La Nuit
L'Ode à la mort de Philippe Druillet. Un opéra rock post-atomique.
Après l'apocalypse... La Mort Les années Métal Hurlant Trash
Impossible de présenter cette bd sans évoquer sa préface, écrite par Druillet lui-même, qui vous éclairera sur les douloureuses circonstances dont lesquelles cet album a été réalisé : A Nicole, ma femme, mon amie… Et à la mort qui est venue. Quelques mots, pour mon époque qui est moche, et je suis gentil ! … à l’année 1975, l’année de la femme qui a tué la mienne et tant d’autres avec elle… …à la médecine pourvoyeuse de la mort, la médecine des mecs, ma médecine du fric, celle de Curie et d’ailleurs. CANCER, mal terrible, plus terrible encore entre leurs mains car on en meurt, STATISTIQUEMENT ! c’est la formule. OUI ! Je vous accuse, bouchers stupides, CONS à la blouse blanche et au verbe haut, jongleurs de vies qui vous prenez pour Dieu, alors que l’on vous demande d’être des hommes et de nous traiter comme tels ! Connards assermentés vers qui l’on va avec confiance, c’est à en pleurer ! … à ce monde que nous n’avons pas fait et qui nous assassine. O mes aînés, je vous HAIS ! … à la mort que l’on nous cache ici, en « OCCIDENT », parce qu’elle fait peur, parce qu’elle fait réfléchir, parce qu’elle n’est pas rentable ; sauf pour certains. Société d’immortels vous puez la charogne ! … à sa bague, que je porte à mon doigt, à notre amour toujours présent, bien qu’elle s’en soit allée, elle qui ne voulait pas. …à la patience, aujourd’hui durement apprise. …à toi lecteur, que j’emmerde avec ces maigres mots, mais si tu aimes nos images, car nous sommes deux dedans, hier et demain, alors tourne la page le reste te concerne aussi, cadavre latent. …eh bien, à la patience encore et au temps et à la révolte ! Siècle des « LUMIERES » si nous voulons vivre mieux, apprenons enfin la mort, moi qui l’ai tenue dans mes bras j’en tremble encore… Tous hurlons ensemble Et battons-nous ! …mais après tout, sommes-nous vraiment d’ici ? alors attendons l’instant de la sublime aventure… Cadavres futurs, tenez-vous prêts et attachez vos ceintures ! …j’apprends à aimer la mort….. j’ai du goût. Philippe Druillet Livry, 1976
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Date de parution | Octobre 1976 |
Statut histoire | One shot 1 tome paru |
Les avis
Viscéral, expérience de lecture totale - Il s'agit d'une histoire complète en 1 tome, initialement publiée en 1976, après une sérialisation dans le mensuel "Rock & Folk". Elle a été entièrement réalisée par Philippe Druillet, scénario, dessins, couleurs, lettrage, et maquette. Dans un environnement urbain en ruines (quelques années dans un futur non déterminé), une bande de bikers avance, menée par Heinz, leur chef. Leur destination : le dépôt bleu où ils pourront récupérer de la dope. Sur leurs fronts, il y a un mot de tatoué : Ende, Baisée, ou encore Tuée, en fonction des individus. Sur leur route, ils vont se heurter aux polars (les représentants des forces de l'ordre), à d'autres gangs de bikers dont les Cœurs brûlés, puis celui de Mains d'Acier. Il leur faut absolument atteindre le dépôt bleu avant le levé du jour. Pour le lecteur qui ouvrirait par hasard cette BD, le choc risque d'être rude. Premier constat, les dessins ne sont pas très jolis. Les contours des formes sont tremblés, il y a plein de petits traits non signifiants, et il faut faire preuve d'une attention soutenue pour déchiffrer certaines cases, bourrées à craquer de silhouettes entremêlées. Les couleurs ne débordent pas des traits, mais elles peuvent être agressives, criardes ou sales. Un rapide parcours des phylactères montre que les règles de syntaxe ne sont pas respectées et que certaines phrases laissent à désirer en termes de clarté. À l'époque de sa parution, cette œuvre était révolutionnaire, et beaucoup des lecteurs de l'époque hésitent à la relire, tellement elle a imprimé un souvenir indélébile et intense dans leur esprit. Pour un lecteur d'aujourd'hui il s'agit d'un témoignage d'une époque révolue, mais aussi d'un récit toujours aussi intense. Certes, Philippe Druillet fut le cofondateur de la revue Métal Hurlant avec Jean-Pierre Dionnet en 1975, une revue historique dans le développement de la BD, mais il reste avant tout un auteur à la forte personnalité narrative. Toute personne