Corps vivante

Note: 5/5
(5/5 pour 1 avis)

En 1990, Julie Delporte n’a encore jamais vu de butch, mais sa tante préférée chasse et fume le cigare. Presque vingt ans plus tard, elle publie un livre sur Tove Jansson dans lequel elle raconte avec joie que cette artiste finlandaise est la première femme à qui elle s’identifie, seulement elle était lesbienne et pas Julie.


Auteurs canadiens Autobiographie Gays et lesbiennes La BD au féminin Les petits éditeurs indépendants Perles rares ? Séries avec un unique avis Sexualité - témoignages

À 35 ans, après avoir surligné de toutes les couleurs son exemplaire de La pensée straight de Monique Wittig, Julie Delporte arrête de porter des robes et prend son avenir en main. Dans ce roman graphique qui fait suite à Moi aussi je voulais l’emporter, l’autrice retrace l’histoire de sa sexualité. Une histoire marquée par la violence malheureusement trop banale des agressions, comme par celle des clichés et des injonctions liés à une culture de la performance et de l’hétéronormativité.

Scénario
Dessin
Editeur
Genre / Public / Type
Date de parution 20 Janvier 2023
Statut histoire One shot 1 tome paru

Couverture de la série Corps vivante © Pow Pow 2023
Les notes
Note: 5/5
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30/08/2024 | Présence
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Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
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C'est la norme d'être affecté, tout le monde l'est. - Ce tome contient un témoignage d'une artiste ayant découvert tardivement son homosexualité, une bande dessinée qui se suffit à elle-même. Sa parution date de 2023. Elle a été réalisée par Julie Delporte, pour le texte et les dessins. Il s'agit d'un texte illustré, plutôt que d'une bande dessinée. Il comprend cent-quarante-sept pages de récit. Il se termine avec quatre pages de notes revenant sur les sources d'inspiration de certains dessins. L'autrice se fait la réflexion suivante : ce qui ne l'a pas tuée ne l'a pas rendue plus forte. le temps n'a pas guéri toutes ses blessures. Mais elle peut constater que, malgré tout, elle est encore vivante. Sachet de sucre avec une cuillère : la première fois qu'elle a fait l'amour avec une femme, elle n'avait pour références que des dessins et des films réalisés par des hommes. Deux femmes nues allongées et enlacées dans un lit : pour remédier à cette situation, elle a regardé deux ou trois fois de suite la scène finale de Je tu il elle, de Chantal Akerman. Deux femmes nues allongées et enlacées dans un lit : elle était fière de sa nouvelle orientation, mais elle mourait de honte qu'elle lui arrive si tard. Elle avait peur d'être une femme hétérosexuelle qui expérimente et s'enfuit aussitôt. Les lesbiennes autour d'elle semblaient se plaindre d'un tel scénario. Les deux femmes se caressent tendrement : elle a attendu longtemps avant de se lancer. Il y avait eu une première fois, maladroite, en partie parce qu'elle avait trop bu. Puis une deuxième où tout était joyeux et léger. de petite taille, d'apparence douce mais masculine, Anna ne ressemblait à aucune des lesbiennes fantasmées par les hommes. Elle disait que Julie avait l'air plutôt gay, ce qui faisait rire cette dernière. Ce jour-là, Julie était presque étonnée de se sentir normale. C'était toute sa vie d'avant qui était anormale. Des roches avec des veines de couleur : son amie Kate lui a demandé si la pénétration n'allait pas lui manquer. Julie a répondu que c'était une affaire de reproduction, non ? Luc a pensé qu'elle était bisexuelle, mais à vrai dire, elle était épuisée d'aimer les hommes. Elle voulait qu'ils soient amis rien de plus. Guillaume lui a demandé si elle avait toujours été comme ça, ou si elle avait changé. C'était une très bonne question. Presque tous les témoignages de lesbiennes tardives qu'elle avait pu entendre se résumaient par : Un jour, je suis tombée amoureuse d'une femme. Est-ce