Le Dernier Sergent

Note: 4/5
(4/5 pour 2 avis)

Dans le cadre de son autobiographie au long cours, Fabrice Neaud publie un nouveau cycle, plus de vingt après son Journal.


École européenne supérieure de l'image Gays et lesbiennes Gros albums

L'amour, la création, l'homophobie, la précarité, dans la France au tournant du millénaire. Le Dernier Sergent fait suite à Journal et structure "Esthétique des Brutes", le colossal projet autobiographique de l'auteur. Tandis que Fabrice termine le tome 3 de Journal, une certaine reconnaissance de son travail lui fait rencontrer artistes et intellectuels qui structurent son émancipation politique. Mais n'est-elle pas encore pour certains privilégiés ? Les slogans progressistes cosmétiques peuvent-ils augmenter le territoire concret des rencontres entre hommes quand celui-ci a toujours la même surface au sol ?

Scénario
Dessin
Editeur
Genre / Public / Type
Date de parution 27 Septembre 2023
Statut histoire Série en cours (4 tomes prévus) 1 tome paru
Dernière parution : Moins de 2 ans

Couverture de la série Le Dernier Sergent © Delcourt 2023
Les notes
Note: 4/5
(4/5 pour 2 avis)
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21/11/2023 | Blue boy
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Par Ro
Note: 3/5
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Si chaque tome de cette série se révèle aussi gros que le premier, ce sera une sacrée somme de lecture au total ! Car j'ai pris pas moins de 4 grosses soirées de lecture pour lire le seul tome 1. Presqu'autant que si j'avais lu un roman complet. C'est une lecture très dense, avec beaucoup de texte par page, mais aussi beaucoup de dessins soignés et détaillés. Je ne sais pas combien de temps il a fallu à l'auteur pour l'achever mais ça a dû lui prendre un sacré bout de temps. J'ai été un peu surpris de réaliser que, d'une certaine manière, ça pourrait être presque une suite directe de sa fameuse série Journal. En effet, le dernier tome de celle-ci s'arrêtait sur le récit de sa vie en 1996, tandis que celle du Dernier Sergent s'entame en 1998. Et dans les deux cas, il s'agit de raconter plus ou moins en détails la vie de l'auteur dans ces années là. La différence principale était que les albums de Journal étaient dessinées presque dans la foulée des évènements vécus par l'auteur et qu'il les livrait donc de manière assez crue, avec peu de recul. Alors que le Dernier Sergent a été dessiné une vingtaine d'années après les faits avec donc bien plus de maturité, de recul et de réflexion sur et autour des faits qu'il raconte. Le résultat est plus maîtrisé, plus réfléchi, mais aussi plus dense justement car l'auteur a davantage à en dire. Cela faisait longtemps que j'avais lu Journal et en relisant mon avis écrit en 2005, je réalise que j'ai un avis relativement similaire à propos du Dernier Sergent. A l'époque déjà je trouvais que Fabrice Neaud dessinait bien. Et je trouve qu'il a encore fait beaucoup de progrès depuis. Il ne fait aucun doute qu'il maîtrise les portraits et les dessins des corps humains (masculins en quasi totalité) mais je ne suis pas trop fan de cet exercice là à titre personnel. Par contre, j'admire vraiment ses décors et ses paysages. Certains de ces dessins sont épatants, et je pense notamment à celui d'un navire dans la tempête ou encore la dernière case du tome 1 qui apporte la lumière et l'espoir qu'on sent revenir dans la vie de son personnage à ce moment du récit. Car dans la majorité des pages précédentes, c'est bien au contraire la solitude, la déprime et le mépris de soi qui affligent l'alter ego de l'auteur. Sa misère