Tout est vrai (Tutto è vero)
Quand les corneilles réinvestissent la cité... Un récit énigmatique, entre étude ornithologique et documentaire historique. Et si pour comprendre notre monde et sa violence, on écoutait un peu plus les oiseaux ?
Attentat contre Charlie Hebdo Auteurs italiens Les petits éditeurs indépendants Terrorisme
À Paris, une corneille est témoin d'un attentat terroriste. Se remémorant l'anecdote selon laquelle Rod Taylor, l'acteur principal des Oiseaux d'Hitchcock, aurait durant tout le tournage été harcelé par l'une des corneilles utilisées pour le film, Giacomo Nanni part du postulat selon lequel l'animal est capable d'identifier et de se souvenir des visages humains. De là, il imagine l'une d'elles en témoin des préparatifs d'attentat de la filière jihadiste dite « des Buttes-Chaumont », suspecte des attentats survenus en France en janvier 2015. Il reprend pour ce faire le procédé si original et poétique déployé dans Acte de Dieu de l'enchaînement et du croisement des regards et points de vue. La vision d'une corneille a la même valeur que celle d'une petite fille, le Parc des Buttes-Chaumont comme le piège à corneilles deviennent des protagonistes à part entière. Selon Giacomo Nanni, le but de cette histoire n'est « pas seulement de raconter la violence d'un attentat terroriste, mais aussi d'évoquer la brutalité des faits par rapport à l'invention littéraire et artistique ». Comme d'habitude chez Nanni, cette évocation est d'une subtilité et d'une poésie rares.
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Date de parution | 16 Avril 2021 |
Statut histoire | One shot 1 tome paru |
Les avis
Etrange album que celui-ci ! Si je n’ai jamais décroché, je me suis demandé pendant une bonne partie de ma lecture où l’auteur (que je découvre avec cet album) voulait en venir, où il aller nous mener, avec tous ces récits successifs – aux faux airs de documentaires parfois (sur le film « Les oiseaux » d’Hitchcock, sur le parc des Buttes Chaumont, sur l’intelligence des corneilles). Et avec des personnages (une petite fille, une corneille, un flic arabe, etc) qui ne semblent pas être liés. Un récit à la fois décousu et fantasque exigeant, difficile à appréhender (il y a même une longue partie, dans le dernier tiers avec des pages uniquement avec du texte – très dense qui plus est, centré sur la guerre d’Algérie, la suite étant centrée su les courants terroristes islamiste en France et dans le monde depuis les années 1990). Et puis peu à peu tous les protagonistes vont se retrouver et, même si Nanni ne livre pas toutes les clés de son récit, le dernier quart de l’album devient plus clair, éclaire ce qui précède, autour de l’attentat qui a décimé la rédaction de Charlie Hebdo. Le dessin est assez statique (les personnages sont le plus souvent représentés en silhouette), sur un fond qui souvent ressemble à la trame d’une toile de jute. Je suis sorti moins enthousiaste que mes prédécesseurs, mais au final j’ai quand même apprécié cet album, très original dans sa construction et sa narration – peut-être même parfois un peu trop.
S'il est bien une chose que j'adore avec la maison d'édition Ici Même, c'est de me faire surprendre quasi à chaque album. Que ce soit avec l'immersif La Fange dernièrement (sélectionné pour Angoulême), ou l'exotique Nippon Folklore - Mythes et légendes du Soleil-levant plus avant, chaque production nous embarque dans un univers toujours inattendu, grâce aux récit ou encore aux graphismes singuliers proposés. Cette fois encore avec "Tout est vrai", l'auteur italien Giacommo Nanni (Prix de l'audace Angoulême 2020 pour son album Acte de Dieu) nous prend à rebrousse poil tant par son graphisme inattendu que l'histoire qu'il nous propose. C'est par le prisme narratif d'une corneille qu'il nous replonge dans les dramatiques événements des attentats de Charlie Hebdo en 2015. Cet animal très intelligent et doué d'une mémoire surprenante va donc jouer le fil conducteur entre certains des protagonistes de ce drame. Tel un puzzle remonté petit à petit façon chorale par les "objets cadeaux" glanés de-ci de-là et les rencontres de notre corneille, la trame dramatique se tisse inexorablement. Et c'est là toute l'originalité de cet album qui relie entre eux des drames éloignés mais aux implications concomitantes, et des créatures que tout sépare. Que vient donc faire la guerre d'Algérie dans ce récit ? Que viens faire ce flic "libérateur" de corneilles dans cette histoire ? C'est ce que nous allons froidement découvrir au fil des pages et des envols de notre corneille. Car c'est sous l'égide de ce ton distant et factuel de notre corneille que les connexions vont opérer... Giacommo Nanni articule son récit original autour d'un graphisme qui l'est tout autant ; tout en trames colorées, oscillant entre la photographie et l'affiche vue à la loupe révélant sa trame en quadrichromie. On est tout d'abord déconcerté, puis, cadrages, découpages et le récit aidant, on se laisse petit à petit bercer par la poésie qui en émane, tel un tableau de Seurat sur lequel nos yeux auraient fini par faire la focale. Il sait jouer des contrastes pour nourrir son histoire. Voilà donc un album déroutant, qui ne cherche pas à imposer, mais à exposer, à recontextualiser, à tirer les lignes, à briser les codes, en abordant un sujet brulant sans y laisser ses ailes. Le pari était ardu, je suis même sorti de ma lecture circonspect. J'ai attendu quelques jours avant d'arriver à canaliser un tant soit peu mon ressenti pour rédiger cet avis, en retournant tout ça dans ma tête. Et quand on réalise qu'un album fait cet effet, c'est qu'il a vraiment quelque chose de singulier et qui mérite toute notre attention.