une manière de simplifier ? Un jour, Julie est tombée amoureuse d'une femme, mais son histoire ne commence pas là. Elle ne commence pas non plus avec l'apparition d'un désir physique. Les papillons dans le ventre étaient là bien avant qu'elle désire une femme. Images d'insecte dans un bocal : Elle s'en souvient, à douze ans, avec son cousin. Ils la paralysent et l'empêchent de quitter la pièce. Puis à quatorze ans, quand un garçon plus vieux qui lui répugne se colle à elle sous la table, faisant réagir son corps. C'est ce qu'on appelle un fantasme. Elle a mis du temps à comprendre le geste de Jeanne Dielman. En découvrant les premières pages, le lecteur se rend compte de la nature de l'ouvrage. Il s'agit de l'histoire personnelle de l'autrice qui a pris conscience de son homosexualité à trente-cinq ans et qui évoque son entrée dans le pays qu'on appelle Gouinistan, avec des questions sur ses relations sexuelles avec les hommes, son caractère, sa façon de se comporter, ce qui relève de sa nature intrinsèque et la part d'elle qui a été modelée par la société, soit de manière explicite (les modèles de féminité), soit ce qui est implicite ou même inexistant (l'absence de représentation de femmes lesbiennes à son époque). Cela se présente sous la forme d'une ou deux phrases par double page, avec une écriture cursive manuscrite très agréable à l’œil. En vis-à-vis dans cette double page se trouve un dessin, parfois sur la page de gauche, parfois sur celle de droite, de temps à autre sous le texte sur la même page. Pour le chapitre introductif, il s'agit de huit dessins à l'encre de Chine inspirés du film Je tu il elle (1974) réalisé par Chantal Akerman (1950-2015, réalisatrice). Dans les notes en fin de volume, Delporte précise que la même année, Barbara Hammer (1939-1919) réalisait Dyketactics, un court métrage mettant lui aussi en scène un érotisme lesbien, mais de manière plus expérimentale. Avant cette date, elle ne connait pas de scène érotique lesbienne tournée par une réalisatrice lesbienne (ni même tourné par une femme hétérosexuelle) qui ait été retenue dans l'histoire du cinéma. De fait, le lecteur s'attache plus au texte qu'aux dessins, car l'autrice raconte son histoire, et les dessins viennent au mieux présenter une mise en situation de la relation lesbienne, pour le chapitre introductif, ou souvent accoler des représentations de la nature (roches, coquillages, fleurs, végétaux) et de rares fois un objet manufacturé ou une personne. le texte est rédigé dans un français très accessible, avec des phrases courtes, sans vocabulaire spécialisé ou complexe, très agréable à lire avec sa graphie. La construction de ce témoignage se révèle simple et naturelle. Julie expose sa son parcours de vie sous l'angle de sa préférence sexuelle. Sa première expérience homosexuelle l'a amenée à s'interroger sur la normalité imprégnant la société. Une fois sa prise de conscience opérée, elle s'est demandé si elle avait toujours été comme ça, c'est-à-dire homosexuelle. Elle est passée par différentes phases : la culpabilité de ne pas avoir d'activité sexuelle, comment érotiser le corps d'une femme (et sa vulve en particulier), le fait que personne ne l'a jamais forcée mais qu'elle se forçait elle-même pour se conformer, les contraintes sociales à l'hétérosexualité et l'absence d'images positives de lesbiennes, les contraintes de la perfection des normes sociales imposées à des êtres humains qui sont intrinsèquement imparfaits (deux états irréconciliables), la question de Judith Butler (Comment vivre une vie bonne dans un monde mauvais ?), et un regard en arrière sur ses relations avec les femmes avant de se reconnaître lesbienne. L'autrice se montre honnête, réfléchie, dans une réflexion sans acrimonie, sans volonté de vengeance ou d'accusations, sans militantisme ou agressivité, avec un ou deux points d'amertume, ce qui rend la lecture aussi intéressante qu'agréable. Dans le fil des pages, le lecteur