode fictionnel, l’histoire bénéficie d’un découpage pertinent. Chaque début de chapitre présentant une carte des lieux de l’action permet de rappeler que tout cela est bien arrivé, ce qui ajoute encore à l’effroi. Il y a aussi ce titre intrigant, « Mangez-le si vous voulez ». Evoquant une comptine innocente, il ne fait que reprendre les mots — pour le moins prémonitoires ! — du maire de Hautefaye de l’époque, qui furent sa seule réponse lorsque des amis du pauvre de Monéys vinrent lui demander de l’aide… Quelle meilleure façon d’ « honorer » la mémoire d’un pleutre, du nom de Bernard Mathieu, qui craignait pour sa vaisselle ?... Gelli a su adopter la meilleure approche graphique pour mettre en images ce fait divers où l’horreur atteint des sommets. D’un semi-réalisme minimaliste, où la seule note de couleur au milieu du noir et blanc est le rouge écarlate du sang versé, le trait voit ses contours se dissoudre sous des traces charbonneuses, comme pour masquer l’innommable, bifurquant parfois vers la métaphore en référence aux légendes locales – où la victime est également assimilée au « léberou », sorte de bête du Gévaudan. Ce choix formel suggestif contribue à la puissance évocative du récit, donnant lieu à des scènes saisissantes, aux limites de l’abstraction, et permet au lecteur de ressentir l’horreur et la sidération de ces instants tout en lui évitant la position malaisée de voyeur. Du grand art, incontestablement. « Mangez-le si vous voulez » évoque immédiatement deux autres œuvres incontournables, Le Rapport de Brodeck et Le Singe de Hartlepool, dont le thème central, celui du bouc-émissaire, se doublait d’une dénonciation du nationalisme aveugle et de sa dangerosité. Les choses ont-elles vraiment changé depuis 1870, une époque pas si lointaine qu’on aurait pourtant pu croire révolue au XIXe siècle ? De façon troublante, ce fait divers résonne étrangement avec les événements récents survenus en France. Impossible en effet de ne pas penser à cette forme de barbarie que nos « nouvelles technologies » n’ont pas su faire disparaître, et ont même renforcée par le biais des fameux réseaux sociaux, contaminés par ce que l’on pourrait qualifier de « lynchage 2.0 » sur fond d’intégrisme religieux, dont les conséquences, loin d’être virtuelles, peuvent conduire un jeune fanatisé à décapiter un professeur d’histoire. Un album très noir, très dérangeant, qui nous met face à notre sauvagerie potentielle et s’impose comme un des indispensables de l’année 2020.
Cette nouvelle adaptation d’un roman de Jean Teulé a de quoi marquer ses lecteurs. Avant tout par son sujet mais aussi par son traitement graphique. Le dessin de Dominique Gelli n’est pas le plus lisible qui soit mais, crébonsoir, que je l’ai trouvé beau ! Chaque case est une peinture dans laquelle les jeux d’ombre et de lumière sont accentués par un travail sur le flou artistique. C’est du grand œuvre, pas toujours évident à lire (car ce trait n’est pas immédiat) mais d’un strict point de vue artistique, nous sommes devant un travail de haute voltige. Le sujet, ensuite puisque le récit de Teulé, basé comme à l’habitude de l’écrivain sur un fait historique véridique, va nous raconter comment un jeune homme tout ce qu’il y a de plus aimable va être battu à mort, torturé, brûlé et enfin dévoré en partie par une foule en furie. C’est réellement choquant à lire. Révulsant à bien des points de vue et pour bien des passages tant les auteurs ne nous épargnent aucun détail. Les scènes de torture s’enchaînent au fil des planches et lorsque la couleur fait son apparition, ce n’est que pour étaler à notre dégoût le rouge de la victime en sang ou faire exploser la chaleur du bûcher. J’ai adoré le sujet, la thématique et le dessin. Je suis moins convaincu par le résultat final. Pour deux raisons. La première est qu’il m’a manqué l’élément déclencheur qui m’aurait permis de comprendre cette furia destructrice. On a bien le point de départ, je peux comprendre que ça s’excite un peu et que l’émulation va rendre les gens cons mais je n’ai pas vu de progression dans cette folie. Et c’est peut-être dû au second détail qui me dérange. Le dessin de Dominique Gelli, s’il est magnifique à plus d’un point de vue, n’est peut-être pas le plus adapté pour faire passer les émotions de ses personnages. Du coup, c’est très beau, très bien fait mais la progression dans les sentiments des protagonistes (et surtout chez les plus violents d’entre eux) ne m’est pas apparue clairement… et j’ai donc eu du mal à comprendre cette haine destructrice. Au final, c’est certainement une œuvre à lire. A une époque où le lynchage médiatique ou via les réseaux sociaux est une pratique courante, ce type de récit historique reste d’une actualité brûlante tant la haine, chez l’homme, semble aimer se nourrir de l’émulation (et de l'anonymat) de la foule. Dieu, que l’humain est con !
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