Grand Hôtel Abîme (The Grand Abyss Hotel)

Note: 5/5
(5/5 pour 1 avis)

Nous sommes dans un futur proche, dans un monde qu'on ne finit pas de saigner à blanc et où le Pouvoir a déployé un brouillard épais qui en occulte la vérité.


Anticipation Auteurs espagnols Format à l’italienne Perles rares ? Séries avec un unique avis

Un écran fait de millions d'écrans d'où, dans un immense et continu bavardage, se répandent des flots d'images et de mots mis en circulation dans le seul but de travestir la réalité. C'est un monde peuplé de silencieux et d'immobiles ; de temps à autre, certains explosent dans un acte fou, une violence primitive, expression d'une souffrance morale qui rend la vie invivable. Tout semble suspendu dans une sorte de danse cosmique, sans fin, dans cette loi de la conservation de la violence dont parlait Pierre Bourdieu. Soudain, l'empire du mensonge est bousculé par une fureur irrésistible : c'est l'émeute qui sème le chaos et qui fait éclater la vérité. Grand Hôtel Abîme met en scène une dystopie effrayante tout autant que familière, tant elle s'abreuve de "faits" que nous venons peut-être de lire dans les journaux ou voir à la télévision, aboutissant à une satire politique et sociale qui ne cesse de mettre l'accent sur des questions bien contemporaines. L'expérimentation formelle de Marcos Prior, le découpage dynamique et l'extraordinaire palette de David Rubín sont les moteurs de ce récit "d'anticipation" où les deux auteurs appellent à mettre le feu au lourd rideau du mensonge.

Scénario
Dessin
Traduction
Editeur
Genre / Public / Type
Date de parution 13 Octobre 2017
Statut histoire One shot 1 tome paru

