Jesuit Joe
Au début du XXème siècle, dans le Grand Nord canadien, les tribulations d'un jeune trappeur solitaire qui se fait passer pour un agent de la police montée.
1900 - 1913 : Du début du XXe siècle aux prémices de la première guerre mondiale Auteurs italiens Canada Froid. Neige. Glace Pratt
Moitié mohawk, moitié français, Jesuit Joe est un jeune homme mystérieux et violent, qui n'hésite pas à tuer ceux qui se mettent en travers de sa route, et a l'habitude de scalper ses victimes (oui, la BD date de l'époque pré-Danse avec les Loups, où on n'était pas encore obligé de représenter tous les amérindiens comme de gentils babas-cools new age pleins d'humour ayant tout compris à la vie, pacifiques et proches de notre-mère-la-Nature et n'aspirant qu'à vivre en harmonie avec Frère-Ours et Frère-Bison, et à fumer des herbes qui font sourire dans leur joli calumet artisanal et à mâchonner des champignons magiques pour communier avec les esprits). Jesuit Joe, c'est aussi un homme qui n'aime pas voir ses frères humains en prison, les bébés aux mains des tueurs, sa sœur faire la pute pour les Blancs. Alors, il rend la justice à sa façon, vêtu d'un uniforme de "Mountie", une tunique rouge de caporal de la RNWMP, la police montée canadienne, qu'il a dérobé au sergent Fox. Qui est donc et que cherche donc réellement cet énigmatique et nonchalant personnage qui promène sa folie à travers les neiges canadiennes ? Où va-t-il ? Eh bien, où que puisse aller un autre homme, lui va dans la direction opposée…
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Date de parution | Octobre 1980 |
Statut histoire | One shot 1 tome paru |
Les avis
Je ne pars pas avec toi. Je vais dans la direction opposée. - Ce tome regroupe trois histoires indépendantes : Jesuit Joe (parution initiale en 1980), La Macumba du Gringo (parution initiale en 1977) et À l’Ouest de l’Éden (parution initiale en 1979). Ces histoires ont été réalisées par Hugo Pratt (1927-1995) pour le scénario, le dessin, et la couleur. L’édition de 2020 se termine avec une postface dense de sept pages, rédigée par Francesco Boille, critique de cinéma et de bande dessinée franco-italien, intitulée : Évanescence, transcendances, immanences. Jesuit Joe, quarante-huit pages. Quelque part dans une zone sauvage du grand nord canadien, en plein hiver, Jesuit Joe toque à la porte d’une cabane : pas de réponse. Il pénètre à l’intérieur et découvre une enveloppe sur la table, un uniforme de la police montée royale du Canada dans l’armoire. Il s’installe, mange un biscuit puis se change et revêt l’uniforme, puis endosse le chaud manteau et s’allume une cigarette. Des coups de feu retentissent : trois hommes tirent sur Jesuit Joe depuis l’extérieur. Il se défend, se jette par la fenêtre et les abat tous les trois. Il sort ensuite un couteau et scalpe l’un d’eux. Puis il va récupérer un canoë caché dans la végétation, et il le met à flot. Bientôt il entend des bruits de tambour. Toujours silencieux, il rejoint la rive, met son canoë à sec et il se dirige vers la source du bruit. Il découvre un Indien Cree en train de danser autour d’un nouveau-né dans un porte-bébé dorsal. La macumba du gringo, quarante-huit pages. Quelque part dans le nord-est du Brésil, Mae Sabina, la prêtresse de Candomblé, se livre à une cérémonie occulte, avec chandelles et signe ésotérique sur un crâne pour tirer les cartes. Elle estime que le tirage n’est pas bon, pas bon du tout : la Lune appelle les fantômes. Elle explique à Satãnhia que son mec Gringo est lié à la carte de la Lune, le grand sommeil, la longue attente, or la Lune est une carte de mauvais augure, son interlocutrice a une rivale, et sa rivale c’est la Mort. Sabina gifle Satãnhia, cette dernière se défend en sortant un rasoir mécanique, puis le laisse tomber à terre et tombe à genoux, reposant sa tête sur les jambes de la sorcière. Ensuite elle lui confie la pedra cristalina que Gringo lui a donnée. Sabina poursuit sa divination : elle voit la mort, des soldats. Dans la jungle, un soldat tire et abat Gringo Vargas, un cangaçeiro., Ses deux comparses, Corsico et Dadã