Avec « Tout est vrai », Giacomo Nanni conserve le mode narratif singulier entamé avec Acte de Dieu. Comme pour ce dernier, il choisit la voie « documentaire », entre guillemets, dans une tonalité très factuelle, presque clinique. Ce faisant, il va relier deux thématiques qui a priori n’ont rien à voir entre elles, l’une scientifique à travers la zoologie, l’autre plus historique en examinant la relation difficile de la France avec son histoire coloniale récente, avec un zoom sur un pays en particulier, l’Algérie, sujet sensible s’il en est. En choisissant comme base de son récit le tournage du film d’Hitchcock, « Les Oiseaux », l’auteur italien, qui aujourd’hui vit à Paris, va nous immerger dans la « communauté » des corneilles, un oiseau qui semble avoir élu domicile dans la capitale française, attiré par la nourriture abondante dans les poubelles et l’absence de prédateurs. Remarqué pour son comportement agressif, celui-ci suscite la grogne des habitants, qui lui reprochent par ailleurs les dégradations du cadre urbain (poubelles éventrées, détritus sur la voie publique, pelouse et plantations arrachées…). Et pourtant, le volatile est considéré d’une intelligence hors du commun, comparable à celle des chimpanzés. Giacomo Nanni va consacrer la première partie de l’ouvrage à la corneille, allant jusqu’à lui conférer la position du narrateur. L’oiseau devient le personnage central, les humains ne sont plus que des silhouettes, et le lecteur va suivre la corneille dans son vol étourdissant au dessus des toits parisiens et du parc des Buttes-Chaumont. Le volatile a de la mémoire et sait dire merci. A ce policier d’origine maghrébine qui l'a délivré d’un piège à corneilles, il exprimera sa gratitude en lui apportant des « cadeaux » sur son balcon. La connexion avec le second sujet du récit est faite… Nanni va évoquer le « background » de cet homme, ses parents immigrés, les raisons qui l’ont poussé à devenir policier dans un pays où un tel acte peut s’apparenter à une trahison auprès des « banlieusards issus de l’immigration ». A défaut de l’expliquer, l’auteur va tenter de reconstituer le puzzle d’une blessure douloureuse de l’histoire franco-algérienne, depuis longtemps confinée sous la chape du déni, et suggérer un lien avec l’attentat de 2015 contre Charlie Hebdo. Ce policier, c’est Ahmed Merabet, qui fut assassiné par les deux terroristes devant les locaux de l’hebdomadaire satirique. Giacomo Nanni, partant de l’hypothèse que la corneille a assisté à la tuerie, va imaginer quelle aurait pu être sa réaction… Interagissant avec les textes, les dessins dialoguent également entre eux dans une sorte de va-et-vient permanent. Les images les plus marquantes du récit impriment la rétine du lecteur, des images fixant les envolées vertigineuses de la corneille dans le ciel parisien ou ces joggers courant sous la pluie dans le parc des Buttes-Chaumont pour s’entrainer au djihad, telles des photographies subliminales traitées sous le filtre pointilliste et coloré de l’auteur. Avec Acte de Dieu, l’auteur se faisait le porte-parole des éléments, cherchant à souligner la césure entre l’Homme et la nature par des connexions imperceptibles et mystérieuses. Une fois encore, avec « Tout est vrai », il tente de trouver une troisième voie, hors d’une quelconque rationalité scientifique malgré les apparences, en se contentant d’énoncer des faits purement objectifs, sans jugement, sans récrimination mais sans parti pris non plus. « Tout est vrai », ce sont les faits, rien que les faits. Et parallèlement à ces faits, une vue d’artiste qui intrigue et ne livre pas toutes ses clés, mais cherche peut-être seulement, avec cette corneille, perçue comme une intruse dans un monde « civilisé », incarnation amorale du terrorisme immoral, à nous faire adopter une position plus empathique vis-à-vis de nos supposés ennemis. Un ouvrage à lire pour (tenter de) voir les choses qui nous révoltent sous une perspective différente, pour quitter un moment nos habitudes de pensée.
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