qui a vu ne serait-ce qu'une fois un de ses dessins en garde le souvenir. Le tome s'ouvre avec un incipit en deuxième de couverture : une citation des Fleurs du Mal de Baudelaire. Puis vient une photographie de l'épouse défunte de Druillet (morte d'un cancer foudroyant peu de temps auparavant), et enfin un texte rageur d'impuissance de Druillet quant aux médecins et au destin. C'est donc l'œuvre d'un artiste en deuil, animé par la rage et la douleur. Mais c'est aussi une histoire. Il peut falloir au lecteur, un temps pour s'adapter à la narration. D'un autre côté, il peut aussi être emporté par cette narration dès les 2 premières pages. La première comprend 6 cases superposées de la largeur de la page, comme dans un panoramique large de western spaghetti. La deuxième est un dessin pleine page des motards fonçant vers le lecteur sur des engins futuristes, sans roues, lévitant à quelques centimètres au dessus du sol. En haut de cette page, il y a 3 médaillons avec les têtes et les noms des personnages. Tout au long du récit, Druillet adapte sa mise en page, à la nature de la séquence. Il n'y a pas de découpage bien propre et régulier qui se répète d'une page à l'autre. Il n'hésite pas à réaliser des dessins s'étalant sur 2 pages et requérant de tourner physiquement l'album d'un quart de tour. Les bordures même peuvent se gauchir sous l'effet de la violence des actions dépeintes, s'incliner, se briser, prendre la forme du contour d'un personnage, et même disparaître. Philippe Druillet plie de la même manière le langage à son dessein. La syntaxe des protagonistes laisse clairement à désirer, mais l'objectif n'est pas de respecter la grammaire. L'objectif est de faire passer leur état d'esprit, leur idée fixe de dope. Le résultat parle de lui-même : une étrange poésie brutale et évocatrice. De la même manière, Druillet n'explique pas tout de manière pédagogique et détaillée. Peu importe le contexte politique ou historique, ou même géographique de la situation. Il s'agit d'une histoire viscérale qui relaie une rage existentielle violente et désespérée. L'état de la situation ne laisse planer aucun doute. Ces motards cherchent la dope qui leur permettra de supporter la réalité. Ils défoncent l'ordre établi, rebelles sans cause, refusant un ordre contraignant, sans alternative à proposer, juste une soif de liberté, et la conscience de leur propre servitude à la drogue. Dès le départ, l'issue de cette quête ne fait aucun doute, dans cette ambiance nihiliste. Au final, peu importe la nature des innovations narratives, leur intelligence ou leur pertinence, le récit emmène tout sur son passage. Une fois son réglage de lecture effectué, le lecteur s'embarque pour cette équipée sauvage et éprouve avec ses tripes cette absurdité existentielle, cette quête impérieuse d'un divertissement permettant de supporter l'existence, cette violence des rapports sociaux, ce carcan des règles diverses et variées, cette brutalité nécessaire pour garder le cap. Paradoxalement, Druillet laisse le lecteur libre de lire à sa guise : de lire à toute berzingue jusqu'au choc final, ou de lire en prenant le temps de savourer ces visions lyriques, baroques et outrancières, de se perdre dans le luxe de détails de ces pleines pages, après avoir pris en pleine face la force de leur composition. Certains lecteurs pourront être rebutés par ces doubles pages, compositions mêlant bande dessinée et éléments figuratifs, éléments géométriques abstraits et conceptuels. Il s'agit de l'un des attraits de l'art de Druillet ; ces images démesurées, hors norme, dont l'échelle monumentale écrase les individus, et les symboles évoquent un inconscient collectif primal, des courants de force sous-jacents, un destin et une condition humaine inéluctables et inflexibles. Peu importe l'intelligence de la déstructuration des conventions de la BD, peu importe la flamboyance des scènes, ou la pauvreté culturelle des personnages, le lecteur fait l'expérience de plusieurs des aspects les plus noirs de la condition humaine. Dans cette équipée fatale, il y a encore moins d'espoir que dans Thelma & Louise , une conscience plus aiguë que tout est vain. Après ça, il ne reste plus qu'à lire Salammbô du même Philippe Druillet pour une nouvelle dose qui procure un voyage de la même intensité.