sexuelle est accablante (mais on en avait déjà un bon aperçu dans Journal), on le plaint de le voir s'enferrer dans une routine de drague malsaine dans sa petite ville où les chances de rencontrer l'amour sont bien trop maigres, et on s'inquiète de voir sa sensibilité exacerbée être si souvent mise à mal que ce soit sur le plan des relations humaines ou de son travail d'auteur. Au travers de la revue de sa vie à cette époque, Fabrice Neaud aborde plusieurs thématiques. La principale est l'homosexualité, et en particulier la difficulté de la vivre et de faire des rencontres dans une petite ville. Pour un hétéro comme moi, cela ouvre les yeux sur les difficultés à simplement trouver de l'affection et le mal-être que cela implique. Et d'ailleurs, Fabrice lui-même réalise à quel point la chose est encore plus compliquée pour les lesbiennes. Mais il aborde aussi de manière frontale le sujet de l'homophobie (dont il découvrait justement la notion dans ces années là) en particulier au cours d'un épisode particulièrement violent qui tranche avec la passivité physique du reste du récit. L'histoire touche également à d'autres sujets tels que ses relations familiales, la mort de sa soeur et de son père, son étrange situation professionnelle, entre le travail qui lui sert de gagne-pain et sa vie d'auteur de BD indépendante et qui plus est homosexuelle qui lui attire à la fois respect des uns et rejets des autres. Il aborde aussi dans une sorte de mise en abyme son œuvre elle-même, en particulier son ressenti à la découverte de la réaction agressive de certaines personnes à la publication du tome 3 de Journal qui sortait ces années là. L'autobiographie aussi brute et sincère que la sienne se révèle un exercice bien délicat quand elle est publiée presque dans la foulée des évènements qu'elle raconte et que les gens que l'on côtoie s'y reconnaissent. Quant au fil rouge de l'ouvrage, il s'articule sur sa rencontre, sa fascination puis ce qui deviendra une assez saine amitié (du moins on l'espère pour la suite) avec un homme en particulier, sans doute le fameux Dernier Sergent. C'est intéressant, c'est instructif, c'est bien dessiné... mais ma lecture fut aussi bien laborieuse. D'une part parce que je ne suis que moyennement amateur de telles biographies très intimes avec beaucoup de réflexions sur soi et sur le monde qui vous entoure, mais aussi parce que Fabrice Neaud y écrit dans un langage littéraire assez avancé. Je veux dire par là qu'il utilise des tournures de phrases littéraires et du vocabulaire que j'aurais plusieurs fois dû aller chercher dans le dictionnaire si j'en avais eu le courage. Il a fait des études de philosophie et c'est un très gros lecteur de livres et essais, ça se voit : il a une culture littéraire que je n'ai pas. Par exemple, lors de la discussion passionnée avec Denis Bajram qui est racontée dans cette BD, ils alignent les sujets de discussion sur des auteurs, des artistes, des notions philosophiques ou sociologiques auxquels je ne comprenais rien car je n'ai absolument pas cette culture. De même toutes ces pages où il analyse la musique de Gustav Mahler me sont restées hermétiques. Pour dire les choses simplement, plusieurs fois au cours de ma lecture, je me suis mis à sauter des passages trop verbeux ou avoir les yeux qui se croisaient de fatigue. Je ne suis donc pas le meilleur public pour cet ouvrage qui s'intellectualise un peu trop à certains passages. Mais pour autant, il y a beaucoup d'autres passages que j'ai trouvés très bien, très bien dessinés et très intéressants dans ce qu'ils avaient à raconter sur l'auteur et sur la société.