jette un coup d’œil aux dessins : agréables à l’œil, réalisés avec des crayons de couleur, parfois pastel, avec des traits de contour en couleur quand il y en a. Une fois passée l'introduction, il n'est pas toujours très sûr de ce qu'il est en train de regarder. de temps à autre, un dessin apparaît en relation direct avec le texte : un portrait de Monique Wittig en vis-à-vis d'une citation d'elle, des dessins de robe et de tissu quand Julie évoque ce qu'elle a fait de ses robes après avoir assumé sa nouvelle identité sexuelle, un facsimilé de Tofslan & Vifslan regardant leur pierre secrète en provenance d'une histoire des Moomins, de Tove Janssen (1914-2001), un appareil photographique argentique, la couverture du livre Peau (1999, À propos de sexe, de classe et de littérature) de Dorothy Allison (1949-), etc. Puis arrive la page quatre-vingt-huit dans laquelle l'autrice dit que cette forme est maintenant sa préférée, elle la voit partout, en parlant de la forme de la vulve. le lecteur comprend alors que chaque dessin porte en lui le regard sexualisé de l'artiste, une façon de regarder le monde en ayant à l'esprit le sexe féminin. Cette tournure d'esprit ne saute pas au visage du lecteur ; elle reste sous-jacente. Si son esprit fonctionne de manière plus cartésienne que poétique, il apprécie de pouvoir découvrir dans les notes, la nature de ce qui est représenté pour les dessins qui l'ont laissé perplexe : des roches photographiées sur la côte de l'île Verte dans le fleuve Saint-Laurent, des scènes du film Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles (1975) de Chantal Akerman, des agates tranchées, des algues et roches photographiées à Maria en Gaspésie, des fleurs du Jardin botanique de Montréal et un colibri venu les visiter, des lichens accrochés aux roches dans le parc régional du Poisson Blanc, l'érosion des falaises aux îles de la Madeleine, et plusieurs créatrices lesbiennes ou personnages dans des films. La lectrice ou le lecteur ressent les émotions et les interrogations de Julie Delporte, avec son point de vue qu'elle expose sans l'imposer. Il effectue le constat des références culturelles féministes ou lesbiennes : Adrienne Rich (1929-2012), Chantal Akerman (1950-2015), Lauren Beerlant (1957-2021), Annie Ernaux (1940-), Tove Janssen (1914-2001), Monique Wittig (1935-2003), Courtney Barnett (1987-), Dorothy Allison (1949-), Adèle Haenel (1989-), Judith Butler (1956-), sans se sentir exclue ou exclu. Elle ou il ressent que ces interrogations prennent comme point de départ la prise de conscience (que l'autrice qualifie de tardive) d'être lesbienne, et qu'elles s'appliquent également à chaque être humain quelle que soit sa condition. La pression de se conformer aux injonctions et normes sociales explicites ou implicites, le syndrome de l'imposteur, le besoin de se sentir normal, l'impossibilité pour l'être humain d'être parfait, l'impulsion de faire plaisir pour éviter le rejet par l'autre, la façon inconsciente de considérer le monde avec un point de vue sexualisé, l'habitude de se forcer, la démarche de consoler l'enfant qu'on a été, etc. En page cent-vingt-sept, l'autrice déclare qu'elle a voulu être une lesbienne avant d'avoir du désir pour des femmes, une sorte d'essence qui précède l'existence, pour reprendre la formule de Jean-Paul Sartre (1905-1980). Une lesbienne tardive s'interroge sur son parcours de vie, son orientation sexuelle, ses relations hétérosexuelles passées, les obstacles pour prendre conscience de ses préférences, la manière dont elle s'est forcée inconsciemment à être normale, en agrémentant chaque page d'un dessin sur la manière dont elle perçoit la nature, mais aussi les autrices ou créatrices qui lui ont permis de comprendre sa situation, son chemin. Outre le témoignage d'un cas particulier, il s'agit également d'un regard sur son environnement aussi bien naturel que mental. Un partage bienveillant d'expérience de vie.

30/08/2024 (modifier)