fuient à toutes jamabes. Les soldats s’approchent à leur recherche. À l’Ouest de l’Éden, quarante-huit pages. Le drapeau britannique : il repose sur un mât, deux crânes accrochés au sommet. Avec le recul, il s’agit du drapeau Red Ensign frappé d’un blason. Un soldat monte au sommet du fort et tire un coup de fusil en l’air. Le reste des soldats arrivent à dos de chameau. Le lieutenant Abel Robinson du bataillon de frontière du Somaliland Camel Corps demande au soldat ce qu’il en est : il répond qu’ils sont tous morts. Son second ajoute qu’il fallait s’y attendre, depuis trois jours leur radio ne répond plus. Le soldat montre au lieutenant où se trouve les cadavres, à leur vue il va vomir contre un mur. Cela étant, son second lui lit une lettre laissée par Mad Mullah, le vengeur. Ce n’est pas facile tous les jours… Enfin si. Le lecteur entame la première histoire : douze pages narrées en image, sans dialogue ni narrateur omniscient, juste quelques onomatopées pour les bruitages de coup de feu et de tambour. Des scènes d’action avec une prise de vue d’une clarté exemplaire, des dessins épurés, une savante mise en couleurs naturaliste, avec quelques touches très discrètes d’expressionnisme pour les camaïeux habillant les fonds de case. Le lecteur retrouve quelques passages dépourvus de mots dans les deux histoires suivantes, pour une scène d’action ou pour une scène contemplative, totalement immersive. Les intrigues se déroulent de manière linéaire, avec une explication dans la dernière scène qui vient rappeler ce qui s’est passé, et l’éclairer avec des renseignements supplémentaires, de nature pragmatique, pour expliciter ce qui pouvait paraître arbitraire ou abscons au fil de l’eau. Trois histoires simples : un Indien issu des peuples autochtones qui s’attribue un uniforme de la Gendarmerie royale du Canada et qui dispense une justice expéditive très personnelle, une jeune femme qui venge la mort d’un bandit rebelle, et un tueur insaisissable qui exécute des soldats de l’armée d’occupation. Ce n’est pas facile tous les jours… Vraiment pas. Le lecteur reste sur deux doutes à la fin du premier récit : Comment se termine-t-il vraiment, c’est-à-dire qui a tiré le dernier coup de feu ? Et comment Joseph Riel a-t-il su ce qui se trouvait dans l’enveloppe sans l’ouvrir ? Dans le second récit, il hésite à prendre au premier degré cette histoire de revenant, de vie après la mort, d’araignée Armadeira (Phoneutria, araignée au puissant venin), de discussion avec un spectre d’un récent défunt. Et dans la dernière, la composante ésotérique prend une importance qui ne permet plus de la laisser de côté, comme un artifice secondaire, pour donner plus de goût à l’intrigue. Déjà les symboles sur le chapeau du Cangageiro avait mis le doute dans l’esprit du lecteur, mais la mention d’Adam, Ève, Lilith, Urahel, Raphael et Gabrahel (trois chérubins) et Caïn dans le troisième implique que le cœur de l’histoire est de nature spirituelle. D’ailleurs, l’interprétation qu’en fait Francesco Boille relève entièrement de ce point de vue. Ces évanescences, transcendances et immanences émanent selon lui de : Trois récits d’interprétation historique centrés sur la condition humaine des plus marginaux sous une forme onirique, trois histoires de rêve-mort, hautement symboliques […], le fond est profond, la forme est légère. De fait, le lecteur néophyte prend un énorme plaisir à lire ces planches. Hugo Pratt réalise des cases d’une beauté et d’une efficacité époustouflantes. S’il commence à se focaliser sur les détails, un trait, une forme prise à part, le lecteur se dit que la main de l’artiste manque d’assurance, que les aplats de noir sont trop irréguliers, que les formes sont imprécises, que les fonds de case sont réduits à leur plus simple expression. À la lecture, le ressenti est tout autre : chaque chose est parfaitement à sa place, précisément définie, sans aucun superflu. À l’opposé de dessins à l’allure naïve, il s’agit de l’essence de chaque élément qui est saisie. Le canoë de Jesuit Joe n’est pas à demi posé sur une grande zone entre verdâtre et grisâtre : il file doucement sur un large cours d’eau paisible, avec quelques feuilles à sa surface, avec la ligne des arbres sur la rive à contrejour. Il n’y a rien de trop et rien ne manque. Par deux fois dans le deuxième récit, la luminosité associée à l’humidité fait que les soldats et le fuyard sont représentés par des tâches noires allongées, évoquant des sculptures d’Alberto Giacometti (1901-1966), un moment visuel extraordinaire tirant vers l’abstraction, magique. Dans la même histoire, le bédéiste joue également avec des tâches de couleurs, deux formes irrégulières formant presque par magie les ailes de papillons. Dans la troisième histoire, Pratt continue à jouer avec le minimalisme, le sous-entendu visuel tirant vers le conceptuel, et vers l’abstraction. Le lieutenant Abel Robinson comme englobé dans un rond jaune, la forme indistincte de l’ample robe rouge de Lilith. Le motif récurrent de l’horizon : une bande noire irrégulière en bas de case pour figurer le sable proche, une autre bande irrégulière de couleur sable pour l’étendue jusqu’à l’horizon, une troisième bande irrégulière plus fine et plus claire pour la brume de chaleur, et une dernière bande de couleur intermédiaire entre les deux précédentes pour le ciel… et peut-être une vague silhouette en ombre chinoise pour le rebelle, un leitmotiv visuel de haute voltige. Du coup, des intrigues simples : une justice expéditive et arbitraire, des bandits abattus et un lieutenant britannique que la chaleur fait délirer. Oui… mais… impossible de s’affranchir de la dimension ésotérique. Les éditeurs ont fait le choix de mettre le récit le plus accessible en premier, même s’il s’agit du dernier par ordre de parution et donc de réalisation. Le deuxième met en scène une prêtresse avec un talent divinatoire, et peut-être une connexion chamanique avec les araignées. L’un des rebelles a développé une interprétation très personnelle sur l’importance et les motivations de Judas Iscariote. Le lecteur peut y voir un délire interprétatif, une obsession messianique entraînant des conséquences létales pour lui et ses proches. Les spectres peuvent alors se comprendre comme la métaphore de la culpabilité refoulée, de l’inconscient des personnages. Oui… mais… Dans la troisième histoire, Kayin se réfère explicitement à Adam, Ève et Lilith, cette dernière étant un démon féminin de la tradition juive, la première femme d'Adam, avant Ève. Kayin, un Somalien, fait le lien avec Ewa (une autre forme d’Ève), liant ainsi la tradition juive avec une mythologie africaine, imposant au lecteur cette dimension spirituelle du récit. Aussi quand il repense à la première histoire Jesuit Joe, il se dit qu’elle aussi doit comprendre une dimension ésotérique. Peut-être la forme d’autisme du personnage principal, guidé par une conception simpliste du monde, mais aussi une forme de connexion avec un savoir surnaturel, ce qui expliquerait qu’il savait ce que contenait la lettre sans ouvrir l’enveloppe. Il évoque également le fait que Louis Riel (1844-1885) était le frère de son grand-père. Cette information ne parlera qu’au lecteur familier avec ce chef du peuple métis dans les Prairies canadiennes, fondateur de la province du Manitoba, meneur de deux mouvements de résistance contre le gouvernement canadien, un lecteur ayant une idée de l’incidence de ses visions messianiques et de sa révélation divine. L’esprit du lecteur revient régulièrement à Jesuit Joe : redresseur de torts à l’instinct infaillible. Mais aussi dans la lignée des personnages principaux des deux autres histoires. Lui aussi est un rebelle à sa manière : il refuse la loi du gouvernement et il suit la sienne. Trois récits de quarante-huit pages, à l’intrigue immédiatement accessible, à la narration visuelle extraordinaire dans son évidence, dans sa forme aboutie où chaque trait est signifiant et indispensable, un équilibre parfait entre description et évocation. Des histoires qui ne révèlent toute leur saveur qu’au lecteur acceptant de s’investir dans les questionnements ésotériques qu’elles charrient.
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