28/03/2024 (modifier)
Par Blue boy
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
L'avatar du posteur Blue boy

C’est peu dire qu’on l’attendait avec impatience cette reprise des aventures autobiographiques de Fabrice Neaud, deux décennies après la clôture du premier cycle. Si l’ouvrage incroyablement dense et volumineux (plus de 400 pages !) peut faire peur au premier abord, il continue à captiver tout autant que les précédents. Certains le jugeront peut-être élitiste dans sa réflexion intellectuelle de haute volée, mais le pouvoir de la BD — et surtout le talent graphique et narratif de son auteur — permet de le rendre plus accessible aux moins patients d’entre nous. Car malgré la consistance de l’objet, les passages les plus « textuels » alternent avec des séquences dialoguées ou aérées par un dessin plus descriptif, fournissant une respiration qui confère un bel équilibre à l’ensemble. Qui plus est, Neaud sait recourir à l’humour et l’autodérision dans un dispositif globalement réaliste qui pourrait laisser penser qu’il se prend au sérieux. Au milieu de ses coutumières errances nocturnes dans les parcs en quête d’un bon coup (l’occasion de questionner encore et toujours la visibilité réduite des lieux de rencontre entre hommes au tournant du millénaire, et ce malgré une évolution certaine des mœurs), Neaud évoque de nombreux sujets qu’il serait impossible à détailler ici. Il revient sur la mort de sa sœur et de son père, tous deux atteints d’un cancer, et subséquemment de son hypocondrie croissante dans un contexte où le Sida faisait encore des ravages. Par transition, il questionne le poids des relations familiales avec cette « loi du silence » imposée par une mère à la fois peu aimante et étouffante. Celui à qui on reprochait de ne pas respecter le droit à l’image dans les tomes précédents fait preuve ici d’une retenue qui peut poser question : en effet, ni sa sœur ni sa mère (et encore moins son père, qu’il n’a jamais revu après le divorce parental) ne sont portraitisés, ou alors en silhouette ou de façon partielle. Par pudeur peut-être, ou par souci de ne pas réveiller des plaies douloureuses ? Plusieurs scènes plus ou moins fortes jalonnent le récit, pour certaines carrément saisissantes. On retiendra notamment celle racontant une descente de crétins homophobes dans un bar gay-friendly, déferlement de haine aveugle orchestré qui plus est par des lesbiennes revanchardes (autre sujet abordé subtilement dans le livre : la question de certains lieux gays ayant du mal à accepter la présence féminine). On assistera également aux retrouvailles « inopinées » à Angoulême avec la figure centrale du tome 3 du Journal, le « Doumé », des retrouvailles froides et quasi-silencieuses dont Neaud ne dira rien, preuve s’il en fallait qu’il sait rester pudique à bon escient. Mais désormais, ce chapitre tumultueux de sa vie semble s’être refermé définitivement, sur une rédemption aussi salutaire qu’inattendue. Même si dans cette décennie 90 d’un Internet balbutiant les réseaux sociaux n’existaient pas, on pouvait déjà s’exprimer sur les forums. Et déjà, la violence des mots, la mauvaise foi et le manque de nuance se déversaient sans égard pour la cible visée, avec la désinvolture inhérente à l’anonymat, et l’auteur en a fait les frais à propos de la fameuse question du droit à l’image, accusé d’être une ordure sans empathie et autres noms d’oiseaux, alors qu’aucun des protagonistes de ses livres ne s’était ouvertement manifesté. Fabrice Neaud en fut profondément affecté, et son rapport à Internet à jamais entaché. Ainsi, l’ouvrage se conclut sur une note douce-amère, dans un désenchantement poétique métaphorisé par des vues d’arbres abattus par LA tempête, celle de 1999, surplombés par des ciels lyriques et monumentaux venant en contrepoint, tels des tremplins vers l’évasion spirituelle, des planches de salut pour les âmes torturées par l’insoutenable pesanteur terrestre. Les plus observateurs pourront sans doute noter une évolution du trait, qui s’est encore affiné depuis « Les Riches Heures ». Il faut préciser toutefois que, comme le révèle l’auteur, une centaine de pages du livre ont été réalisées au début des années 2000, ne représentant que 10 % du livre, mais que certaines pages ont dût être remaniées, la rupture graphique étant trop flagrante selon lui. Une chose est sûre, son talent ne s’est pas démenti, ces « Guerres immobiles » entérinant cette concordance parfaite entre textes et dessins. Un journal intime révèle toujours un certain égocentrisme de celui qui le rédige. Fabrice Neaud en est plus que conscient mais chez lui, l’exercice a clairement fonction d’exutoire ou de thérapie, dont il assume la subjectivité. Car plutôt que la lumière, l’auteur préfère l’obscurité des parcs, lui qui se définit comme un « phasme souffreteux ». Et cette lumière, il choisit de la diriger sur « ses » mâles bien balancés, pour mieux les croquer sur ses carnets, tel un vampire, un « narcisse vide [ayant] besoin de se nourrir de la substance de l’autre », pour reprendre une des citations du livre de Marie-France Hirigoyen, « Le Harcèlement moral », dont il reproduit un long extrait, avec cette définition qu’il reprend courageusement à son compte. A cette époque, il ne s’aimait pas beaucoup, et cette façon de se mettre totalement à nu (au propre comme au figuré) ne peut que susciter l’empathie du lecteur pour cet écorché vif qui n’hésite pas à tailler dans l’os. Rarement dans la BD, un auteur s’est livré avec autant de sincérité, avec un jusqu’au-boutisme assez touchant où ses obsessions sexuelles, dans un savant équilibre, le disputent à une réflexion élaborée, comme une sorte de match entre la tête et les couilles… Dans la lignée des opus précédents, « Le Dernier Sergent », dernière pièce de ce qui se profile comme un véritable chef d’œuvre, celui d’une vie assurément, installe un peu plus le travail de Fabrice Neaud au rang d’art, dans le vrai sens du terme. Ce pavé est bien évidemment inspirant et incontournable pour la communauté LGBT, en particulier pour ceux qui (comme moi) ne se reconnaissent pas dans les caricatures, mais il devrait interpeler aussi l’ensemble du public désireux de découvrir une approche totalement hors des clichés habituels. Et ça, ça fait un bien fou !

21/11/2023 (modifier)