Waow ! Lire un album de Druillet, c’est d’abord et surtout prendre une bonne claque visuelle. Mais ici, ce n’est pas que visuel ! Le coup de cœur n’est pas très éloigné du haut le cœur… Le texte d’introduction, où il explique la naissance de l’album et son état d’esprit après la mort de sa femme donne le ton, le la, d’un long cri de haine, de désespoir, de douleur… qui ne s’achève, une fois l’apocalypse final passé, que par une plainte déchirante et muette. Cela aurait pu s’appeler "Le cri", donc, ou alors "Tombeau pour ma femme". En le lisant j’avais en tête la chanson de Thiéfaine, "Alligator 427", mais comme boostée par des flots de décibels à la Jimmy Hendrix ! Me sont aussi revenues les logorrhées de certaines pages de "Tombeau pour cent mille soldats" de Guyotat. Vraiment l’impression que Druillet a cherché – et réussi ! – à faire passer, ressentir au lecteur tout le mal être, la nausée, mais aussi la haine et le dégoût qui lui inspiraient ces visions apocalyptiques. Qui l’inspiraient tout court. Une inspiration qui ne ferait entrer que du souffre dans les poumons. Quant à l’expiration, dans tous les sens du terme, elle est ici, textes, images et couleurs, souffle de la mort, brûlante. Du coup, difficile de "noter" un album comme celui-ci. Je peux juste dire qu’il laisse sa marque dans la mémoire du lecteur. Que Druillet, au milieu d’images hallucinantes – et probablement avec l’aide de substances propres à les produire, a réussi à trouver un langage pour dire l’indicible. A lire donc ! Même si je ne sais pas si je m’y replongerai. Pour rester sur une note de musique, et atterrir en douceur, écoutez "The End" des Doors…
Il arrive un moment ou des choses comme le bon sens, la droiture d'esprit, la bien séance, n'ont plus cours dans l'art. Ce genre de moment où on ne peut vraiment critiquer une œuvre car son audace est justifiée par la folie de son auteur, la folie de la perte, du malheur... Comment critiquer une œuvre pareil quand on sait qu'elle a servi d'exutoire à la douleur la plus intense que peut ressentir un homme dans son existence ? Comment critiquer ses dialogues primaires, incompréhensibles, et lourdingues ? Car ces adjectifs sont justement justifiés par une douleur sans fin, une espèce d'écriture automatique qui fait ressurgir les pulsions les plus malsaines de l'homme. Les tensions les plus grandes. Dire que l'on a aimé cette BD est un mensonge, dire qu'on l'a détesté l'est tout autant. Non, on ne peut pas juger cette BD sur une échelle de goût tel qu'on peut le faire avec les autres. Elle est dans son exubérance et son exagération, l'archétype même de la souffrance symbolisée dans sa plus belle expression. Je ris envoyant certaines personnes tentant de donner du sens à une œuvre pareil. Bien sûr qu'elle a du sens, mais pas ce genre de sens terre à terre que certains lui trouve. Ne posez pas cette BD après lecture en vous disant que vous n'avez rien compris (tel que moi-même j'ai fait à ma première lecture...), relisez-là, essayez d'en comprendre l'essence et de faire correspondre le sentiment qui sort de cette œuvre à un sentiment que vous avez déjà ressentis (sauf si vous vivez dans un monde de bisounours et que rien ne vous a jamais fait souffrir...). Redonnez une chance à cette BD et surtout ne la jugez pas. Ne la jugez pas, car cela reviendrait à juger la souffrance elle-même. Je considère cette BD comme culte pour toutes les raisons évoquées précédemment. A vous maintenant d'essayer de comprendre la signification de cette BD, d'échouez, et de vous émouvoir.
Certainement l'album le plus bouleversant de la bande dessinée contemporaine. Je me demande comment vivent les gens, souvent. Philippe Druillet répond avec ses tripes, avec tout son Art, comment on peut mourir. Cette bande dessinée est une symphonie, un cri à la nuit qui va nous ensevelir. La Nuit, c'est le combat hallucinant de la vie qui s'arrache d'un dernier souffle, c'est l'immense talent d'un artiste sans concession qui s'exprime à travers la perte de l'être qu'il aime, c'est la beauté infini de l'amour qui perd face à la terrible sentence de la mort. "La Nuit" n'est pas une bande dessinée comme une autre. Elle a été écrite, dessinée, hurlée avec la force de celui qui ne peut plus rien. Mais Druillet, grandiose, ne s'avoue pas battu malgré la fin inéluctable. Il se lève, face à l'impossible, face à l'intolérable, et se lance dans une dernière bataille perdue d'avance avec la force de ses pinceaux, avec le coeur déchiré de l'amant hébété, pour nous emmener dans un maeström de souffrance, dans les profondeurs des âmes consumées par la douleur! C'est certainement l'une des oeuvres qui donna à la bande dessinée ses lettres de noblesse. Jamais aucun artiste n'avait osé auparavant mettre autant de puissance poétique dans l'histoire, mettre autant d'intimité dans son récit. D'ailleurs combien l'ont fait ensuite? C'est une bande dessinée épique qui nous parle de ce que l'on n'ose savoir, et l'immense artiste qu'est Druillet nous offre une ode à la vie sans chichi, sans minauderie, avec le talent d'un poète comme Villon, avec l'insupportable conviction que seul l'Art Majuscule peut être une réponse à l'innommable. "Dis moi comment tu meurs, je te dirais comment tu as vécu". Merci Monsieur Druillet, et chapeau bas.
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