Couverture de la série Grand Hôtel Abîme © Rackham 2017
Les notes
Note: 5/5
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04/09/2024 | Présence
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Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
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Le capitalisme prédateur n'est pas désincarné. - Ce tome contient une histoire complète, initialement parue en Espagne en 2017. La présente édition correspond à la traduction en anglais, publiée aux États-Unis, la première fois en 2019. Il s'agit d'une bande dessinée en couleurs, en format à l'italienne. Elle a été écrite par Marcos Prior, dessinée, encrée et mise en couleurs par David Rubín. L'ouvrage s'ouvre avec une citation de Manuel Saristán qui explicite le titre du récit : Adorno, comme en théorie les pessimistes de gauche, vit dans le grand hôtel Abysse. C’est-à-dire un abysse qui est en fait un hôtel de luxe dans lequel chacun peut tout avoir, servi avec luxe. Prologue : chambre 307. Un homme costaud est en train de faire des pompes devant un poste de télévision en écoutant différentes émissions. Les écrans de plusieurs chaînes avec leurs présentateurs, journalistes, animateurs s'entremêlent, pendant qu'un bandeau de texte défile sous eux. Ils évoquent par bribes entrecroisées des mesures d'austérité comme diminuer les frais de santé, des coupes dans le budget de l'éducation, la nécessité d'être créatif pour faire plus avec moins, l'augmentation du coût de l'électricité, l'image de la ville que donne la grève des éboueurs, la réforme du droit de grève, le risque de faillite du système de retraite, la mise en service d'une nouvelle monnaie Bittercoin qui rendra les paradis fiscaux obsolètes, pendant que les bandeaux évoquent des divertissements de masse. Le grand costaud est passé à soulever des haltères pendant que les interventions continuent sans interruption. La nécessité de prendre une assurance retraite supplémentaire. La demande du pape Anaceltus II que les assurances maladies ne remboursent plus les frais d'avortement. Les projets de privatisation de production et de distribution d'eau continuent. La croissance se stabilise à 0%. Les entreprises ne font pas de bénéfice, mais engrangent d'excellents résultats en bittercoin. Le groupe des entrepreneurs sans complexe se félicite de leur réussite. Le sentiment d'hostilité vis-à-vis des migrants va croissant. Restructurations. Licenciements. Croissance modérée des salaires. Chapitre un : l'animateur. Au beau milieu de la mégapole, autour du parlement, la foule de manifestants s'est massée. Tout autour du bâtiment, la police a installé un cordon de sécurité avec des agents en tenue anti-émeute, et des tireurs d'élite sur le toit. Le peuple est en colère contre le gouvernement qu'il traite de Mafiocratie, indiquant qu'il meurt du fait du chômage et des salaires insuffisants. Le grand costaud a mis un masque de catcheur rouge. Il fend la foule des manifestants en hurlant, et saute par-dessus les barrières de sécurité. Il s'élance vers les policiers. Ceux-ci lâchent les chiens qui bondissent sur lui. Il les arrête en les prenant à la gorge, et il reprend son avancée. Il est frappé par les matraques, il répond avec de grands coups de pied. Il reçoit un coup de matraque en pleine mâchoire, et il perd plusieurs dents. Il se jette ensuite sur les robots. Il est finalement maîtrisé et roué de coups. Puis il est jeté dans un fourgon. La foule a tout vu et elle se calme consternée. Le grand costaud s'est calmé lui aussi et il sourit. Il appuie sur une commande manuelle, et une énorme explosion se produit, occasionnant des dégâts de grande ampleur. Il en profite pour prendre la fuite. S'il a déjà lu des bandes dessinées de David Rubín comme Ether de Matt Kindt, le lecteur se retrouve très surpris car il fait un usage libéral de l'infographie pour les couleurs. Cela donne un aspect un peu futuriste, très coloré, avec des effets spéciaux en particulier pour les flammes et pour les textures. Le résultat impressionne par la manière dont il permet de faire perdurer la sensation de feu durant la plus grande partie du récit, que ce soit du fait d'un incendie, ou de l'ambiance lumineuse. Cela rappelle tout du long la colère enflammée du grand costaud. Il faut un peu de temps au lecteur pour saisir la nature du prologue : des bribes de discours socio-économique et culturel qui ne se répondent pas forcément, avec ces écrans de télé et ces intervenants filmés de face en plan serré. Bien sûr, il reconnaît des éléments de discours récurrents auxquels il s'est habitué que ce soit l'austérité et les coupes dans le budget de l'état, ou la nécessité vitale de préserver la croissance et donc la santé des entreprises. Les visages ne sont pas très expressifs, des professionnels maîtrisant leur image, adoptant l'attitude attendue d'eux. En fonction de sa sensibilité, le lecteur y voit un état des lieux plus ou moins orienté, une représentation tronquée, avec une sélection partiale. S'il a une culture comics, cela peut lui rappeler à la fois les écrans de télé dans The Dark Knight Returns de Frank Miller, à la fois le mur d'écrans d'Adrien Veidt dans Watchmen d'Alan Moore et Dave Gibbons. L'action commence donc dans le chapitre un avec ce coup d'éclat, cette action de résistance et même de révolte contre le pouvoir en place, lors d'une manifestation. La séquence s'ouvre avec 10 pages muettes extraordinaires. Pour commencer 3 pages avec trois cases de la largeur de la page qui est toujours en format paysage. L'artiste ne triche pas : il y a des informations visuelles dans toute la largeur de ces très longues cases, permettant au lecteur de mesurer l'étendue de la foule, la compacité du cordon formé par les forces de l'ordre, la répartition des tireurs d'élite sur le toit du parlement. Puis le nombre de cases augmente au fur et à mesure des pages pour montrer l'avancée en force du costaud dans les rangs de la police, avec des inserts pour montrer l'impact des coups, pour finir avec une composition en double page où l'explosion sur celle de droite fait voler les cases en arrière sur la page de gauche. Quelques pages plus loin, le lecteur arrive à une autre composition en double page, cette fois-ci devant être tournée d'un quart de tour pour tenir l'ouvrage en longueur et lire les tweets comme s'ils défilaient sur un écran. Puis les commentaires reprennent de plus belle, mais cette fois-ci plus uniquement confinés aux organes de communication institutionnels, avec les réactions sur les réseaux sociaux de tout à chacun. Le début du chapitre deux prend le lecteur au dépourvu : deux pages composées chacun de deux rangées de 6 cases noires rectangulaires de la même taille. Puis l'artiste tire parti de la bordure des cases pour rendre compte de la sensation d'enfermement de J.L. Mancini, dans un appartement dont les fenêtres sont murées, et la porte condamnée. Il s'agit d'une expérience d'un genre un peu particulier pour qu'il essaye de vivre avec le minimum vieillesse, lui qui est le président du comité d'experts chargés de préparer un rapport sur la capacité à maintenir les pensions de retraite. Un incendie de grande ampleur se propage tout du long du chapitre trois et l'artiste adapte à nouveau son découpage de page pour mieux rendre compte du déplacement rapide des véhicules d'intervention des pompiers, des flammèches présentes dans l'air, de l'affrontement entre les services de secours (sic) avec des cases de travers. Bien évidemment, les pompiers disposent d'outils numériques leur permettant d'examiner les victimes et les habitants encore enfermés dans leurs appartements, et le dessinateur superpose des grilles d'analyse et des mires sur les visages, en utilisant l'outil numérique de façon aussi logique qu'appropriée. Le scénariste joue avec l'idée que les pompiers ont accès aux informations personnelles des personnes à sauver de l'incendie, ce qui leur permet d'être plus rationnels et plus efficaces d'un point de vue médical (en fonction de leur dossier), mais aussi de pouvoir établir un ordre de priorité sur d'autres critères, comme par exemple l'utilité présumée de la personne pour la société. Rubín conçoit encore d'autres mises en page pour le dernier chapitre, afin de coller au plus près à sa nature. Tout doute est donc vite levé : les auteurs sont plutôt du côté du peuple, que du côté de la rentabilité économique. Le lecteur se souvient peut-être de la crise économique espagnole de 2010-2012, et il sait d'où vient la colère du grand costaud, et l'engagement de ce récit. Le prologue est d'une efficacité redoutable en accolant des bribes d'informations sous forme de phrases devenues récurrentes dans les journaux, des leitmotivs acceptés comme des vérités. Les rapprochements de plusieurs évidences en surface permettent de rappeler que le capitalisme ne connaît qu'un seul objectif, le profit, auquel toutes les ressources doivent être consacrées, les ressources humaines comme les autres, et systématiquement au prix le plus bas. Il est bien sûr difficile voire impossible de s'imaginer comment lutter contre une telle force systématique capable de tout dévorer sur son passage, de tout récupérer pour son profit. Pourtant ce récit n'est pas celui du désespoir, ni d'une lutte flamboyante mais futile. Marcos Prior déroule son récit sur les conséquences de l'attentat contre le parlement, en le nourrissant des commentaires attendus, mais aussi d'éléments aussi surprenants qu'un commentaire sur la perspective dans le tableau La lamentation sur le Christ mort d'Andrea Mantegna (1431-1506). Il ne fait ni dans le défaitisme, ni dans l'angélisme. Cette bande dessinée se présente de manière originale : en format à l'italienne avec des pages qui font la part belle à l'infographie apparente par-dessus les contours délimités avec des traits encrés. La narration utilise également les outils de communication des réseaux sociaux et de la télévision omniprésente, comme l'ont fait d’autres avant, et avec un regard très conscient de la nature intrinsèquement manipulatrice de ces outils. Ainsi les auteurs évoquent avec sophistication la prise en otage des démocraties par le capitalisme qui n'a que faire des individus, en rappelant que les décisions favorisant le profit ne se prennent pas toutes seules par magie, et qu'il existe des individus qui doivent être tenus pour responsable, et qui peuvent être mis en accusation.

04/09/2024 (modifier)